La pandémie : les responsabilités de l’industrie aérienne

 

André Noël, Ricochet, 12 MARS 2020

Photo: Inconnu

En ce 21e siècle, les avions sont les principaux vecteurs des épidémies mondiales. Mais dans la crise de la Covid-19, l’industrie aérienne s’est d’abord préoccupée de ses intérêts économiques. L’OACI, une agence des Nations Unies qui lui sert de lobby, a fait pression pour retarder l’adoption de mesures sanitaires risquant de nuire au trafic aérien. Il aurait pourtant fallu limiter les vols au maximum dès les débuts de l’épidémie.

L’Organisation de l’aviation civile internationale, qui a son siège social à Montréal, a eu tort d’inciter les gouvernements à ne pas limiter le trafic aérien quand l’épidémie de coronavirus commençait à se propager hors de Chine, affirme un expert français. Le rôle de l’aviation dans la propagation des épidémies au 21e siècle est un fait reconnu depuis plusieurs années par la communauté scientifique.

Dans une déclaration du 4 février portant sur la Covid-19, l’OACI a mis les gouvernements en garde contre l’imposition de «mesures sanitaires supplémentaires susceptibles d’entraver de manière importante le trafic [aérien] international». Les premiers cas d’infection avaient pourtant été déclarés de deux à trois semaines plus tôt chez des voyageurs qui venaient de Chine, très majoritairement en avion.

«Ce n’était franchement pas le bon discours à avoir», affirme Alain Barrat, directeur de recherche au CNRS (Centre national de recherche scientifique) et co-auteur d’un article intitulé «Le rôle des réseaux de transport aérien dans la prédiction et la prédictabilité des épidémies globales», publié en 2006 dans les PNAS (Proceedings of the National Academy of Sciences).

«Les réseaux globaux du trafic aérien jouent un rôle clé dans l’importation globale de maladies infectieuses émergentes», note Madhav Marathe, du Biocomplexity Institute & Initiative à l’Université de Virginie, dans un article daté du 25 février et portant spécifiquement sur l’épidémie actuelle de la Covid-19.

(L’article, signé par une trentaine de scientifiques, est en attente d’approbation pour publication.)

Au cours des dernières années, de nombreux cas de propagation par avion ont impliqué des maladies contagieuses comme le syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS), la grippe, la variole et la rougeole, signale Alexandra Mangili, du département des maladies infectieuses de l’Université Tufts à Boston.

En cette fin d’hiver, le coronavirus est déjà bien implanté dans de nombreux pays et se propage désormais au sein même des communautés, a dit M. Barrat, au cours d’un entretien accordé à Ricochet par Skype depuis Marseille, le 12 mars. Mais au début de l’hiver, les avions constituaient un vecteur très important de la Covid-19 et l’industrie de l’aviation ne pouvait l’ignorer. L’Association internationale du transport aérien (IATA, également basée à Montréal) avait participé à l’étude réalisée par M. Barrat et ses collègues sur le rôle des avions dans la propagation des maladies infectieuses.

Des épidémies ont régulièrement éclaté au cours des siècles, notamment celle de la peste au Moyen-Âge, mais elles se propageaient plus lentement, a signalé M. Barrat. Avec les avions, les flux et la rapidité sont beaucoup plus grandes : «on a des nombres de personnes qui sont déplacées chaque jour sur des grandes distances [et] qui sont absolument gigantesques», a-t-il dit. Aujourd’hui, les épidémies, comme celles du SRAS ou du coronavirus, «se diffusent le long du réseau aérien», ce qui «change complètement les dynamiques.»

  1. Marathe et ses collègues signalent d’ailleurs que le coronavirus s’est rapidement répandu hors de Chine en suivant le réseau aérien. Ce sont très majoritairement les personnes aisées qui voyagent en avion. L’étude de M. Marathe note que plusieurs pays sévèrement affectés par la Covid-19 sont des pays développés, comme l’Italie et la Corée du Sud.

L’Iran, un pays moins riche également touché, est un cas particulier, mais là aussi l’aviation est en cause, avance le Dr Amir Khadir, un spécialiste en microbiologie médicale de l’hôpital Pierre-LeGardeur en banlieue de Montréal. Le coronavirus a d’abord fait son apparition dans la ville sainte de Qom, où se trouvaient des centaines d’étudiants chinois en études islamiques qui faisaient régulièrement l’aller-retour en avion avec leurs villes d’origine. «Il y a beaucoup de voyages et d’échanges entre l’Iran et la Chine, a dit le Dr Khadir, qui est d’origine iranienne. Quand le pouvoir iranien a pris connaissance de l’épidémie en Chine, il n’a pris aucune mesure pour limiter des échanges et les voyages en avion.»

Et apparemment, aucun gouvernement ne pouvait compter sur l’OACI pour avoir l’heure juste, bien au contraire. Sur un autre dossier, celui de la crise climatique, cette agence des Nations Unies a été régulièrement accusée ne pas défendre l’intérêt public et de servir plutôt de lobby pour la puissante industrie de l’aviation.

Le fait que les avions propagent les épidémies très rapidement a un impact majeur sur les réseaux de santé public, car cela laisse peu de temps aux gouvernements pour prendre les mesures qui s’imposent, ajoute M. Barrat.

«Les gouvernements sont des machines qui réagissent lentement par rapport à une crise, dit-il. En ce qui concerne une épidémie, on sait qu’on va avoir une croissance exponentielle, qui au début semble lente et qui devient très rapide. Et quand on se met à avoir beaucoup de cas […] il faut prendre les mesures qui sont en train d’être prises, mais ça aurait été mieux si on l’avait fait avant.»

  1. Barrat n’est pas étonné que l’OACI, qui a le mandat de soutenir l’aviation civile, n’aie pas souhaité l’adoption de mesures rapides et radicales qui auraient pu entraver le trafic aérien au début de l’épidémie. «C’est évident que la première préoccupation quand le nombre de cas [de contamination] est encore faible, c’est de se dire ‘bon, faut quand même pas trop tuer l’économie’. Mais ensuite on s’aperçoit que ça aurait peut-être été bien si on avait été un peu plus réactif avant.» Si elles agissent à temps, les autorités peuvent limiter la propagation et finalement éviter de prendre des mesures en catastrophe, qui nuisent de toutes façons à l’économie. A posteriori, l’appel lancé par l’OACI de ne pas entraver le trafic aérien au début de l’épidémie n’était «franchement pas le bon discours à avoir».

Le 9 mars, le conseil de l’OACI a finalement adopté une déclaration affirmant «la nécessité urgente de réduire le risque pour la santé publique que constitue la propagation de la Covid-19 par le transport aérien», mais le mal était déjà fait. La déclaration mentionne par ailleurs que l’OACI s’inquiète «des incidences économiques de la flambée de Covid-19 sur le transport aérien et l’aviation civile».