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Claire Comeliau, correspondante en stage

La guerre impérialiste que subit l’Ukraine depuis 2014 et certaines réactions occidentales remettent en lumière un terme poussiéreux de la guerre froide : le campisme. Les tensions qu’il entretient avec l’internationalisme révèlent un changement de paradigme dans les relations internationales, rendant ce cadre d’analyse obsolète aujourd’hui.

Une invasion impérialiste face à une gauche désunie

Quand on en vient à évoquer la guerre en Ukraine dans les milieux de la gauche occidentale, on s’aperçoit vite que c’est un sujet qui divise et qui révèle un certain malaise dans ce spectre politique, pourtant promoteur de discours sur un « monde libre ».

Pourquoi une majorité de la gauche défend sans relâche le droit du peuple palestinien – et à juste titre – mais reste plus en retrait et parfois aphone lorsqu’il s’agit de l’Ukraine ? L’invasion russe relève pourtant du colonialisme de peuplement, comme le montrent l’annexion de territoires et la déportation de la population civile. L’agression baigne d’impérialisme, au détriment du peuple ukrainien qui lutte pour son droit à disposer de lui-même, droit figurant à l’article premier de la charte des nations unies.

On observe ces comportements détachés face à l’invasion dans une partie des milieux pacifistes et non alignés de la gauche occidentale. Ces positions font écho à certains votes, comme celui de cette Résolution appelant au renforcement du soutien à l’Ukraine le 12 mars 2025 votée à l’Assemblée nationale en France. Lorsque l’on se penche sur la synthèse du vote, on note que les 54 votes « contre » sur 474 votants sont issus du groupe « Gauche Démocrate et Républicaine » et du groupe de « La France insoumise ». Sous couvert du pacifisme et d’antimilitarisme, ils s’opposent au soutien financier et militaire à l’Ukraine, au point de voter contre des résolutions en faveur d’une paix durable. Ce positionnement est notamment influencé par ce qu’on appelle le campisme, un vestige de la guerre froide.

Le campisme : de la guerre froide à aujourd’hui

A l’époque de la guerre froide se dressait un monde bipolaire où s’affrontaient deux idéologies antagonistes : le capitalisme étatsunien et le communisme de l’Union soviétique. Le campisme désigne l’alignement systématique derrière Washington ou Moscou et incarne la vision dualiste du monde dans lequel il fallait impérativement choisir son camp entre un capitalisme impérialiste ou un communisme présenté comme anti-impérialiste.

Les deux superpuissances voulaient voir leur idéologie adoptée, quitte à soutenir des régimes autoritaires. Les Etats-Unis, en soutenant la dictature militaire d’Augusto Pinochet au Chili, après avoir appuyé le coup d’Etat à l’encontre du président socialiste Salvador Allende, en donnent un exemple frappant. Mais, si l’URSS s’est effondrée et la guerre froide terminée, le « campisme », lui, a survécu.

En revanche, le campisme post guerre froide a pris une nouvelle forme et se manifeste en soutenant, explicitement ou non, tout régime ou mouvement allant contre les Etats-Unis. Ce néocampisme est avant tout un positionnement instinctif contre Washington. Dès lors, on cerne mieux le tropisme anti-atlantiste ou contre OTAN que l’on peut retrouver dans certains milieux de gauche. C’est une logique de blocs prise dans le jeu des puissances étatiques qui conçoit les conflits politiques de manière binaire. La lutte obstinée contre l’impérialisme ne se joue plus dans les mêmes conditions qu’au temps la guerre froide.  Quand on s’attarde sur les positions adoptées et décisions prises face l’invasion de l’Ukraine on observe clairement une manifestation de ce néocampisme.

Des échos néocampistes dans l’analyse de l’invasion

Le récit selon lequel l’OTAN serait responsable de l’invasion de l’Ukraine du fait de l’humiliation infligé à la Russie ou du sentiment d’insécurité de Poutine face à la potentielle entrée de l’Ukraine dans l’organisation – une demande émanant de l’Ukraine elle-même – est typiquement issu du campisme. En réalité, la guerre de Poutine contre l’Ukraine est une guerre impérialiste. Depuis l’annexion de la Crimée en 2014 qui marque le début de la guerre, il est indéniable que le dirigeant russe tente de reconstituer une grande Russie, animée par la nostalgie de l’URSS. La volonté expansionniste de Poutine se réalise au détriment de ses pays voisins : les droits des peuples à disposer d’eux même et le respect des droits de l’Homme en font les frais.

Ces échos néocampistes se manifestent dans certains milieux pacifistes de gauche. Aujourd’hui, le monde n’est plus bipolaire, mais multipolaire : les rapports de force et les dynamiques ont largement changé. Certains incluaient la Russie dans le camp « anti-impérialiste », mais le rapprochement clair entre Trump et Poutine les oblige à revoir leur analyse géopolitique. Tous deux soutiennent les extrêmes droites européennes, diffusent de fausses informations, sont climatosceptiques et accaparent des ressources… La complicité nouvelle entre les deux oligarques dérange la vision anti-atlantiste et campiste. On ne peut plus nier la convergence impérialiste entre la Russie et les Etats-Unis, et cela heurte la manière de voir le monde chez une partie de la gauche radicale. La Russie est impérialiste, et à ce titre, mérite la même condamnation que les Etats-Unis ou Israël. Les multiples menaces de Trump de quitter l’OTAN et ses différentes prises de parole à ce sujet attestent du désintérêt de ce dernier à l’égard de l’organisation et du renouvellement de l’ordre mondial.

Il faut déconstruire le récit selon lequel critiquer la Russie revient à défendre l’OTAN ou la politique étrangère des Etats-Unis. Critiquer à la fois l’impérialisme russe et les interventions occidentales ne relève pas de la contradiction ; c’est au contraire le campisme qui, en confondant critique d’un État et soutien automatique à son rival, produit cette fausse opposition.

C’est aussi la nature du gouvernement de Zelensky qui gêne : des scandales de corruption et l’orientation néolibérale du régime expliquent en partie la raison de ce retrait d’une partie de la gauche quand il s’agit de défendre le pays. Pourtant, la gauche d’aujourd’hui devrait défendre la population en tant que telle et ne pas la rattacher à la nature de son gouvernement.

Pour un internationalisme

L’internationalisme est une valeur au cœur de l’identité de la gauche qui se bat pour la diffusion de la paix, de la justice sociale et des droits humains au niveau transnational.

Cette vision néocampiste manichéenne de la société entrave le véritable internationalisme qui se place comme le défenseur des peuples et de leurs droits fondamentaux, au-delà des frontières. Il faut réussir à se détacher de cette vision étatique pour se soucier des êtres humains, parfois aliénés par les décisions gouvernementales et la nature de leur régime.

Concernant l’invasion de Ukraine, il est nécessaire d’arrêter de l’analyser sous le prisme de la guerre froide et d’un œil anti-impérialiste : c’est une vision anachronique des réalités géopolitiques mondiales. Le monde multipolaire dans lequel nous vivons aujourd’hui rend irrationnels et obsolètes les raisonnements campistes. Le soutien des gauches au peuple ukrainien, victime de l’impérialisme russe, devrait être une évidence.