La révolution numérique et la révolution tout court

Gustave Massiah

Pour les mouvements sociaux, la période actuelle est une période de rupture. Les différents mouvements sociaux sont le produit d’une évolution longue, marquée par des lentes évolutions et par des épisodes révolutionnaires.

Parmi les mouvements longs, citons les mouvements sociaux avec les grandes luttes ouvrières et les luttes paysannes ; le mouvement de la décolonisation avec le passage de la première phase de l’indépendance des États à la phase actuelle de libération des peuples ; le mouvement des libertés et des droits avec une nouvelle séquence dans les années 1960.

Des mouvements considérables se sont aussi développés à l’échelle mondiale, notamment le mouvement des droits des femmes qui remet en cause des rapports millénaires. Pensons également au mouvement des peuples autochtones. Ces mouvements combinent aujourd’hui plusieurs longues périodes autour de la proposition de l’intersectionnalité qui va prendre en compte l’articulation des différentes formes et raisons de l’oppression, les classes, les genres, les origines.

Un autre mouvement a pris une grande importance et devient structurant :  le mouvement écologiste pour l’urgence climatique et la biodiversité. La convergence de ces mouvements se retrouve dans la proposition stratégique, celle d’une transition sociale, écologique et démocratique.

Dans la période récente, une explosion de mouvements depuis 2011

Dans l’évolution des mouvements sociaux, il y a une continuité et les mouvements actuels prolongent les mouvements précédents, notamment les luttes ouvrières et paysannes. Il y a aussi des ruptures. On peut faire l’hypothèse qu’il s’agit d’une réaction des peuples à la crise financière de 2008 qui a révélé la fragilité du néolibéralisme et le tournant austéritaire du capitalisme financier, mêlant austérité et autoritarisme.

On peut considérer que la nouvelle génération de mouvements à l’ère du numérique a démarré après l’auto-immolation de Mohamed Bouazizi avec les événements de Sidi Bouzid en Tunisie, relayés par les médias sociaux et provoquant la « Révolution de Jasmin ». Depuis nous assistons à une succession ininterrompue partout dans le monde. Après Tunis et la place El Tahrir au Caire, les indignés en Espagne, au Portugal et en Grèce, les occupy à Londres, New York et Montréal, les étudiants chiliens et les parapluies de Hong Kong. Et depuis on ne compte plus les manifestations massives en Argentine, en France avec les gilets jaunes, au Chili, en Equateur et dans toute l’Amérique Latine, en Syrie, au Liban, en Irak, en Iran, en Palestine, avec les manifestations qui se prolongent au Soudan, en Algérie, à Hong Kong de nouveau…

Les mouvements sociaux évoluent et apprennent. Raymond Benhaim[1] note que les derniers mouvements se distinguent des mouvements précédents par la volonté de remédier à la faiblesse de la paralysie tactique. Ils ne sont plus dans la configuration de l’occupation statique d’une place ou d’un lieu symbolique, ils organisent un mouvement massif de l’appropriation de la ville. Ils organisent les mobilisations une à deux fois par semaine, et dans l’entre deux, se donnent le temps d’analyser, d’échanger et de produire les mots d’ordre unitaires pour la fois suivante. Ils affichent des objectifs à gagner ; ils gagnent des batailles partielles et continuent leur mobilisation. Ainsi, le Hirak algérien a fait annuler à deux reprises les dates d’élections ; à Hong Kong les manifestants ont fait annuler le décret de transfert en Chine des inculpés ; à Beyrouth, les manifestants ont demandé et obtenu la démission de tout le gouvernement et la nomination d’un gouvernement de technocrates indépendants ; les soudanais imposent à l’armée un gouvernement transitoire et des élections dans trois ans.

Ces mouvements, très divers et souvent contradictoires, éclatent en contre-point de l’idéologie dominante et des réactions brutales et autoritaires des pouvoirs contestés. La séquence n’est pas terminée.

