La normalisation avec l’ennemi israélien, qui paraissait jusqu’à un temps proche, un fait ordinaire, accueilli avec indifférence sinon bienveillance, est très vite devenu un acte complètement exécré et proscrit. L’émission « al-Dahih » [1], qui a récemment occupé les usagers des réseaux sociaux (et non pas tout le monde bien évidement, car les gens sont écrasés par des préoccupations vitales d’un bout à l’autre de la région) en est un exemple. Ce que cette émission « scientifique » présentait, tout en évoquant les relations et les liens de ses initiateurs, passait durant les dernières années comme une lettre à la poste. De même que l’Etat des Emirats sur lequel l’émission s’appuie en ayant établi des partenariats avec des programmes et des plateformes locaux, était tranquille et se croyait probablement visionnaire quant à un avenir qu’il voulait proche… Mais depuis, cette relation est devenue suspecte – malgré les millions généreusement prodigués – et la normalisation est désormais une insulte, un forfait qu’on renie. Seuls les Emirats et ses dirigeants persistent, eux, … A ce propos on peut leur dire « allez vous faire voir.
La semaine de « l’économie nationale en Palestine » a largement débordé sa durée prévue et semble devenir une manifestation permanente. Laissons de côté les produits palestiniens dont les producteurs font la promotion sur le site de la « semaine nationale » et dont les ventes ont réellement augmenté. Le plus important c’est la vive joie de ces retrouvailles et de la certitude d’appartenir à une identité commune. Comme si c’était une redécouverte de soi. On peut penser que cela n’est qu’un fait provisoire qui ne manque pas de s’évanouir avec le temps, surtout quand on est soumis en permanence à des formes de répression qui peuvent aller crescendo. Mais les activités de ce genre ont concerné toute la Cisjordanie, Jérusalem et les territoires occupés en 1948, dont les habitants palestiniens ont été sommés par le nouveau Premier ministre israélien, Naftali Bennett, de ne pas se comporter comme une « cinquième colonne ». Et voilà que le drapeau palestinien est hissé à Haïfa, Acre et Lod ! Et voilà que le keffieh emblématique réapparait sur les épaules et les têtes ! Et voilà que des cartes de la Palestine d’antan circulent et s’épanouissent avec les noms de ses villes et villages tels qu’ils étaient ! Et voilà que le vigoureux patrimoine palestinien dans tous les domaines, y compris l’art culinaire, revient pour pavoiser plus beau que jamais ! Et voilà aussi que conférences et débats repoussent une torpeur, qui paraissait, pendant un temps, ne plus jamais se dissiper !
Dans toutes ces activités et même avant, durant « le sursaut » du mois de mai et les affrontements qui ont suivi, il y a une présence massive de femmes et de jeunes filles engagées, qui ont subi arrestations et tortures, tout en restant toujours convaincues de ce qu’elles font. Il s’agit là d’un signe qui ne trompe pas, quelque chose a bel et bien changé dans l’approche de la réalité de la lutte palestinienne. Ce ne sont certes pas des détails ni des faits marginaux. Les changements dans les états d’esprit et les jugements de valeurs, dans ce qui est honorable ou honteux, ne sont-ils pas, en tout lieu et à travers le temps, des signes de tournants majeurs dans les sociétés ?
Le discours sur une Palestine unique, de la Méditerranée au Jourdain, est repris, lui aussi, comme une évidence, et pas seulement dans la bouche d’adolescents politisés, tel un leitmotiv de défi, ignorant la réalité telle que nous la connaissons. Il est devenu l’expression de la reconquête d’une conviction jusque-là écrasée et considérée comme « politiquement inappropriée » à cause des jougs des défaites successives, et le large acquiescement aux consensus internationaux de forme, qui avaient imposé un discours dont tous les ténors savaient qu’il était mensonger et non réaliste, mais il était le seul refuge possible devant l’impasse. Que faire, en effet, quand les colonies s’étendent et s’élargissent, quand la Cisjordanie devient « Judée-Samarie », quand Jérusalem est annexée et que ses habitants en sont chassés, quartier après quartier, quand Ramallah est, elle aussi outragée, et que la Mosquée al-Aqsa est profanée à plusieurs reprises, et sérieusement menacée de destruction, etc. ?
On recommandait alors d’adhérer à la solution de deux États, on dénonçait des violations du droit international. Or c’est ainsi que se tisse un récit à partir de fils illusoires, censé remplacer ce qui se passe sur le terrain et ce qui se dit de manière éhontée. Un tel récit peut probablement aider à dissimuler la réalité vécue sur le terrain et à atténuer l’impact de ce qui se dit. Il permet en tout cas à une large catégorie de Palestiniens, qui tire profit de tous genres de business (matériels et symboliques) avec l’occupation, de demeurer dans une zone grise, où ils ne sont ni considérés comme agents et complices de l’occupation, ni obligés de faire plus que ce qu’ils font… A ce propos et dans le sillage de la déliquescence des normes qui étaient en vigueur, apparaissent des phénomènes comme ce Mansour Abbas, un « islamiste » qui dirige la « Liste arabe unie » pour les élections à la Knesset… Lui aussi est devenu le mauvais exemple, l’insulte, tout comme cette histoire de normalisation.
L’état d’esprit a changé dans toute la région arabe et dans le monde. Avant, celui qui évoquait la Palestine s’exposait dans le meilleur des cas à un silence agacé, un soupir d’irritation, voire à quelques grossièretés. Ce changement concret porté par des indices précis, indique que cette attitude passée était le produit du désespoir et de la frustration et non pas la manifestation d’une conviction profonde. Aujourd’hui, les Palestiniens remobilisent un mouvement de soutien dans le monde entier : C’est, en fait, un mouvement large et ancien, qui a fléchi un moment, sans que l’essentiel ne se retourne contre lui-même.
La meilleure preuve de cette évolution, ce sont ces slogans scandés lors de la « marche des drapeaux » israélienne. Ils appelaient à une deuxième Nakba, ou menaçaient de la provoquer, ils hurlaient « mort aux Arabes » et insultaient leur prophète… Le plus drôle est que, eux aussi répètent un récit tissé de fils illusoires. Ils disent que le monde entier aime Israël, alors que son rejet n’a jamais atteint le degré actuel, mêmes chez ses supporters classiques, il suffit de jeter un coup d’œil sur les journaux américains pour en avoir le cœur net. Ils prétendent que les Arabes sont avec eux et citent à ce propos le Liban (Dieu sait pourquoi !) ainsi que le Maroc où personne n’a voulu louer un appartement à Rabat à l’ambassadeur israélien, qui a été obligé de rentrer à Tel-Aviv…