Yuriy Dergunov, extrait d’un article paru Sociology of Power, vol. 30 (4). 2018. (traduction de Denyse Gagnon)
Le livre de Lauesen consiste en trois parties. La première est consacrée à l’histoire du capitalisme, de l’impérialisme et de la lutte anti-impérialiste à l’époque précédant la globalisation néolibérale. L’auteur considère la formation du capitalisme en tant que système mondial à travers le prisme des secteurs dominants et changeants de l’économie et de l’hégémonie. Tel qu’il le perçoit, depuis la fin du 19ème siècle, nous pouvons observer l’intégration politique de la classe ouvrière des pays impérialistes dans la société bourgeoise, sa transformation de « classes dangereuses en citoyens ». {p. 60}. Selon Lauesen, il est catégoriquement erroné à cet égard, de parler de la classe ouvrière comme étant “corrompue” par le capital, comme cela a souvent été formulé dans la tradition léniniste. Une telle corruption est impossible en termes de rationalité d’un capitaliste individuel. L’amélioration des conditions de vie de la classe ouvrière dans les pays occidentaux était le résultat de sa lutte, mais c’est uniquement grâce à l’impérialisme que cela s’est avéré possible sans mettre à mal le système capitaliste lui-même. Par contre, si l’approche léniniste classique considérait l’aristocratie ouvrière comme une petite couche privilégiée de la classe ouvrière, Lauesen, à la suite d’Emmanuel et de Cope, assume que la vaste majorité des employés dans les pays impérialistes sont privilégiés. Comme résultat, ce sont des causes matérielles, et non l’opportunisme ou l’hégémonie idéologique, qui selon Lauesen expliquent le racisme et le chauvinisme de la classe ouvrière occidentale (et de la social-démocratie en tant que son expression politique). Des exemples de ceci sont le soutien de la social-démocratie aux guerres colonialistes et impérialistes, au fascisme en tant que « forme extrême d’aristocratie ouvrière » {p. 139}, et l’indifférence des travailleurs occidentaux envers la lutte contre le colonialisme et les interventions impérialistes depuis la Seconde Guerre mondiale. D’autre part, en dépit d’un début prometteur, l’anti-impérialisme du Komintern n’a pas atteint ses objectifs dû à l’eurocentrisme général de sa stratégie politique et à la connexion étroite avec la realpolitik de l’État soviétique.
Selon Lauesen, il existe de nombreuses raisons pour lesquelles l’anti-impérialisme de l’époque de la Guerre froide a été vaincu. Sur le front économique, il était difficile pour de petits pays industrialisés de suivre la stratégie de « dissociation » de l’économie globale comme préconisée par Samir Amin. Au même moment, le projet d’un « nouvel ordre économique mondial » visant la redistribution globale de la richesse, que les dirigeants de la coalition des pays en développement tentaient d’implémenter à travers les organismes de l’ONU, s’est lui aussi effondré. Politiquement, le problème principal était l’organisation du système mondial en tant que système d’États-nations, si bien que de prendre le pouvoir au niveau d’un seul état signifiait être forcé de jouer sur les contradictions entre les blocs politiques globaux, ce qui s’est substitué à la tâche de la transformation sociale. Finalement, une fois la confrontation politique sino-soviétique commencée, la compétition entre états prétendant être engagés envers le socialisme a constitué un problème important pour les mouvements anti-impérialistes. Cela a été remplacé par le déclin de l’idéologie socialiste, survenu avec l’effondrement de l’Union soviétique, ce qui a aussi influé sur les critiques gauchistes de l’URSS. L’absence d’alternatives socialistes visibles a canalisé la résistance au capitalisme vers la périphérie sous la forme de fondamentalisme religieux de droite.
