Ibrahima Thioub, New Africa, 1er juillet 2010
Ibrahima Thioub, 54 ans, est sénégalais et professeur d’histoire à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar. Spécialiste des traites négrières, de l’esclavage et de la décolonisation, il a participé à l’ouvrage L’Afrique de Sarkozy, un déni d’histoire (Karthala, 2008). Il est actuellement résident à l’Institut d’études avancées de Nantes. M.Thioub a participé au débat sur l’Afrique organisé par Le Monde le 20avril, dont la vidéo peut être consultée sur Lemonde.fr.
Considérez-vous les indépendances africaines comme une réalité ?
Formellement, les États ont accédé à la souveraineté internationale en 1960. Mais ce changement juridique ne signe pas la fin de la colonisation, c’est-à-dire d’une exploitation économique doublée d’une soumission à une autre culture.
Après 1945, le rapport colonial ne pouvait plus se maintenir car la participation des Africains à la seconde guerre mondiale l’avait radicalement transformé : ils avaient pris conscience que l’égalité était possible, d’autant que d’autres territoires colonisés réclamaient leur émancipation.
Pourquoi la France a-t-elle cependant gardé la main ?
La métropole a su négocier une sortie la plus favorable possible. Elle a transféré le pouvoir aux segments du mouvement nationaliste les plus à même de préserver le lien colonial. Elle a éliminé les plus radicaux par la répression sanglante comme au Cameroun ou par la manœuvre politique, comme en Côte d’Ivoire ou au Sénégal.
Vous soulignez la prise de conscience des tirailleurs et les luttes syndicales engagées après la guerre. Les instruments de la contestation ont-ils été transmis par le colonisateur lui-même ?
Oui, et c’est là un des grands problèmes de la décolonisation. Les dominés se réapproprient le discours du colonisateur pour le retourner contre lui, construire leur propre identité et légitimer leur combat. Pour affirmer leur unité, ils se définissent par référence à l’élément le plus simple : la couleur de la peau, ou la négritude chère à Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor. Ce faisant, ils ne sortent pas du système et s’enferment dans le piège d’une identité que j’appelle « chromatique ».
Car la couleur de la peau est l’élément qui fondait non seulement l’ordre colonial mais aussi la traite négrière. Réduire les Africains à ce facteur naturel symbolisant leur prétendue sauvagerie servait à les expulser de l’Histoire.
Comment ce piège a-t-il fonctionné ?
Les nationalistes ont récupéré cette identité et l’ont inversée pour démontrer que l’Afrique a une civilisation et une histoire, la négritude. Mais l’acceptation de cette définition chromatique a empêché de voir que les Africains forment des groupes aux intérêts très variés, plus ou moins accommodants avec le pouvoir colonial.
Jusqu’à aujourd’hui cette vision raciale produit des effets pervers : quand un bourreau est africain et noir, on a du mal à le traduire en justice pour peu que les juges soient blancs, alors que ce serait l’intérêt des victimes qui peuvent être noires.
Vous contestez le récit de la traite négrière qui en fait un pur pillage des Africains par les Blancs. Pourquoi ?
La vision « chromatique » de l’Afrique aboutit à une vision fausse de l’esclavage. La traite ne se limitait pas à la vente de Noirs à des Blancs dans des ports africains. Elle englobe la manière dont les esclaves étaient « produits » à l’intérieur du continent et acheminés sur la côte. Ce système atlantique était une organisation globale, qui mettait en relation, dans un partenariat asymétrique mais intéressé, les compagnies européennes avec des élites africaines. Celles-ci utilisaient la traite pour redéfinir les rapports de pouvoir sur le continent.
En quoi la responsabilité des élites africaines renvoie-t-elle à l’histoire des indépendances ?
Dans n’importe quelle ville africaine, je suis frappé par la coexistence entre le grand nombre de 4 × 4 de luxe, et l’usage d’un moyen de transport qui remonte au néolithique, la tête des femmes. Cela signifie que les élites, au prix d’une violence extrême exercée sur les populations, s’emparent des ressources du pays, les exportent, et dépensent les recettes ainsi dégagées en achetant à l’étranger des biens d’une totale inutilité sociale autre que symbolique de leur capacité de violence. Ils ruinent les pays en pompant la force de travail des corps subalternes qui sont réduits à la misère. La réponse de la partie la plus dynamique de ces populations, c’est la fuite, les pirogues vers l’Europe.
