Par Abdelhamid Benhmade, coordination, Réseau québécois sur l’intégration continentale
L’Accord économique et commercial global entre le Canada et l’Union européenne (UE) (AÉCG) réserve le chapitre 19 à la libéralisation des marchés publics tant au Canada qu’en UE. En réaction à plusieurs questions que soulève ce chapitre, notamment, l’offre la plus avantageuse, nous nous donnons pour objectif de répondre à deux questions fondamentales, en l’occurrence, le chapitre 19 favorise-t-il le développement économique des entreprises québécoises locales ? Qu’en est-il de ses effets sur les services publics, entre autres, les services sociaux ? À cette fin, cette réflexion revient tout d’abord sur ce chapitre et son contenu tel que formulé dans l’accord, pour ensuite, présenter les mythes, les limites et les risques qui y sont associés.
Aperçu général
En tant que signataires de l’Accord sur les marchés publics de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), le Canada et l’UE adhèrent déjà à trois règles régissant leurs marchés publics. Il s’agit exactement de la non-discrimination, de l’impartialité et de la transparence. Toutefois, étant donné que ces règles s’appliquent uniquement à un nombre restreint de marchés publics, ce chapitre vise en priorité la libéralisation d’un éventail bien plus large de marchés publics. Pour cette raison, les deux partenaires s’engagent réciproquement à ouvrir leurs marchés publics, et, à soumettre leurs entités fédérales, provinciales, municipales et autres à ces nouvelles lois. Qu’il s’agisse de marchandises ou de services, au-dessus de certaines valeurs du contrat, ces entités doivent assurer que leurs appels d’offres ainsi que leurs activités d’approvisionnement, soient réalisées de façon non discriminatoire, impartiale et transparente (Voir Annexe 19.A). À noter que seuls les secteurs d’activité identifiés sont assujettis au chapitre 19. En aucun cas, l’accord peut être appliqué de manière automatique que ce soit au Canada ou bien en UE.
L’article 19.2 et 19.3 présentent les champs d’application mais aussi les champs exclus, à savoir, les marchés d’armement et aux fins de la défense nationale et de la sécurité nationale. Tout appel d’offre est soumis aux règles inscrites dans les articles 19.4, 19.5, 19.6, 19.7 et 19.8. Les entités contractantes s’engagent à ne pas prescrire des procédures d’évaluation de conformité ayant pour but de créer des obstacles non nécessaires aux échanges internationaux. D’autant plus, les conditions de participation doivent être absolument limitées à celles qui sont indispensables pour s’assurer qu’un fournisseur puisse satisfaire aux attentes des entités contractantes. Il s’agit de ressources et compétences financières, commerciales, juridiques et techniques.
L’offre la plus avantageuse
À moins que le prix ne soit le seul critère de négociation, de traitement et de sélection,
le marché peut être adjugé selon d’autres critères non discriminatoires et préalablement définis, entre autres, les normes de qualité, les modalités de livraison et les normes environnementales. Le marché est octroyé au fournisseur ayant démontré son habilité à répondre aux conditions, et, à proposer la soumission la plus avantageuse ou le prix le plus bas, si c’est le seul critère. Si une entité reçoit une soumission dont le prix est anormalement inférieur aux prix des autres soumissions, elle peut sélectionner le plus bas soumissionnaire à moins qu’il ne remplisse pas deux conditions : les conditions de participation et les modalités du marché. Par ailleurs, une fois le marché adjugé, et dans le but de ne pas contourner les obligations au titre de ce chapitre, aucune modification ou annulation n’est permise pour les entités contractantes.
Les marchés publics, un levier de développement économique et social?
