Pierre Beaudet
Au moment où se poursuit le décompte du vote dans quelques états, l’incertitude demeure encore pour l’élection états-unienne, bien que la perspective d’une courte victoire de Joe Biden semble plus probante. Nonobstant le résultat final, il y a des tendances qui émergent.
La résilience des Républicains
De toute évidence, il n’y a pas eu de « vague bleue ». Trump a remporté plus de votes que lors de l’élection de 2016 (plus de 65 millions). Biden aussi a eu beaucoup de votes. Mais au total, le pays est fracturé en deux. Trump domine largement en dehors des grands centres urbains. Il garde un appui majoritaire chez la population masculine blanche, ayant même réussi de rallier une partie importante (plus de 30 %) du vote latino. Biden a sauvé la mise, de justesse, dans les États du Midwest où abondent les couches populaires déchues (les « hommes en colère). Peut-être plus important encore est la force républicaine au niveau du Congrès (ils ont de bonnes chances de dominer le sénat et ils ont remporté plusieurs victoires à la chambre des représentants (qui aboutit avec une faible majorité démocrate).
La grande coalition réactionnaire
En réalité, le « bloc hégémonique » de droite a tenu le coup. Certes, il s’agit d’une coalition hétérogène, donc relativement fragile, mais à maintes égards encore très puissante. L’oligarchie financière s’est résignée aux frasques de Trump en profitant d’une fiscalité très avantageuse pour le 1 % et le 10 %. Avant la pandémie, les résultats économiques étaient positifs, moins à cause de la politique de Trump que du rebond temporaire après la crise de 2008. Les « hommes blanc en colère » constituent les troupes de choc qui alimentent la base ultra-droite, des milices aux bataillons du Tea Party. L’apport des évangéliques et des catholiques de droite soudés par leur opposition aux droits des femmes reste très important dans plusieurs régions du pays. Tout cela ensemble constitue une formidable force de blocage qui va continuer à s’aggraver, paralysant une bonne partie des institutions y compris la présidence.
L’échec démocrate
En bloquant la proposition de renouvellement autour de Bernie Sanders, l’establishment démocrate dont les liens avec Wall Street et Silicon Valley sont déterminants savait ce qu’elle faisait. Le choix d’un vieux politicien de carrière sans charisme ni vision s’imposait pour maintenir le statu quo tout en se débarrassant de Trump. Le coût à payer devait nécessairement être lourd, mais pas autant que l’avaient prévu les stratèges démocrates. La mobilisation électorale des couches populaires, notamment africaines-américaines, plus forte qu’auparavant, est restée cependant confinée à un peu plus de 50 % de cette population. La tentative de faire porter la campagne sur la pandémie et l’incroyable malgestion de Trump n’a pas fonctionné. Les mouvements populaires des dernières années, de Black Lives Matter en passant par les féministes et les jeunes urbains, sont restés en marge, sans enthousiasme. On a voté contre Trump plutôt que pour Biden, par résignation. Il n’en reste pas moins que la gauche démocrate a fait quelques gains au Congrès (dont les candidats endossés par les Democratic Socialists of America) et aussi dans quelques États dont celui de New York. Cette évolution pourrait être prometteuse à moyen et long terme.
La guerre de position
Selon Meagan Day de la revue Jacobin, Biden risque d’être coincé entre l’arbre et l’écorce. Les promesses de redémarrer le projet d’assurance-maladie, la gratuité universitaire pour les ménages modestes, le retour des États-Unis dans le cadre des accords de Paris pour faire face au défi climatique et tant d’autres idées lancées durant la campagne électorale, seront quasiment impossibles à réaliser. Il faut dire que Biden s’est toujours rangé derrière des positions conservatrices, ce qu’ont illustré ses appuis indéfectibles à la globalisation économique et la financiarisation. Les progressistes sont bien conscients de cela et appellent déjà à des mobilisations plus vigoureuses dans la foulée des manifestations anti-racistes. Il est certain que la polarisation actuelle révèle d’importantes fractures générationnelles, où une bonne partie des jeunes s’est radicalisée ces dernières années, ce qui pourrait être porteur d’un renouvellement de la culture politique et la mise en place de coalitions larges autour de l’égalité et de la justice sociale et écologique.
L’empire déclinant
Trump avait promis (« Make America Great Again ») de rétablir la suprématie américaine mise à mal par la montée de la Chine et les conflits à perpétuité dans tous les coins du monde, y compris au Moyen-Orient. Sur à peu près tous ces dossiers, cela a été un échec. Certes, l’administration Trump a réussi, jusqu’à un certain point, à « punir » les récalcitrants avec l’aide d’alliances douteuses (Israël, l’Arabie saoudite, l’ultra droite en Europe et en Amérique latine). Mais malgré diverses tentatives, Trump n’a pas réussi à déstabiliser la Chine. L’Iran, le Venezuela, Cuba, la Corée du Nord et d’autres « cibles » trumpiennes, ont tenu le coup bien qu’affaiblies et appauvries. Ce déclin de l’empire américain date de plusieurs années, voire décennies. Rien n’indique que les États-Unis, sous Biden ou même avec Trump, seront en mesure de rétablir la « pax americana » au-delà d’aventures militarisées qui restent cependant très dangereuses pour le monde.