Les migrations et le droit à la santé

Tribunal Permanent des Peuples – Audience à Berlin, Acte d’accusation sur la migration et le droit à la santé, du 23 au 28 Octobre 2020

 

Dans ce procès, nous demandons au Tribunal Permanent des Peuples (TPP) d’examiner attentivement si les politiques actuelles de migration et d’asile de la République fédérale d’Allemagne et de l’UE violent le droit à la santé et à l’intégrité physique et psychologique des personnes migrantes et des réfugiées, en particulier les articles de la Déclaration universelle des droits des peuples signée à Alger en 1976 ; si elle viole gravement les droits de l’individu tels qu’ils sont énoncés dans la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 ; et si et dans quelle mesure ces violations des droits, prises dans leur ensemble, constituent un crime contre l’humanité tel que défini à l’article 7 du Statut de Rome de 1998.

Le présent acte d’accusation fait partie d’une série de mises en accusation contre les gouvernements des États membres de l’UE et les institutions de l’UE. Ils sont basés sur un document cadre général qui a été élaboré lors de l’audition d’ouverture du TTP sur les « Droits humains des personnes migrantes et réfugiées » à Barcelone en juillet 2017.

Ces actes d’accusation montrent comment les gouvernements du « Nord »  et les institutions de l’UE ont créé des conditions dans lesquelles des millions de personnes du « Sud » sont privées de leurs moyens de subsistance et forcées d’émigrer ; traitent ceux qui ont émigré vers le « Nord » comme des « non-personnes » en leur refusant les droits qui sont dus à tous les êtres humains sur la base de leur humanité commune, y compris les droits à la vie, à la dignité humaine et à la liberté ; et qui, dans la pratique, ont créé un vide juridique dans le « Nord » en ce qui concerne l’État de droit et les droits humains.

En général, les personnes migrantes en situation irrégulière* et les réfugié·es représentent des groupes de personnes particulièrement vulnérables qui subissent des violations systématiques de leur droit à la santé et à l’intégrité physique et psychologique. Avant et pendant la migration, il·elles sont confronté·es à la guerre ou aux conflits armés, aux violations des droits humains, aux pertes traumatiques, ainsi qu’au changement climatique, à l’expropriation ou au déplacement causés par un système d’exploitation mondial. Ce système est soutenu par une politique du travail et de la migration qui favorise la liberté de mouvement des capitaux et des citoyens du « Nord » alors que les personnes du « Sud » sont privées de cette liberté. Les migrant·es et les réfugi·ées deviennent une classe de personnes et de travailleur·euses illégaux·ales, exploité·es et expulsables qui sont exposés à la violence (d’État) et à des politiques et pratiques répressives et racistes.

Sur la base de leurs expériences communes d’oppression et de répression, on peut dire que les personnes migrantes et réfugiées forment un « peuple » au sens de la Déclaration universelle des droits des peuples (Déclaration d’Alger). Cette déclaration stipule que tout peuple a le droit d’exister et que nul ne peut être soumis, en raison de son identité nationale ou culturelle, à des persécutions, des déportations, des expulsions ou des conditions de vie susceptibles de porter atteinte à l’identité ou à l’intégrité du peuple auquel il appartient.

Le droit humain à la santé

Le droit humain de la jouissance du meilleur état de santé physique et mentale possible (droit à la santé) est reconnu dans de nombreuses sources du droit. La vie humaine étant le fondement essentiel de la dignité humaine, elle est indispensable à l’exercice de tous les autres droits humains. Les dispositions suivantes sont pertinentes pour les considérations du Tribunal :

Le droit à la santé et aux soins médicaux est reconnu dans l’article 25 de la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH) comme un attribut du droit humain à un niveau de vie adéquat. Ils sont indissociables du droit à la sécurité sociale en cas de maladie et des droits à l’alimentation, à l’habillement et au logement. L’article 25 de la DUDH est libellé comme suit

  • Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l’alimentation, l’habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires ; elle a droit à la sécurité en cas de chômage, de maladie, d’invalidité, de veuvage, de vieillesse ou dans les autres cas de perte de ses moyens de subsistance par suite de circonstances indépendantes de sa volonté. 
  • La maternité et l’enfance ont droit à une aide et à une assistance spéciale. Tous les enfants, qu’ils soient nés dans le mariage ou hors mariage, jouissent de la même protection sociale.

L’interprétation du droit à la santé par l’OMS, déjà inscrite dans sa constitution en 1946 et confirmée lors de la conférence d’Alma-Ata en 1978, continue d’être régulièrement invoquée.