Une nouvelle génération de mouvements anti-autoritaires et horizontaux

Ces mouvements prennent des formes nouvelles ; ils prennent la forme de manifestations et d’occupations massives et soudaines. Avec des variations en fonction des situations, ils se présentent comme des mouvements anti-autoritaires et horizontaux. Même si on voit apparaître au cours du mouvement des leaders ou portes paroles, dans les faits aucun ne contrôle le mouvement. Par leur forme d’organisation et leur usage du numérique, ce sont des mouvements à l’ère du numérique, même quand cette caractéristique ne suffit pas à les définir.

On y retrouve, en fonction des situations spécifiques, des mots d’ordre analogues : le refus des inégalités sociales, des discriminations, des injustices, une demande des libertés et de l’effectivité de droits. On voit apparaître de plus en plus la revendication de justice environnementale. On retrouve partout la lutte contre la corruption. On peut faire l’hypothèse que ce refus de la corruption traduit la prise de conscience de la fusion entre les classes politiques et la classe financière qui annule l’autonomie du politique. Cette méfiance du politique se traduit par le rejet de la délégation et de la représentation et la revendication d’une nouvelle démocratie. D’Alger à Santiago en passant par le Soudan, l’Irak ou Hong Kong, l’écriture d’une « nouvelle constitution » est souvent portée par les manifestants.

Les mouvements sociaux sont confrontés à la répression et aux contre-révolutions

Dès 2013, alors que se poursuivent les nouveaux mouvements, commencent les contre- révolutions avec la montée des idéologies racistes, sécuritaires, xénophobes ainsi, qu’avec la vague des guerres décentralisées. Le néolibéralisme durcit sa domination et renforce son caractère sécuritaire appuyé sur les répressions et les coups d’état. Les gouvernements réactionnaires et autocratiques ont pris le pouvoir dans plusieurs pays, à commencer par les États-Unis, la Russie, la Chine ou le Brésil. Les mouvements sociaux et citoyens se retrouvent en position défensive. Les résistances sociales, démocratiques, politiques, idéologiques cherchent à s’organiser.

Il nous faut revenir à la situation pour prendre la mesure des conséquences d’une période de contre-révolutions[2]. Plusieurs contre révolutions conservatrices sont en cours : la contre révolution néolibérale, celle des anciennes et nouvelles dictatures, celle du conservatisme évangéliste, celle du conservatisme islamiste, celle du conservatisme hindouiste.  Elles rappellent que les périodes révolutionnaires sont généralement brèves et souvent suivies de contre-révolutions violentes et beaucoup plus longues.

Mais, les contre-révolutions n’annulent pas les révolutions et le nouveau qui a explosé continue de progresser et émerge, parfois longtemps après, sous de nouvelles formes. C’est un nouveau monde qui peine à apparaître, rappelant la vision de Gramsci en 1937, le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître, et dans ce clair-obscur surgissent les monstres.

Les mouvements sociaux contribuent à préparer le nouveau monde qui tarde à apparaître

Quels sont les changements profonds qui construisent le nouveau monde et qui préfigurent les contradictions de l’avenir. Le numérique n’est pas le seul bouleversement en cours. Nous pouvons identifier cinq mutations en cours ; des révolutions inachevées dont nous percevons déjà les premiers bouleversements. La révolution des droits des femmes remet en cause des rapports de domination millénaires. La révolution des droits des peuples, la deuxième phase de la décolonisation, après l’indépendance des États, met en avant la libération des peuples et interroge les identités multiples et les formes de l’État-Nation. La prise de conscience écologique est une révolution philosophique, qui repose publiquement l’idée que nous vivons dans un temps et un espace qui ne sont plus infinis. Le numérique renouvelle le langage et l’écriture et les biotechnologies interrogent les limites du corps humain. Le bouleversement du peuplement de la planète est en cours ; les migrations sont un des aspects d’une révolution démographique mondiale.

