Pierre Beaudet
Non, ce n’est pas à propos d’une autre suite au film de Denys Arcand. Depuis déjà plusieurs années, des historiens, analyses et autres experts, parlent du déclin de la superpuissance états-unienne. Le grand Immanuel Wallerstein voyait la chose sur la « Longue durée », à partir des déboires économiques des années 1970, à travers la catastrophique défaite au Vietnam, la crise pétrolière, la crise économique larvée et même le retour des conservateurs (Ronald Reagan). Selon lui, cette descente est irrésistible et même s’accélère (crise financière de 2008, enlisement au Moyen-Orient, perte de compétitivité face à la Chine, révolte larvée des millions de chômeurs gradués d’Occupy, etc.). Comme la Grande-Bretagne qui avait dominé le monde au 19ième siècle, les États-Unis auraient atteint leur point de saturation. Les frasques de Trump seraient un reflet, une conséquence de ce déclin systémique. Les attaques contre le multilatéralisme (ONU, accords de libre-échange, G7) seraient des conséquences de cette situation. Les États-Unis seraient un peu une sorte d’« ours blessé », affaibli mais encore fort, un peu sonné, prêt à mordre.
La « tendance »
Cette métaphore me semble en partie juste. Prenons les faits. Il est indéniable que l’hyper puissance (pour reprendre les termes de l’ancien ministre français Védrine) n’occupe plus du tout la place qui avait été la sienne à la suite de la Deuxième Guerre mondiale. L’union européenne et les pays « émergents » (en premier lieu la Chine) sont plus dynamiques économiquement parlant, en chauffant les États-Unis un peu partout, y compris dans des secteurs de haute technologie. Certes Wall Street et Silicon Valley restent encore dominants, mais leur avance rétrécit. Par exemple, dans le domaine des armements très techno et même dans l’informatique, l’écart qui continue d’exister (en faveur des États-Unis) se rétrécit. Les observateurs par exemple notent les progrès spectaculaires de la Chine et de son allié russe qui, « grâce » à l’expérience acquise en Syrie, menace la supériorité américaine dans l’espace aérien.
On voit là que le militaire et l’économique sont très étroitement liés.
Dans des domaines plus prosaïques, les États-Unis sont évidemment sur une pente descendante, l’éducation primaire et secondaire par exemple (les écoles publiques sont dans un état lamentable qui se compare mal même avec la situation pas très rose au Québec). L’intervention de l’État et une certaine redistribution des revenus, qui avaient toujours été vu avec suspicion, avaient été relancée par le New Deal de Roosevelt, Mais dans le rebond des années 1980, avec l’essor du néolibéralisme, on est dans une large mesure revenus au capitalisme « sauvage » d’avant la crise, d’où l’aggravation des écarts, mais également la dégradation des infrastructures publiques, la sérieuse détérioration des salaires et des conditions de travail, la montée de la précarité et de la pauvreté (le phénomène des « working poor » dont le salaire ne parvient pas à assumer les besoins essentiels des familles).
Le résultat des politiques entamées bien avant Trump (y compris lors de la présidence de Bill Clinton, qui avait « ajusté » les politiques démocrates au goût des banquiers) se voit aujourd’hui dansun pays déchiré et divisé, secoué par la montée d’une extrême-droite bien ancrée dans de vastes secteurs de population (et dominante au sein du Parti républicain), et agissant sur la scène internationale, comme évoquée auparavant, comme un énorme « ours blessé ».
Ce narratif résume de manière très succincte l’analyse qui prévaut un peu partout.
Il y a deux problèmes avec cette explication.
Ce n’est pas un épiphénomène
D’abord, la crise larvée actuelle est présentée comme une sorte d’« accident », de « mauvais tournant » imposé par la démagogie et la manipulation, identifiées à Trump. On dit rarement, pour ne pas dire jamais, que Trump dans une large mesure continue sur la voie tracée par ses prédécesseurs, y compris, d’ailleurs, par Obama : fiscalité de plus en plus favorable aux hauts salariées et aux entreprises, politiques austéritaires avec renforcement des dimensions policières, redéploiement militaire, etc. Par conséquent, on se met à espérer que les États-Unis reviennent à la « raison », avec un Parti démocrate relooké par exemple.