La seconde partie du livre est consacrée à l’économie politique de la globalisation néolibérale et à la recomposition de la structure de classe globale qui en résulte. Comme le fait remarquer Lauesen, le capitalisme global d’aujourd’hui diffère considérablement du capitalisme de l’après-guerre, où l’inégalité entre le centre et la périphérie correspondait à la division internationale du travail entre pays industriels et agricoles. Aujourd’hui, le nombre de travailleurs industriels dans le Sud dépasse plusieurs fois celui dans le Nord, bien que les niveaux de vie varient entre les régions. En même temps, la globalisation néolibérale n’abolit pas en tant que telle l’inégalité globale entre les pays, mais lui donne de nouvelles formes, préservant l’essence des relations hiérarchiques dans le système capitaliste mondial eu égard à la surexploitation de la main d’œuvre dans la périphérie. La globalisation de la production repose sur l’arbitrage mondial du travail (c’est-à-dire le transfert de la production vers des pays à la main d’œuvre bon marché) et le contrôle des chaînes de production globale par les corporations du Nord. Ceci mène à l’intégration d’échange inégal dans le processus de production globale, qui est dispersé géographiquement à travers des pays aux différents niveaux de coût de la main d’œuvre. Du point de vue de la théorie de la valeur marxiste, selon laquelle la valeur est créée dans le processus de production, la majeure partie du travail productif est effectuée par les travailleurs du Sud global, tandis que les fonctions concentrées dans le Nord, telles le développement, le design, la gestion, le marketing, le marquage et la publicité sont du travail non productif. Le fait que les chaînes de production concentrées dans le Nord ne créent pas réellement de valeur mais génèrent la majorité de la valeur ajoutée, indique que la valeur créée dans le Sud est capturée. Par conséquent, selon Lauesen, il serait approprié de parler davantage en termes d’économies « consommatrice » et « productrice », que d’économie de centre/périphérie.[1] En effet, une nouvelle interprétation productive – concernant le capitalisme global – est donnée à des concepts déjà établis en sociologie, tels « société de consommation » ou « société post-industrielle ».
La nouvelle division globale du travail a changé la structure de classe globale. Dans le Sud, la prolétarisation a été très active, largement basé sur le secteur informel de l’économie et le coût peu élevé de la main d’œuvre dû à la pression de la réserve géante de main d’œuvre. On ne peut parler de la formation d’une nouvelle classe moyenne dans le Sud que dans une faible mesure. En même temps, le vaste capital dans le Sud, qui est de plus en plus important selon les normes mondiales, est en train d’être globalisé dans une mesure bien plus grande que les classes laborieuses. Dans le Nord, il existe encore des « travailleurs […] avec davantage que des chaînes à perdre » {p. 295}, bien qu’ils deviennent plus fragmentés, entre autres en raison de la distribution inégale des coûts du néolibéralisme (traité ci-dessous). Le tableau se complique avec la migration globale, qui crée des enclaves du Sud dans le Nord.
Lauesen croit que la globalisation néolibérale a atteint une impasse, confrontée à une série de crises qui sapent sa dynamique. L’expansion géographique de la production à la recherche de main d’œuvre bon marché ne rapporte plus les mêmes bénéfices qu’au départ et conduit à des augmentations de salaire graduelles dans les économies productrices, dû à la lutte des classes qui s’y déroule. La poursuite de l’expansion de chaînes de production en Afrique et dans certains pays asiatiques est peu probable car ils « ne disposent pas du fort appareil d’État, de la stabilité politique ou de la taille de population nécessaires à une autre vague de prolétarisation significative ». {p. 315} Pour la même raison, Lauesen écarte la possibilité que la Chine devienne une nouvelle puissance hégémonique dans le système capitaliste mondial – selon lui, la Chine n’aura pas de périphérie disponible pour une surexploitation. Deux autres facteurs significatifs dans la crise de la globalisation néolibérale qu’aborde Lauesen, sont l’évasion fiscale du capital transnational, qui ne peut être séparée de la globalisation néolibérale, et qui a conduit au problème de la dette publique et des coupures budgétaires dans les pays du Nord, ainsi que les coûts environnementaux du consumérisme dans le Nord combinés à une faible régulation environnementale de la production dans le Sud. Par conséquent, nous sommes confrontés à la crise économique, politique et environnementale du capitalisme global, ce qui ouvre une fenêtre d’opportunité à un changement socio-politique radical.