Il y a plusieurs bouleversements en cours, des révolutions inachevées et incertaines. Rien ne permet d’affirmer qu’elles ne seront pas écrasées, déviées ou récupérées. Mais rien ne permet non plus de l’affirmer. Elles bouleversent le monde ; elles sont aussi porteuses d’espoirs et marquent déjà l’avenir et le présent. Pour l’instant, elles provoquent des refus et de grandes violences.

Les activistes du numérique ont un rôle à jouer en tant que mouvement social

Le numérique est une révolution technologique qui a de fortes interactions avec le changement social sans pour autant le surdéterminer. Les activistes des mouvements sociaux ont joué un rôle dans le développement du numérique même si leurs apports ont été confisqués et déviés par les GAFAM. Il existe également des opposants à l’intérieur du monde numérique, qui forment un mouvement social spécifique qui converge avec les mouvements sociaux et peut les renforcer.

Ils et elles peuvent jouer un rôle moteur dans la lutte contre les GAFAM et contre l’impunité et le pouvoir exorbitants des multinationales du numérique. Ils et elles peuvent jouer un rôle dans la mise au point des outils participatif de vérification qui sont indispensables pour s’opposer à la contre- attaque des autorités sur le terrain même du numérique et de l’information (surveillance de masse, désinformation, infox,…).

Ils et elles peuvent contribuer à doter les mouvements des outils numériques qui renforceront les premières phases de mobilisation, qui permettront de résister aux contre-attaques des autorités, qui permettront de résister aux plateformes hégémoniques, qui contribueront à éviter les paralysies tactiques, qui faciliteront les narratifs des mouvements, qui inscriront les mouvements dans la détermination des stratégies.

Renforcer et faire déboucher les mouvements sociaux à l’ère du numérique

À partir de l’analyse de Zeynep Tufekci[3], on peut identifier des tâches à assumer pour renforcer et faire déboucher les mouvements sociaux à l’ère du numérique. Il ne s’agit pas d’engager des tâches définies par une direction politique ou par une avant-garde, ce qui serait antinomique avec la nature des mouvements. Il s’agit d’ouvrir un large débat pour faire progresser les connaissances, les méthodes et les techniques en appelant tous les activistes, et en particulier les activistes du numérique à s’y engager et à mettre les propositions à la libre disposition des mouvements.

Les premières propositions concernent la capacité narrative. Celle-ci dépend des situations, mais elle est aussi liée à une capacité narrative horizontale à l’échelle mondiale. Il s’agit de progresser dans trois narratifs : un narratif pour l’urgence et la résistance qui s’oppose à l’idéologie dominante raciste, sécuritaire et xénophobe ; un narratif pour les alternatives, pour un autre monde possible impliquant le dépassement de la mondialisation capitaliste néolibérale ; un narratif pour les stratégies à moyen terme, pour la décennie, définissant les étapes pour la transition sociale, écologique et démocratique et les politiques à engager.

Les trois narratifs à construire pour la transition sociale, écologique et démocratique peuvent être ébauchés. La narratif de l’urgence propose la contestation du capitalisme vert et du néolibéralisme autoritaire, le refus de la marchandisation de la Nature et du vivant, l’effectivité des droits et des libertés. Le narratif d’un autre monde possible s’appuie sur les biens communs, le buen-vivir, la propriété sociale et collective, la gratuité et les services publics, la démocratisation radicale de la démocratie, etc. Le narratif de la stratégie à moyen terme peut-être celui de la prospérité sans croissance et du Green New Deal.

Les secondes propositions concernent les formes d’organisation des mouvements. Il s’agit de faire progresser la culture et la prise de conscience des difficultés dans quatre domaines : la préparation des mouvements ; la gestion des mouvements pour éviter la paralysie tactique ; la réponse à la répression ; la pérennisation des mouvements.