Il ne s’agit pas d’esclavage…
En quoi cela se distingue-t-il de la traite ? A l’époque, des compagnies européennes apportaient en Afrique des biens tout aussi inutiles et destructeurs, comme la verroterie, l’alcool et les armes. Elles les remettaient aux élites qui organisaient la chasse aux esclaves. Déjà, le pillage permettait aux élites d’accéder aux biens de consommation importés. Aujourd’hui, le système s’est perfectionné puisque les esclaves se livrent eux-mêmes : ce sont les émigrés.
En quoi ce parallèle éclaire-t-il la question de l’indépendance des États africains ?
Si vous voulez comprendre le système de la traite négrière, observez le comportement actuel des élites africaines. Pourquoi nos systèmes de santé et d’éducation sont-ils aussi vétustes ? Parce que les élites ne s’y soignent pas et n’y éduquent pas leurs enfants, ils préfèrent les pays du Nord. Leur système de prédation ruine les campagnes et contraint les populations à s’exiler. Au point qu’aujourd’hui, si vous mettez un bateau dans n’importe quel port africain et proclamez que vous cherchez des esclaves pour l’Europe, le bateau va se remplir immédiatement.
Certes, ce système fonctionne au bénéfice des multinationales, mais il n’existerait pas sans des élites africaines. A l’époque de la traite négrière, l’alcool et les fusils achetés aux Européens leur permettaient de se maintenir au pouvoir. Désormais ce sont les 4 × 4 et les kalachnikovs.
Beaucoup de discours expliquent les malheurs de l’Afrique par la traite négrière et magnifient la résistance des Africains à la colonisation. Vous vous inscrivez en faux ?
Les traites esclavagistes et la colonisation ont certes ruiné l’Afrique. Les Africains qui en étaient les victimes leur ont opposé une farouche résistance. Les discours qui unifient les Africains autour de la couleur de la peau étaient nécessaires pour lutter contre le colonialisme. Ils ne servent plus maintenant qu’à masquer la réalité de notre soumission aux pays occidentaux.
L’Afrique est aujourd’hui convoitée par des puissances (Chine, Inde, Brésil, etc.) sans lien colonial avec elle. Ce contexte nouveau peut-il faciliter une nouvelle émancipation ?
A l’époque de la guerre froide, les leaders africains jouaient déjà l’Occident contre le communisme pour obtenir le maximum. Aujourd’hui, ils peuvent miser sur la Chine, l’Inde, l’Iran, contre l’ancienne puissance coloniale, mais ils conservent leur culture de prédation. Pour les peuples africains, cela ne change rien. Tant que nos élites se contenteront de multiplier leurs partenaires pour leur livrer les matières premières et non développer la production, elles reproduiront le système qui a mis l’Afrique à genoux.
Pourquoi la France a-t-elle tant de mal à lâcher la bride à ses anciennes colonies ?
La colonisation avait fondé un empire qui incluait la métropole. En 1960, la France a cru que seule l’Afrique était à décoloniser alors que les Français et leur mentalité devaient l’être également. Rappelez-vous le discours de Nicolas Sarkozy à Dakar en 2007 ! Il dissertait sur « l’homme africain » comme s’il se trouvait encore dans la capitale de l’Afrique occidentale française !
Regardez à Paris les rues qui portent le nom de colonisateurs ! Les Français les ignorent, mais pas nous ! L’image de l’Afrique coloniale n’a jamais été déconstruite en France. Elle sert les intérêts des tenants de la Françafrique. Cela entretient des rapports très conflictuels avec les populations des anciennes colonies qui ne comprennent pas l’attitude de la France, notamment en matière d’immigration.
N’est-il pas contradictoire de réclamer l’indépendance et le droit à émigrer ?
On ne peut pas avoir soumis par la violence des populations qui ne demandaient rien, permettre encore aux capitaux et aux citoyens français de s’implanter facilement dans ces territoires et, un beau jour, décider que la France n’est faite que pour les Français de France. Il faut tirer les conséquences de l’histoire de la France et des relations très particulières qu’elle a nouées avec ses colonies. Le slogan « La France aux Français » a un corollaire : « les Français en France ».
En quoi cette histoire fonde-t-elle aujourd’hui un droit à l’immigration ?
Mais les capitaux et les hommes continuent de circuler librement du Nord au Sud ! Pourquoi la plupart des banques du Sénégal sont-elles des filiales de banques françaises, alors que les Sénégalais n’ont pas le droit d’aller travailler en France ? Pourquoi la remise en cause de la libre circulation des biens est-elle considérée comme un scandale, alors que la fermeture des frontières aux hommes est perçue comme normale ?
Les stratégies de développement affichées par les États au moment des indépendances ont échoué. Pourquoi ?