La troisième partie du livre décrit les formes existantes d’anticapitalisme et ses perspectives dans le contexte de la crise du capitalisme néolibéral. Ceci est indéniablement la partie la plus intéressante de l’ouvrage passé en revue, car c’est ici que Lauesen non seulement résume les développements dans les théories contemporaines de l’impérialisme et de la dépendance, mais expose ses principales idées originales.
Considérant les caractéristiques de la structure de classe dans les « états parasites » du Nord global et leur influence sur la nature de la lutte politique dans le contexte de la crise de la globalisation, Lauesen identifie les principaux groupes de salariés suivants :
- des migrants avec ou sans papiers, qui sont victimes de racisme (et, en fait, ils sont les seuls représentants de la classe ouvrière exploitée de manière classique dans le Nord);
- des travailleurs industriels qualifiés ou non qui ont eu tendance récemment à soutenir des partis et mouvements de droite;
- des travailleurs qualifiés dans des secteurs-niches de haute technologie (pharmaceutique, biotechnologie, etc.) qui constituent la colonne vertébrale de la social-démocratie néolibérale;
- la classe administrative et créative engagée dans la gestion, le design, le marketing, le marquage, la finance, etc., restant les principaux partisans de la globalisation néolibérale;
- le précariat, une couche plutôt hétérogène, incluant à la fois des employés de courte durée à bas salaires, et des professionnels travaillant dans des secteurs hautement rémunérés, sans contrats de longue durée.
En général, le rôle des salariés dans les pays impérialistes demeure controversé : « Dans leur lutte contre le capital, les classes ouvrières du Nord global sont confrontées à un dilemme : d’une part, le néolibéralisme démantèle l’état providence, qui était le résultat des luttes de la classe ouvrière; d’autre part, le néolibéralisme est une exigence pour la production globalisée, qui aujourd’hui – via des taxes sur les salaires relativement élevés dans le Nord global rendus possibles par les bas salaires dans le Sud global – est devenue nécessaire pour maintenir l’état providence. Autrement dit, la relation entre l’aristocratie ouvrière et le capital est ambivalente. Au niveau global, l’aristocratie ouvrière bénéficie encore de l’ordre capitaliste, mais au niveau national, elle doit lutter encore plus fort pour obtenir sa part. Elle souhaite préserver le capitalisme mais sous une forme qui protège ses privilèges. Ceci devient de plus en plus difficile. » {pp. 429-30} Présentement, nous assistons à la formation d’alliances interclasses, qui incluent d’une part les travailleurs industriels, les secteurs vulnérables de la classe moyenne et les fractions nationales conservatrices du capital; d’autre part, le capital transnational, la strate supérieure de la classe moyenne et les professionnels des industries-niches. La première alliance de classes constitue la base de tendances politiques de droite[2], la seconde défend ce qui est impossible dans des conditions modernes : la préservation du système fonctionnant à sa manière habituelle. Les gauchistes qui supportent les formes classiques de social-démocratie (et non sa version néolibéralisée de « troisième voie ») ne sont pas capables de proposer une stratégie globale qui n’implique pas une lutte pour un état social local, mais la libération mixte des classes ouvrières du centre et de la périphérie. Donc pour Lauesen, réfléchir à une stratégie pour combattre le capitalisme a surtout du sens dans la perspective globale.
De ce point de vue, l’analyse du mouvement syndical international faite par Lauesen est très intéressante. Selon l’auteur, les deux principaux organes d’influence du mouvement syndical organisé sont l’Organisation internationale du travail (OIT : un organisme des Nations Unies dans lequel les pays membres sont représentés par deux délégués du gouvernement, provenant respectivement de la Fédération syndicale et de l’Association des employeurs) et la Confédération syndicale internationale (CSI : le plus important regroupement international de syndicats suite à la fusion de deux fédérations internationales en 2006), toutes deux étant incapables aujourd’hui de réellement représenter les intérêts de la classe ouvrière globale. L’OIT a une influence extrêmement limitée alors que la CSI, en raison de la plus grande couverture du Nord par le mouvement syndical, est contrôlée par des organisations représentant une minorité de la classe ouvrière mondiale. Les syndicats des pays du centre et de la périphérie faisant partie de la CSI ont des priorités différentes (protéger les industries du transfert industriel dans le premier cas, et les niveaux salariaux dans le second) et s’appuient sur des stratégies de lutte différentes (le lobbyisme dans le Nord et la mobilisation de masse dans le Sud). Ce chapitre cible les mouvements de masse des travailleurs migrants chinois, les mineurs en Afrique du Sud, et les syndicats sociaux des femmes indiennes (qui se distinguent des syndicats classiques en ce qu’ils abordent un plus large éventail de questions).