Les mouvements sociaux interpellent les partis politiques et la forme-parti

Les mouvements sociaux à l’ère du numérique sont des mouvements politiques. Ils assument directement une partie des tâches d’organisation qui relevaient traditionnellement des partis politiques, notamment le leadership reconnu et les négociations. Cette structuration traditionnelle est largement remise en cause du fait de la grande méfiance des activistes, et plus généralement des populations mobilisées, par rapport aux institutions politiques et particulièrement par rapport aux partis politiques. Dans certains cas, des partis politiques d’une forme relativement traditionnelles sont issus des mouvements, ou plutôt d’une partie des mouvements. C’est le cas de Podemos ou de Syriza. Dans d’autres cas, des formes d’organisation structurées incluant certains partis ont été reconnues, comme par exemple « l’Union des professionnels » soudanais. Ces prolongements doivent être évalués et approfondis.

Les mouvements sociaux sont eux aussi en redéfinition. Citons par exemple le mouvement paysan avec la Via Campesina qui a appuyé les mobilisations à partir d’un renouvellement radical de ses mots d’ordre autour de l’agriculture paysanne, du refus des OGM, de la souveraineté alimentaire. Par ailleurs, les mouvements sociaux sont confrontés à la difficile négociation avec les pouvoirs et aux risques d’ONGéisation qui les accompagne.

La recherche d’une nouvelle synthèse, ou à tout le moins d’une meilleure articulation entre la forme mouvement et la forme parti est à l’ordre du jour. Elle implique la remise en cause des formes d’organisation des partis, aussi bien des partis parlementaires que des partis d’avant-garde. Hervé Le Crosnier[4] souligne qu’aucun mouvement n’accepte d’être représenté par des partis dans le jeu institutionnel, mais pour autant, des victoires au sein des institutions renforcent la conscience globale et les mouvements, comme le montre l’évolution actuelle aux États-Unis. Comment tenir cette contradiction sur le long terme ?

La remise en cause de la forme parti est beaucoup plus profonde. Elle est liée à la remise en cause de la stratégie anciennement dominante de transformation sociale : créer un parti, pour conquérir l’État, pour changer la société. Les partis construits pour conquérir l’État deviennent Parti-État avant d’avoir conquis l’État, et à ce titre se transforment en freins pour les mouvements et les évolutions culturelles et sociales. La conquête de l’État a permis à la bourgeoisie d’imposer le capitalisme, il est peu probable qu’elle permette d’en sortir. Ce qui est en jeu, c’est la définition d’une nouvelle stratégie de transformation politique.

Le défi le plus difficile pour les mouvements est celui de la redéfinition de la démocratie

Du point de vue des narratifs, celui de l’urgence, de l’alternative et de la stratégie, on voit relativement bien ce qui peut être proposé pour la transition sociale et pour la transition écologique. Le mouvement social a mis en avant les perspectives et les propositions pour un monde sans inégalités sociales et sans discriminations. Le mouvement pour le climat a ouvert un débat vigoureux sur la transition écologique. C’est sur la démocratie que le défi est le plus difficile à relever. C’est sur cette dimension que les progrès sont indispensables.

La question de la démocratie est constamment présente. Elle commence avec les revendications de garantie des libertés, de refus des répressions et de l’autoritarisme, de demande d’effectivité des droits et d’égalité. Elle est présente dans l’impératif de dignité, dans le questionnement des institutions, dans l’importance des services publics. Les mouvements horizontaux mettent en avant la mise en cause de la corruption et vont jusqu’au refus de la délégation et de la représentation.

La démocratie représentative est questionnée. Est-elle nécessaire mais non suffisante ? Comment trouver les garanties pour qu’elle ne serve pas de simple couverture pour les puissants. Les mouvements se veulent des formes de démocratie en actes. Ils ont pourtant des difficultés à résoudre les questions de démocratie interne. C’est pour inventer de nouvelles formes de démocratie qu’une révolution philosophique et culturelle est nécessaire.

Les mouvements sociaux renouvellent les rapports entre le local, le national et le mondial

Les mouvements sociaux à l’ère du numérique se définissent toujours à l’échelle nationale ; leurs revendications s’adressent aux pouvoirs de leur État, de leur pays. Ils ont aussi un ancrage local ; ce sont des mouvements de places, on les appelle par le nom des villes où ils se déroulent, parfois même de la place où la rue qu’ils occupent. Ils ont aussi et d’emblée une dimension mondiale ; c’est à cette échelle qu’ils prennent leur sens.

