Entretien avec l’artiste palestinienne Shuruq Harb, menée par Amélie David, correspondante du journal

Shuruq Harb est une artiste, réalisatrice et écrivaine palestinienne @Onassis Foundation

Shuruq Harb est une artiste, réalisatrice et écrivaine palestinienne, actuellement installée à Ramallah en Cisjordanie. Pour elle, l’art est une forme de résistance, qui prend ses racines dans l’oppression que subit la population palestinienne. Cette résistance se révèle à travers de multiples initiatives, comme celle de la Fondation Sakiya, à laquelle elle a participé récemment. L’artiste revient sur cette expérience et son impact sur son travail.

Journal des Alternatives : Les artistes palestinien.nes sont engagé.es, c’est peu de le dire. À travers leur art, il est question de résistance et il y a toujours l’idée de délivrer un message, de se faire entendre. Dans votre cas, pourquoi avoir décidé d’incorporer des thèmes et des pratiques écologiques à votre art pour parler de votre combat?

Shuruq Harb : Je ne pense pas qu’il faille voir l’art comme une entité à part entière. Quand on regarde la manière dont la Fondation Sakiya se décrit, on parle d’agriculture, d’écologie, d’architecture… Il y a déjà tout ce mélange. Je pense que nous vivons dans un monde où, professionnellement, nous sommes déjà très séparé.es selon nos disciplines artistique, éducative, architecturale, etc. Je pense que nous devons avoir une approche plus holistique.

Le projet de la résidence Sakiya allie art, agriculture. élevage et écologie @sakiya.org

Nous sommes relié.es à la terre, au paysage, à la végétation, à cette écologie. C’est un savoir transmis de génération en génération. Ce n’est pas quelque chose que l’on apprend dans les livres… Quand nous n’avons pas accès à la terre, nous en sommes séparé.es… Des espaces comme Sakiya insistent pour que les artistes utilisent des matériaux naturels comme la boue. De cette manière, cela peut aider à être plus créatif, à être connecté à la terre, à être dans le moment présent.

Depuis longtemps, le rôle des artistes palestinien.nes est d’aller à la rencontre des autres

C’est une manière de mettre au défi ce modèle néolibéral qui a fait accélérer nos vies. Cela permet de penser aux ressources dans un sens différent. Et donc, je n’aime pas penser à l’art comme une seule discipline séparée de l’agriculture par exemple. Depuis longtemps, le rôle des artistes palestinien.nes est d’aller à la rencontre des autres, d’avoir des conversations, car les solutions viennent souvent d’une pluridisciplinarité et des échanges avec les autres. À la fin, c’est une question de communauté et non d’une discipline seule.

JDA : Justement, parlez-nous de votre résidence à Sakiya et de votre rapport à la Fondation. Quand et comment avez-vous commencé à travailler avec Sakiya?

Shuruq Harb : Ma première résidence à Sakiya s’est déroulée en 2021. Je suis restée sur le site dans une montagne près de Ramallah. J’étais très excitée de connaître les apprentissages de celles et ceux qui ont fondé Sakiya, sur la manière de vivre et sur la rénovation du bâtiment de la Fondation suivant des techniques anciennes. Pendant que j’étais là-bas, ce qui m’a fortement frappée, c’est cette ironie d’être sur une montagne qui en fait a été préservée par défaut, en raison de son statut politique.

Une vue de la résidence à partir du pied de la colline à Ein Qiniyyala @Sakiya.org

JDA : C’est-à-dire?

S.H : Cette résidence m’a aidée à prendre conscience du statut si particulier d’un territoire palestinien régi par des règles militaires israéliennes, tout en étant un peu dépendant de l’Autorité palestinienne… un entre-deux nébuleux. Il y avait une profonde sérénité qui se dégageait. Le fait d’être en contact avec le paysage et les animaux est très intime dans un sens…

Mais en même temps, c’est un site qui est en danger en raison des colons qui sont tout proches, qui attaquent sans cesse et qui essaient de s’emparer de ces terres. J’ai vraiment été inspirée par ce sentiment et c’est ainsi que j’ai commencé à réfléchir et à développer un film de 14 minutes intitulé En présence de l’absence. Ce court-métrage est centré sur la lecture d’une des pierres qui se trouve autour du site parce que c’est assez unique. Un site où l’archéologie se mêle à l’écologie et à l’agriculture. Et cette pierre nous aide à déchiffrer toutes ces couches de culture.

JDA : En quoi cet endroit a été important pour vous en tant qu’artiste et l’est pour le monde artistique palestinien?

S.H. : D’abord, Sakiya est un projet artistique en lui-même, car il s’agit d’un site incroyable, mais menacé comme tous les endroits où il y a l’occupation. Celle-ci existe pour prendre, extraire, autant de terre que possible, pour empêcher toute continuation urbaine et sociale et pour interrompre la vie palestinienne. C’est l’un des seuls sites qui n’est ni dans un village ni dans une ville. L’acte de créer un tel site est important politiquement et artistiquement.

Activités agricoles au piend de la résidence de Sakiya @sakiya.org

La population palestinienne vit souvent dans des villes suffocantes. Sakiya est un endroit très agréable, car il est respirable. C’est un des seuls espaces naturels qui nous reste. Je crois qu’il est important pour nous de penser l’archéologie et l’écologie ensemble. L’art palestinien est une manière de se questionner politiquement et Sakiya, en ce sens, résiste à l’occupation.

C’est un endroit où il est possible à la fois de voir la nature et l’occupation. Cela vous force vraiment à penser à l’art, à la politique, à la nature et à l’écologie et aux décisions qui sont prises.

JDA : Comment mettez-vous tout ceci dans votre art? La politique, l’écologie, la résistance à l’occupation… Comment cela s’insère-t-il dans votre travail artistique?

S.H. : C’est une question difficile à répondre… Mais je crois que cela vient surtout des sujets sur lesquels je choisis de travailler. Le film sur lequel je suis en train de travailler avec Nadi Abusaada parle de la vallée du Jourdain, un espace qui est lui aussi menacé, car les gens là-bas n’ont plus accès à l’eau ni à la terre. Nous souhaitons mettre en avant cet aspect et le documenter.

Je travaille actuellement sur un long métrage documentaire intitulé «Al Mashrou»» sur la Société de développement arabe (ADS) à Jéricho en Palestine. Il explore les répercussions durables de ce projet transformateur des années 1940 et ses idées prospectives sur l’avenir de la Palestine. À travers cette documentation et cette communication, nous souhaitons participer à cet effort de résistance. Ainsi, notre but est de pouvoir résister à l’aliénation. Il est important de rappeler qu’il n’est pas vraiment possible de séparer la politique de l’écologie.


À propos de Sakiya

La Fondation Sakiya est une académie artistique dédiée à la production et au partage de connaissances expérimentales. Sakiya allie les traditions agraires locales à l’art contemporain et aux pratiques écologiques. L’organisation est installée sur une montagne près de Ramallah, en Cisjordanie, et offre un programme de partage de connaissances entre agriculteurs. trices, artisans et des entrepreneur.es, ainsi que des artistes et des personnes qui font de la recherche localement ou qui visitent le site. Au cœur des programmes de Sakiya se trouve la production alimentaire, des expositions, des publications et des ateliers de formation qui explorent les intersections entre l’art, la science et l’agriculture dans un modèle durable et reproductible.