Dans le chapitre traitant des partis et mouvements, Lauesen se concentre sur le Parti communiste chinois et les mouvements sociaux opposés à la globalisation néolibérale. De son point de vue, le choix final de la voie de développement de la Chine reste à faire, et il existe une aile gauche dans le PCC qui peut devenir plus forte avec la croissance du mouvement ouvrier dans le pays, ce qui, à son tour, aura d’énormes conséquences sur la situation mondiale. En même temps, Lauesen fait une évaluation assez positive de l’expérience des Zapatistes mexicains qu’il a visités en 1996 peu après sa libération de prison. Il note à la fois la nature transnationale de leur stratégie, qui leur a apporté le soutien de sympathisants à travers le monde et une protection contre la répression par le gouvernement mexicain, et leur rejet du centralisme démocratique et de la lutte pour le pouvoir étatique.
Quelles sont les perspectives pour l’anticapitalisme dans un monde divisé? En se basant sur le travail de John Foran {Foran 2005}, qui a identifié un certain nombre de conditions nécessaires aux révolutions dans les pays du « tiers-monde »[3], Lauesen affirme que quelques-unes d’entre elles ont déjà été remplies dans le Sud global, tandis que d’autres sont en train d’être crées dans le contexte de la crise de la globalisation néolibérale.
À son avis, il existe un certain nombre de conditions préalables objectives pour se diriger vers le socialisme. La précédente victoire sur le colonialisme a aidé à s’assurer que l’anti-impérialisme se développe en une lutte de classes contre la surexploitation capitaliste, tandis que la globalisation de la production a fourni aux pays du Sud global des forces productives développées et leur permet de supprimer partiellement leur liaison avec le système capitaliste mondial, non sur la base de l’autarcie mais sur celle d’une coopération Sud-Sud. En même temps, l’importance croissante du Sud dans l’économie globale rendrait palpable l’impact de possibles changements révolutionnaires sur le système global dans son ensemble. D’autre part, ceci ne signifie pas pour Lauesen qu’il n’y aura pas d’activistes dans le Nord capables de s’orienter vers une perspective globale pour la libération de l’humanité entière plutôt que de protéger les privilèges de classe de l’aristocratie ouvrière – et dans le contexte du chaos imminent, de tels activistes peuvent avoir un rôle très significatif à jouer.
Notes
[1] Ce terme, selon Lauesen, dépeint les pays du Sud comme quelque chose d’insignifiant pour le capitalisme global, bien qu’il n’ait pas eu de telles connotations intialement.
[2] L’alliance inclut la classe ouvrière industrielle du Nord; ses demandes de protectionnisme industriel et de restrictions à la migration, doivent être comprises non pas tant dans la perspective de la lutte des classes de la base traditionnelle du mouvement de gauche – qui a été perdue ”à cause” de l’aveuglement des intellectuels de gauche, comme l’affirme Boris Kagarlitsky dans son dernier livre {2017} – que comme preuve que dans la lutte pour ses privilèges, l’aristocratie ouvrière peut passer à des positions ouvertement de droite.
[3] Elles comprennent: le développement dépendant, le régime personnaliste, l’état colonial ou la “politique ouverte” en tant que régime politique; la culture politique d’opposition; le ralentissement économique; « l’ouverture systémique mondiale », c’est-à-dire les conditions favorables au déroulement de la révolution à une échelle globale, par exemple, une distraction hégémonique des problèmes internes.