Ces mouvements sont une réponse à la mondialisation capitaliste et à sa phase néolibérale. On peut les considérer comme une nouvelle phase de l’altermondialisme. Zeynep Tufekci relève qu’on y rencontre souvent des personnes qui ont participé aux différentes manifestations altermondialistes, qui se sont réunis ou ont échangés des idées, soit en présence physique, soit via des groupes de débat numériques. Le mouvement altermondialiste rappelle que la transformation de chaque société ne peut pas être envisagée en dehors du changement du monde. Il s’appuie sur un droit international construit autour du respect des droits fondamentaux. Il propose, en lieu et place d’une définition du développement fondée sur la croissance productiviste et les formes de domination, une stratégie de la transition écologique, sociale, démocratique et géopolitique. Comme le proposent Edouard Glissant et Patrick Chamoiseau[5], à la mondialisation capitaliste, nous opposons la mondialité et les identités multiples.

La stratégie interpelle l’articulation du local au global. Le local implique la liaison entre les territoires et les institutions démocratiques de proximité. Le niveau national implique la redéfinition du politique, de la représentation et de la délégation dans la démocratie, le renforcement de l’action publique et le contrôle démocratique du pouvoir d’État. Les grandes régions sont les espaces des politiques environnementales, géoculturelles et de la multipolarité. Le niveau mondial est celui de l’urgence écologique ; des institutions internationales, du droit international, qui doit s’imposer par rapport au droit des affaires ; et de la liberté de circulation et d’installation, notamment des droits des migrants.

Les mouvements sociaux à l’ère du numérique portent une contre-offensive par rapport à l’hégémonie culturelle réactionnaire actuelle

Ce qu’il y a de commun aux différents mouvements c’est le refus des inégalités sociales et des discriminations et le rejet de la corruption. En cela, les mouvements sociaux sont porteurs d’une contre-offensive contre l’idéologie dominante de la mondialisation néolibérale. Il faut se souvenir que le néolibéralisme a été préparé par une offensive idéologique, celles portée par les nouvelles extrême-droites dans les années 1980, en France représentée par le Club de l’Horloge. Cette offensive était d’abord dirigée contre l’égalité. Les inégalités étaient considérées comme naturelles, ce qui conduisait à une conception sécuritaire : contre le désordre, il fallait réprimer les incivilités en place des stratégies d’intégration sociales qui avaient été menées durant la période des trente glorieuses.

Les migrations sont mises en avant par les pouvoirs dominants pour semer la peur, renforcer des cohésions racistes qui vont effacer les différences sociales de l’esprit des populations. Les mouvements affirment que les migrations ne sont pas le problème principal de l’Humanité, surtout celles qui concernent les pays du Nord, quand la majeure partie des migrations sont surtout de proximité, provoquées par les guerres et les génocides. Les mouvements savent bien qu’un monde sans migrations est un monde irréel. Par rapport à l’offensive des droites contre les migrants, nous pouvons opposer un point de vue : le droit de vivre et travailler au pays ; la liberté de circulation et d’installation, l’accueil inconditionnel.

L’idéologie dominante est raciste, xénophobe et sécuritaire. Les migrants sont choisis comme boucs émissaires mais la cible de cette idéologie, c’est l’égalité. C’est pourquoi nous pouvons considérer que les mouvements sociaux à l’ère du numérique qui mettent cause les inégalités et les injustices sont porteurs d’une contre-offensive. Il y a pourtant des mouvements sociaux de droite et d’extrême-droite comme on a pu le voir aux États-Unis, au Brésil, en Inde, en Hongrie et ailleurs. Ces mouvements peuvent partager certaines des caractéristiques « techniques » des mouvements sociaux ancrés à gauche, notamment la maîtrise du numérique et de ses formes virales. C’est donc sur le fond politique et non sur l’outillage qu’il faut faire porter le débat, sur la cohérence des revendications sociales, écologiques et démocratiques.