Le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels de 1966 (PIDESC), ratifié par l’Allemagne, revêt une importance particulière en tant que document contraignant. L’article 12 du PIDESC est libellé comme suit :

(1) Les Etats parties au présent Pacte reconnaissent le droit qu’a toute personne de jouir du meilleur état de santé physique et mentale qu’elle soit capable d’atteindre. 

(2) Les mesures que les Etats parties au présent Pacte prendront en vue d’assurer le plein exercice de ce droit devront comprendre les mesures nécessaires pour assurer: 

(a) La diminution de la mortinatalité et de la mortalité infantile, ainsi que le développement sain de l’enfant; 

(b) L’amélioration de tous les aspects de l’hygiène du milieu et de l’hygiène industrielle; 

(c) La prophylaxie et le traitement des maladies épidémiques, endémiques, professionnelles et autres, ainsi que la lutte contre ces maladies; 

(d) La création de conditions propres à assurer à tous des services médicaux et une aide médicale en cas de maladie.

Le Comité des droits économiques, sociaux et culturels (CESCR) a souligné à plusieurs reprises que les droits du Pacte s’appliquent à tous, y compris aux non-nationaux, tels que les réfugiés, les demandeurs d’asile et autres migrants, les apatrides, les travailleurs migrants et les victimes de la traite internationale, « indépendamment de leur statut juridique et titres d’identité »[1]. Dans son Observation générale n° 14 de 2000[2], le CESCR a différencié davantage les exigences minimales du droit à la santé et a identifié les obligations de tous les États parties de respecter, de protéger et de réaliser ce droit. Ces obligations doivent être remplies non seulement au niveau national mais aussi au niveau international par le biais d’une coopération conjointe. L’obligation de respecter le droit à la santé exige des États qu’ils s’abstiennent d’en entraver directement ou indirectement l’exercice. Cela inclut de s’abstenir « de refuser ou d’amoindrir l’égalité d’accès de toutes les personnes, dont les détenus, les membres de minorités, les demandeurs d’asile et les immigrants en situation irrégulière, aux soins de santé prophylactiques, thérapeutiques et palliatifs » et « d’ériger en politique d’État l’application de mesures discriminatoires ». L’obligation de protection exige des États qu’ils prennent des mesures qui empêchent les tiers d’interférer avec l’article 12 du PIDESC. L’obligation de mise en œuvre exige que les États adoptent des mesures appropriées en vue de la pleine réalisation du droit à la santé. Les États doivent assurer la fourniture de soins de santé, qui doivent être accessibles à tous et sans discrimination, ainsi que l’égalité d’accès à la nourriture et à l’eau potable, à l’assainissement de base et à des conditions de vie adéquates.

L’Allemagne a reconnu le droit à la santé dans de nombreux autres accords internationaux contraignants, par exemple dans les articles 2 et 5e (4) de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (ICERD), les articles 11 et 12 de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW), l’article 24 de la Convention relative aux droits de l’enfant (CRDE) et les articles 25, 26 de la Convention relative aux droits des personnes handicapées (CIDPH).

Au niveau européen, l’Allemagne a reconnu la Charte sociale européenne (CSE). Bien qu’elle n’ait pas encore reconnu la version révisée de la CSE de 1996, elle est liée aux dispositions de la version originale. L’article 11 de la CSE prévoit le droit à la protection de la santé. L’article 13 de la CSE garantit le droit à l’assistance sociale et médicale à toute personne ne disposant pas de ressources suffisantes. Le Comité européen des droits sociaux a explicitement déclaré que la CSE contient l’obligation de garantir au moins les soins médicaux d’urgence pour les migrant·es en situation irrégulière[3].  D’autres dispositions se trouvent dans la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (Convention d’Istanbul) qui, selon son article 4, doit être mise en œuvre sans discrimination fondée sur un motif quelconque tel que le statut de migrant ou de réfugié.

L’UE a reconnu le droit à la santé à l’article 35 de la Charte des droits fondamentaux (CDF) dans le cadre de la mise en œuvre intégrale du droit de l’Union. L’article 35 de la Charte des droits fondamentaux est libellé comme suit

Toute personne a le droit d’accéder à la prévention en matière de santé et de bénéficier de soins médicaux dans les conditions établies par les législations et pratiques nationales. Un niveau élevé de protection de la santé humaine est assuré dans la définition et la mise en œuvre de toutes les politiques et actions de l’Union.

