On trouvera ci-dessous la première partie d’une entrevue réalisée par Catherine Tricot avec Gus Massiah. Elle fut publiée dans la revue Regards en avril 2025 (regards.fr), avec l’aimable autorisation de Gustave Massiah. NDLR
Que faire quand les temps paraissent incompréhensibles ? Retourner voir son professeur. Gus Massiah, économiste, ingénieur et urbaniste fut le mien… Il est une figure importante à l’échelle internationale du mouvement altermondialiste, engagé depuis les années 60 dans les luttes et les institutions internationales en faveur du développement et de la décolonisation. Il a souvent accompagné Regards de ses analyses panoptiques. Il était l’homme de la situation.
Catherine Tricot
CT – Comment comprends-tu ce temps bouleversé ?
GM – Nous sommes dans un moment de crise structurelle du mode de production capitaliste, un changement de période historique bien au-delà de l’élection de Donald Trump. Même si l’élection de Trump dramatise la situation et introduit de nouvelles incertitudes. Le social, l’écologique, le démocratique sont interpellés et bouleversés et se redéfinissent aux différentes échelles, locales, nationales, des grandes régions et mondiale. Nous sommes dans une période de rupture, de crise structurelle du mode production capitaliste, mais il ne s’agit pas d’une sortie du capitalisme.
Quels sont ces bouleversements qui te permettent de parler de rupture ?
Je dirai : la décolonisation et la montée des Suds ; l’écologie ; la démocratie et enfin les nouveaux rapports sociaux, avec notamment le numérique.
Une première conséquence, les classes sociales sont en mutation. A commencer par La bourgeoisie financière. Trump, Milei et Musk ont perdu toute mesure et c’est la première fois qu’on a une affirmation aussi violente du pouvoir des milliardaires. La classe productive est elle aussi en plein bouleversement avec la transformation du travail et des compétences. Et, à l’échelle mondiale et dans chaque société, la montée des précaires et de la classe moyenne.
Une deuxième conséquence, en lien avec l’écologie, est la crise du productivisme.
Mutations des classes et crise du productivisme se traduisent par une montée des mouvements sociaux, à la fois complémentaires et alternatifs aux classes sociales : le mouvement des femmes, l’écologie, l’antiracisme, l’immigration, les peuples premiers, le logement et la ville, l’éducation.
Ces éléments me conduisent à dire que nous sommes dans une période changement historique, de crise du mode de production.
La poussée de l’extrême droite partout dans le monde serait une réaction à ces mutations ?
Oui, en partie. Mais pas seulement. La montée de l’extrême droite tient, en partie, à la peur et au refus des mouvements sociaux qui bouleversent l’idéologie dominante. Quand Trump s’en prend aux femmes et aux Trans il exprime avec violence sa crainte de ces changements.
Pour comprendre la montée de l’extrême droite, je me suis demandé ce qui s’était passé dans les changements et les crises précédentes du mode de production capitaliste. Je me suis rendu compte que toutes les crises structurelles du mode de production capitaliste ont commencé par une montée de l’extrême droite, suivie par des réponses de gauche puis par une mutation du capitalisme. Cette temporalité des crises est très frappante.
Pour identifier les crises du mode de production capitaliste, on peut partir des crises financières structurelles, celles de 1873, de 1929, de 1976, de 2008. Chaque crise financière marque une rupture ; elle est le point d’orgue d’une période de crise de vingt à quarante ans avec ses luttes sociales, idéologiques, culturelles, souvent accompagnées de guerres.
La crise de 1873 se prolonge par la Longue dépression qui dure de 1873 à 1896 ; elle marque le passage du capitalisme libéral au capitalisme monopoliste avec la naissance des grands groupes industriels, la forte intervention des banques et le développement du capitalisme financier. La période commence, avec l’extrême droite et Mac Mahon et se poursuit, vers 1890, avec l’émergence de la nouvelle extrême-droite avec Charles Maurras. Mais, c’est pendant cette crise qu’interviennent la création de la Première Internationale, en 1864, à Londres, et la Commune, en 1871, à Paris. Ce sont les répliques de gauche à cette crise du capitalisme. Cette crise se prolonge par la seconde révolution industrielle, de 1880 à 1914 ; celle de l’électricité, du pétrole et de la chimie.
Deuxième grande crise, financière, celle de 1929 ; la grande crise, qui commence en 1914 et s’achève en 1945 et qui comprend deux guerres mondiales. Elle est marquée par la montée du fascisme. Mais elle voit aussi la montée du Front populaire. Elle se prolonge par le fordisme, nouvelle forme du capitalisme, qui s’imposera après la deuxième guerre mondiale et dominera jusqu’en 1976.
Troisième grande crise financière celle qui commence en 1973 avec la crise pétrolière et le krach financier de 1976. Avec le coup d’état au Chili de Pinochet en 1973, et les dictatures dans plusieurs pays, c’est l’expérimentation et l’imposition du néolibéralisme. Elle se combine avec la montée du Sud. En 1989, la fin de l’Union soviétique laisse croire à la « fin de l’histoire » et à la victoire et l’éternité du capitalisme. Mais la crise de 2008 dément cette fausse certitude et ouvre la crise du néolibéralisme.
La crise de 2008 est vécue comme une surprise par tous ceux qui croyaient à « la fin de l’histoire » et à la victoire définitive du capitalisme. Les mouvements des Indignés, les Occupy, les révolutions arabes, les forums sociaux jusqu’à l’insurrection tunisienne de 2015 amorcent une réponse de gauche à cette nouvelle crise financière.
Puis vient la régression avec la répression.
La montée de l’extrême droite actuelle n’est donc pas un phénomène exceptionnel. Elle fait partie des grandes séquences de mutation du capitalisme. Mais elle s’accompagne toujours de réplique de gauche et d’une mutation du capitalisme.
… Voilà un optimisme réconfortant.
Oui, absolument. Les répliques de gauche n’ont jusque-là pas gagné complètement, mais elles modifient l’avenir. Par exemple, après la seconde guerre mondiale, il y a eu une transformation fordiste qui a laissé place à de nouveaux équilibres dans les rapports de classes et dans les rapports internationaux.
On peut en tirer une première conséquence : l’avenir n’est pas écrit et il sera contradictoire. Les issues des crises seront contradictoires. Il n’y aura pas d’avenir parfait et une résolution définitive des contradictions. Pas de catastrophe absolue non plus, même si des guerres sont possibles.