Les mouvements sociaux à l’ère du numérique montrent que les inégalités et les injustices sont devenue insupportables

Les mouvements sociaux annoncent une nouvelle ère à l’échelle mondiale. Une ère analogue à celle des droits au XVIIIe siècle, à celle des nationalités en 1848, aux révolutions socialistes du XXe siècle, à celle de la décolonisation de la seconde moitié du XXe siècle, à celle de la contre-culture et de la libération des femmes des années 1960 et 1970.

La circulation mondiale des informations, appuyée sur le numérique n’y est pas pour rien. Entre les mouvements sur le terrain et l’échange de réflexions, de stratégies, de complicité, de débats passionnés qui se mènent dans le domaine numérique, une nouvelle ère se dessine, et une nouvelle force mondiale se construit. Elle y rencontre cependant, y compris dans le domaine numérique, des oppositions menées par les pouvoirs en place et accompagnées par les géants qui ont pris place dans l’économie numérique. La dialectique entre Twitter et les gaz lacrymogènes, entre l’action de terrain et l’information et coordination numériques, est devenue un élément majeur de notre période. Cette révolution encore souterraine, mais dont les mouvements localisés, massifs et répétés, forment les principaux points d’accroche, est portée par l’idée partagée à l’échelle mondiale que les inégalités, les injustices, l’arbitraire et la corruption sont insupportables. Et que la révolte pour ne plus les supporter est légitime. D’autant plus légitime qu’il s’agit de l’avenir de l’humanité elle-même, confrontée à une crise climatique et écologique majeure que les pouvoirs en place refusent de prendre en compte. Les révoltes ne sont pas seulement des soulèvements de refus. Les révoltes deviennent des révolutions quand des issues apparaissent possibles. Si les inégalités et les injustices sont devenues insupportables et inacceptables, c’est aussi parce qu’un monde sans inégalités et sans injustices apparaît possible.


[1] Raymond Benhaim, ibid, d’un Hirak à l’autre, revue Zamane

[2] Gustave Massiah, Un nouveau monde qui tarde à apparaître, 2016, http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article39420

[3] Zeynep Tufekci, Twitter & les gaz lacrymogènes : Forces et fragilités de la contestation connectée.
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne Lemoine, Éditions C&F, 2019
https://cfeditions.com/lacrymo/ ; contact@cfeditions.com

[4] Hervé Le Crosnier, remarques à partir de la correction de cet article

[5] Edouard Glissant et Patrick Chamoiseau, De Loin, Lettre ouverte, décembre 2005

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Gustave Massiah
Gustave Massiah est un militant et intellectuel français, figure de proue de l'atlermondialisme, fervent défenseur de l'écologie et de la justice sociale. Sur le plan des droits humain, il intervient surtout dans les domaines de la solidarité internationale. Il a participé à la création du CEDETIM, Centre d’études et d’initiatives de solidarité internationale, de IPAM, Initiatives pour un autre monde, et du CICP, Centre international des cultures populaires qui est une maison d’associations qui regroupe 85 associations de solidarité internationale. Il a soutenu, dès les années 1950, les luttes de libération au Vietnam, en Algérie, en Afrique du Sud, dans les colonies portugaises. Il a été secrétaire général des comités Chili. président du Centre de recherche et d'information sur le développement (CRID) de 2002 à 2009 et vice-président d’Attac de 2001 à 2006. Membre du Conseil international du Forum Social Mondial depuis 2000, secrétaire général de la Ligue Internationale pour les droits et la Libération des Peuples, membre du Tribunal Permanent des Peuples ; rapporteur à la session sur la dette à Berlin en 1988, membre du jury au Mexique sur les assassinats de journalistes, en 2012 ; membre du jury du Tribunal Russell sur la Palestine de 2010 à 2013, à Barcelone, Londres, Le Cap, New York et Bruxelles.