En raison du fait que dans les États membres de l’UE, l’étendue des soins de santé auxquels un ressortissant de pays tiers a accès dépend de son statut de résidence ou d’emploi, diverses directives ont été mises en place. Elles doivent être appliquées par les États membres. Conformément à la directive 2003/109/CE du Conseil (directive sur les résidents de longue durée), les résidents de longue durée bénéficient du même accès aux soins de santé que les ressortissants nationaux. En ce qui concerne les bénéficiaires de la protection internationale, la directive 2011/95/UE (refonte de la directive « qualification ») accorde l’accès à des soins de santé adéquats, y compris le traitement des troubles mentaux si nécessaire, aux bénéficiaires de la protection internationale dans les mêmes conditions d’éligibilité que les nationaux. En ce qui concerne les demandeurs de protection internationale, la directive 2013/33/UE (directive sur l’accueil) établit des normes minimales pour l’accès aux soins de santé pendant la procédure d’asile. Elle exige des États membres de l’UE qu’ils veillent à ce que les demandeurs d’asile reçoivent au moins les soins d’urgence et les traitements essentiels pour les maladies et les troubles mentaux graves. L’article 17 (2) de la directive sur l’accueil exige en outre que les États membres garantissent la subsistance et la santé physique et mentale et veillent à ce que ce niveau de vie soit respecté dans la situation spécifique des personnes vulnérables ainsi qu’en ce qui concerne la situation des personnes qui sont en détention. En ce qui concerne les personnes migrantes sans papiers, la directive 2008/115/CE relative aux normes et procédures communes applicables dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier (directive « retour ») doit être mise en œuvre. Les articles 5 et 14 de la directive « retour » obligent les États membres à tenir dûment compte de l’intérêt supérieur de l’enfant, de la vie familiale et de l’état de santé du ressortissant de pays tiers concerné et à respecter le principe de non-refoulement.

En outre, la Cour européenne des droits de l’homme a statué que des soins de santé inadéquats et le refus d’accès au système de soins de santé peuvent constituer une violation du droit à la vie prévu à l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH)[4], du droit au respect de la vie privée et familiale prévu à l’article 8 de la CEDH[5] ou de l’interdiction de la torture ou des traitements inhumains prévue à l’article 3 de la CEDH[6].

Dans la Constitution allemande, le droit à la santé est inclus dans le droit fondamental à la vie et à l’intégrité physique à l’article 2 (1) GG et le droit fondamental à un minimum vital, qui découle de la clause de dignité humaine à l’article 1 (1) GG en relation avec le principe de l’État providence à l’article 20 (1) GG. Ce dernier garantit le minimum physique (alimentation, habillement et logement, santé) et le minimum culturel[7].  La Cour constitutionnelle allemande a clairement indiqué que le droit au minimum vital est un droit humain et s’étend aux non-nationaux. En aucun cas, des considérations de politique migratoire ne peuvent justifier d’abaisser le niveau des prestations en dessous du niveau de vie minimum constitutionnellement requis[8].

  • Cadre des charges dans l’acte d’accusation :
  • Accès aux soins de santé
  • Effets des conditions de vie dans les logements de masse sur la santé mentale et physique
  • Statut de résidence, expulsion et santé
  • Droits des travailleurs migrants
  • Criminalisation de la solidarité/ (Criminalisation de la résistance)
  • Profilage racial et maintien de l’ordre
  • La responsabilité de l’Allemagne dans la politique frontalière de l’UE et la politique européenne en matière de migration et d’asile

Le racisme, le genre et l’âge sont des questions transversales tout au long du processus

[1] CESCR, General Comment No. 20: Non-Discrimination in Economic, Social and Cultural Rights (Art 2, para. 2), 25. September 2009, U.N. Doc. E/C.12/GC/20, para. 30; CESCR, Statement: Duties of States towards refugees and migrants under the International Covenant on Economic, Social and Cultural Rights, 13. March 2017, U.N. Doc. E/C.12/2017/1, para. 3.

[2] CESCR, General Comment No. 14: The Right to the Highest Attainable Standard of Health (Art 12), 11 August 2000, UN Doc. E/C.12/2000/4.

[3] International Federation of Human Rights Leagues (FIDH) v. France, Complaint No. 14/2003, decision on the merits of 8 September 2004, §§30f.

[4] EGMR (GK) 17.7.2014, Centre for Legal Resources im Namen von Valentin Câmpeanu gg Rumänien, Nr 47848/08.

[5] EGMR 27.2.2018 Mockutė v. Lithuania, Nr. 66490/09, Rn. 93-94 mwN

[6] EGMR 2.5.1997, D. gg das Vereinigte Königreich, Nr 30240/96; EGMR (GK) 27.5.2008, N. gg das Vereinigte Königreich, Nr 26565/05.

[7] BVerfG, 5.11.2019 – 1 BvL 7/16 –, juris; BVerfGE 132, 134 (160); BVerfGE 125, 175 (223).

[8] BVerfGE 132, 134 (173).