Deuxième erreur, on fait de la tendance au déclin un fait accompli, d’une manière essentialiste (chaque empire finit par tomber), ou bien sans trop de respect aux faits. Même en déclin, l’ours blessé n’est pas à terre. Il est debout et il se bat sur tous les fronts. Les attaques actuelles contre les accords commerciaux ne sont pas seulement du « délire » comme le disent les experts patentés, Trudeau ou Macron. Il y a là une stratégie pour renégocier (et non abolir) ces ententes pour donner avantage aux États-Unis. Il se pourrait, je dirais même qu’il est probable, que Trump sera validé du fait d’une capitulation prévisible de ses alliés-subalternes, qui vont plier l’échine (encore une fois), quitte à renvoyer la facture aux travailleurs, aux fermiers, aux artistes, qui devront accepter la perte de revenus et de droits. Il se pourrait aussi que les États-Unis s’entendent avec l’Europe pour cibler la Chine, « coupable » d’être « trop présente » sur les marchés de capitaux et les investissements internationaux.
Les capitalistes canadiens, par ailleurs, pourraient délocaliser plusieurs entreprises vers les États-Unis, pour profiter, entre autres, des énormes réductions fiscales. Certes, on ne peut tout délocaliser, à commencer par les alumineries (qui sont au Québec en bonne partie parce qu’ils profitent des taux très bas de l’électricité).
Pour terminer, le déclin militaire des États-Unis, évident dans les guerres récentes au Moyen-Orient est loin d’être un dossier clos. D’une part, Trump augmente et toujours plus les ressources financières au budget militaire, ce qui est en partie du bluff, en partie pour faire face à toutes les éventualités. D’autre part, et c’est relativement nouveau, Trump évoque la possibilité d’attaques nucléaires « tactiques », notamment contre l’Iran, ce qui serait énormément risqué, mais qui n’est pas exclus. La véritable cible de toutes ces manoeuvres est en dernière instance la Chine et ses alliés.
Comme quoi l’ours blessé a encore des griffes…
Tout cela pour dire que les « optimistes » qui pensent que le déclin est un effondrement à retardement devraient y penser deux fois. À gauche, on a une petite tendance naturelle à prévoir l’effondrement du capitalisme et des empires. Les révolutionnaires du siècle dernier pensaient sérieusement que le capitalisme était à l’agonie. Plus récemment, surtout dans le sillon des grandes luttes de libération nationale dans le sud, on a pensé naïvement que l’heure de l’émancipation avait sonné.
Ce n’était pas le cas. Le capitalisme s’est restabilisé avec l’impulsion de Keynes. Les États postcoloniaux se sont rendus compte que la domination ne passait pas seulement par l’absence d’indépendance politique et que le capitalisme globalisé avait bien d’autres cartes en mains pour maintenir le dispositif de l’oppression.
On est donc devenus plus prudents, ce qui doit nous conduire à des analyses plus fines, plus détaillées du phénomène de l’Empire. Cela serait d’autant plus important de le faire devant le fait que la droite québécoise et canadienne est assez embourbée sur le dossier. Malhonnête intellectuellement et politiquement, l’État présente le libre-échange comme l’alternative « démocratique » au protectionnisme, alors que ce sont les politiques néolibérales libre-échangistes qui ont le plus affectée négativement les couches populaires et moyennes depuis 30 ans.
L’analyse de l’impérialisme, ancien et nouveau, s’avère également cruciale au moment où des secteurs du mouvement populaire, des syndicats par exemple, sont embrigadés par les gouvernements néolibéraux pour faire ce qui est à mon avis une mauvaise bataille contre Trump. On peut comprendre la détresse des travailleurs et des travailleuses des alumineries devant les hausses de tarif qui vont diminuer les exportations. Mais c’est une erreur grave de penser que le seul choix est de soutenir Trudeau contre Trump. Nos gens du Saguenay sont menacés régulièrement parce que l’économie canadienne, concentrée dans les finances et les ressources naturelles, s’ouvre et se ferme au gré des fluctuations des « marchés » internationaux (lire les opérations spéculatives de Wall Street et la compétition d’autres États).
La solution alors n’est pas de défendre Rio Tinto, encore moins de « négocier » un traité de l’ALÉNA plus « gentil », mais d’entreprendre une réorganisation plus fondamentale de l’économie, en dehors du périmètre usé et désavantageux de l’exportation des ressources. Est-ce que cela sera facile ? Certainement pas. Est-ce que cela va nécessiter du temps, du courage et de la détermination ? Certainement oui.