Au Québec, le Gouvernement provincial attribue 11,8G$ en contrats publics (Gouv du Qc, 2019). À cela s’ajoute les milliards de dollars que dépensent les entités municipales et para-municipales. Il s’agit, non seulement d’un secteur pilier, mais aussi, d’un levier de l’écosystème économique. Les marchés publics offrent des relais de croissance à de nombreuses entreprises privées locales, d’autant plus qu’ils permettent la survie de plusieurs entreprises sociales et solidaires. D’ailleurs, le Québec Inc a vu le jour à l’aide des efforts concertés des secteurs public, privé et coopératif. Ces marchés firent favorables à la genèse et à la pérennisation d’entreprises québécoises leaders. Toutefois, une telle réalité risque de tourner au cauchemar depuis l’entrée en vigueur de l’AÉCG. Les entités provinciales sont obligées de lancer un appel d’offres pour tout achat dépassant 366.200$, d’une part, et, d’autre part, pour tout contrat de construction dépassant 9.100.000$. Ainsi, la question qui s’impose est celle de savoir si les petites et moyennes entreprises locales disposent d’avantages compétitifs leurs permettant de rivaliser les multinationales européennes ? Alors que tous nos accords de libre-échange autorisent les marchés réservés à nos entreprises, y compris les entreprises appartenant aux minorités incluant les autochtones et les femmes, l’AÉCG est le seul accord de libre-échange à ne pas inclure une telle exception (Lukiwski, 2018). Ouvrir à tout prix les marchés publics, sans avoir exigé une exception pour les entreprises locales, risque de freiner voire de mettre en péril l’avenir de tout d’un tissu entrepreneurial local. Outre ces insuffisances économiques, d’autres défaillances sociales doivent être aussi examinées. Au Québec, les secteurs sociaux risquent d’être les secteurs les plus touchés par le chapitre 19. En 2018, alors que la part de la valeur des contrats des organismes du réseau éducatif est 20%, celle des contrats des organismes du réseau de la santé et des services sociaux est 39%. De toute évidence, ces deux secteurs forment plus de la moitié de la valeur des contrats publics (Gouv du Qc, 2019).
Bien que l’éducation et la santé soient soustraites aux obligations relatives aux marchés publics, les services communautaires ressentent déjà les effets de la libéralisation des marchés publics. Le centre Malépart, l’un des plus grands centres communautaires montréalais, en est un exemple. Autrefois, géré par un organisme à but non lucratif créé il y a 24 ans par la ville de Montréal, il est désormais privatisé après l’entrée en application de l’AÉCG (Desrochers, 2019). Depuis, l’organisme à but non lucratif, qui gérait autrefois le centre, a vu ses revenus baisser de 50%. Pis encore, le centre lui-même accuse notamment une chute de 35% des inscriptions enregistrées. La qualité des services a baissé et le coût de location des salles a plus que doublé. Par ailleurs, les bureaux et les salles à louer sont relativement inaccessibles aux personnes à mobilité réduite. Plusieurs plaintes ont été reçues par le conseil d’arrondissement qui a, en conséquence, décidé de créer un comité chargé de veiller au bon fonctionnement du centre (Desrochers, 2019).
Ainsi, l’AÉCG peut être une menace aux acquis sociaux, jadis protégés par les pouvoirs publics. Sa logique axée uniquement sur la compétitivité est irréversiblement nuisible au développement inclusif, notamment, vis-à-vis des groupes défavorisés situés essentiellement en milieu urbain. Parce qu’il y aura un fort incitatif à ne considérer que le prix le plus bas lors des soumissions, force est de supposer que les entreprises locales seraient alignées sur leurs consœurs européennes. Entrer en compétition tournée vers le prix risque d’affaiblir la qualité des services sociaux. À long terme, à cause de la lourdeur juridique et financière des poursuites qu’il peut entraîner, l’AÉCG rendra bien plus difficile la nationalisation ou la renationalisation des services publics. Ses mesures sur le commerce de services peuvent rendre un tel processus illégal (Attac, 2017).
Face à la Covid-19, n’est-il pas temps de revoir nos accords de libre-échange et de libéralisation ? Peut-être, faudrait-il rejeter les règles qui heurtent notre développement économique et social ?
Bibliographie
Attac Québec. (2017). Déboulonnons les mythes à propos de l’AÉCG! Attac Québec.
Desrochers, A. (2019). Plaintes liées à la gestion privée d’un centre communautaire. Radio-Canada. https://ici.radio-canada.ca/premiere/emissions/le-15-18/segments/entrevue/137557/centre-jean-claude-malepart-privatise-plaintes
Gouvernement du Québec. (2019). Statistiques sur les contrats des organismes publics 2017-2018. Gouvernement du Québec.
Lukiwski, T. (2018). Modernisation des marchés publics fédéraux pour les petites et moyennes entreprises, les entreprises appartenant à des femmes et les entreprises autochtones. Chambre des communes du Canada.