On était parti de l’idée que la toute-puissance de l’État appuyée sur un parti unique allait assurer le développement. On allait rattraper l’Europe en 2000 ! Par référence à la toute-puissance de l’État colonial, on a fétichisé l’État. Cela s’est avéré totalement inefficace parce que le groupe qui s’est emparé de l’État s’est servi de son pouvoir pour accumuler des richesses en étouffant l’initiative privée. Dès la fin des années 1970, le système a capoté. Les anciennes métropoles ont délégué le soutien financier au FMI et à la Banque mondiale qui ont disqualifié les États et promis le développement par le marché. Cela a produit des catastrophes encore plus graves que l’État.
L’émergence des sociétés civiles ne constitue-t-elle pas une conquête ?
Avec l’austérité imposée dans les années 1990, il était difficile de continuer à étouffer l’espace public. L’abandon des subventions agricoles a provoqué l’exode rural et les villes surpeuplées sont devenues des espaces de contestation.
On a « ONGisé » les sociétés pour suppléer les services publics. Ces organisations ont structuré la société civile, mais elles ont été récupérées par les élites. Les groupes qui détournaient l’argent de l’État accaparent désormais les ressources des ONG pour financer d’inutiles colloques ainsi que des flottes de 4 × 4, symboles de la néocolonisation de l’Afrique et agents actifs de détérioration de son environnement.
Des mouvements de contestation existent…
Certains intellectuels contestent radicalement le fonctionnement des États, mais c’est pour mieux négocier leur place. Du jour au lendemain, ils se retrouvent ministres du pouvoir qu’ils vilipendaient la veille. L’idée selon laquelle on accède aux ressources non par le travail mais par la simple posture politique est profondément ancrée.
Avec leurs limites, les vraies luttes de la société civile sont le fait des syndicats de travailleurs, des associations de base qui ciblent les conditions concrètes de vie. Ils arrachent toujours plus de liberté de manifester, de protester, de contester, relayés par la presse et les artistes.
En cinquante ans, les libertés d’expression et de la presse ont tout de même énormément progressé…
Dans beaucoup de pays, on a réussi à construire une presse indépendante grâce au courage physique de certains journalistes. Les gens sont si attachés à la liberté de la presse et des ondes qu’ils protestent à chaque menace de régression. Il sera de plus en plus difficile de revenir en arrière.
Quelles pistes proposez-vous pour une véritable indépendance ?
La priorité consiste à rompre, grâce à l’éducation, avec la logique qui nous conduit à survaloriser tous les produits venant de l’extérieur y compris les diplômes, et à tourner le dos à la production. L’Afrique est le seul continent où la majorité de la population n’a pas envie de rester.
Cette situation est liée au choix des élites africaines qui, au moment de la traite, ont détruit l’artisanat et la métallurgie, préférant acheter le fer venu d’Europe, soumettre et vendre ceux qui auraient pu assurer la production.
Ce mépris des productions locales reste flagrant. Quand le président sénégalais Abdoulaye Wade reçoit le khalife des mourides, il lui offre non pas des chaussures fabriquées au Sénégal, mais un tableau fabriqué en Iran, son chef du protocole insistant devant les caméras sur ce point.
La vitalité de la population n’est-elle pas un immense atout ?
Nous avons toutes les ressources pour nous en sortir. Allez dans n’importe quel marché à 5 heures du matin, vous verrez des centaines de femmes qui suent sang et eau pour nourrir leur famille. Nous n’avons rien à apprendre du point de vue du courage physique. Notre problème, c’est ce groupe qui a militarisé les sociétés africaines à partir de la traite atlantique en connivence avec les compagnies européennes pour insuffler cette culture de prédation. Rompre avec cette situation est un très vaste programme.
Cela passe-t-il par l’unité du continent ?
Contrairement à ce que l’on prétend, le colonisateur ne nous a pas divisés, il nous a unifiés, mais sur des territoires découpés en fonction de ses seuls intérêts : l’évacuation des richesses via les ports. A notre époque, il s’agit de construire de nouvelles territorialités tournées vers nos besoins.
Le problème est que les gens qui veulent détruire l’Afrique sont unis, tandis que ceux qui veulent la construire ne le sont pas. Dès que nous cherchons à nous rassembler, on nous divise entre tidjanes et mourides, entre musulmans et chrétiens, entre Diolas et Sérères… On nous ramène à notre identité de « Noirs ».
Ce sont autant de pièges que je combats. Tant que nous resterons atomisés, nos futurs resteront bloqués.
Ibrahima Thioub est historien