Aminata Traoré[1]
Le 25 mai, à l’occasion de la journée de l’Afrique, le président guinéen Alpha Condé (également président en exercice de l’Union africaine) se demandait quelle était l’utilité des Casques bleus déployés dans le cadre des Opérations de maintien de la paix des Nations-Unies. Pour sa part, le président de la Commission de l’UA, Moussa Faki Mahamat, insiste sur l’urgence pour l’Afrique de prendre en main son propre besoin de paix et de sécurité. Or au Mali, la question est d’une actualité brûlante. Le désarroi, tant à l’intérieur du pays qu’au niveau de ses diasporas à la veille de l’élection présidentielle de juillet prochain, est palpable. Le problème de la sécurité reste énorme, dans le cadre de la guerre contre le djihadisme, essentiellement parce qu’il découle des solutions d’emprunt et du déni de démocratie qui caractérise les relations entre l’Etat malien et la « communauté internationale ».
Le Mali, un enjeu français
Nous devons l’acuité et la complexité de cette crise au fait que le Mali est une question de politique intérieure en France dont les dirigeants promettent à leurs concitoyen(ne)s d’être fermes à travers la force dans la lutte contre le djihadisme. La même fermeté leur est promise dans la chasse aux migrant(e)s « économiques ». Notre pays est également un enjeu de politique internationale pour l’ancienne puissance coloniale dans le cadre du capitalisme mondialisé et financiarisé. « La France n’entend pas perdre ses avantages et ses parts de marchés en Afrique ni face aux autres puissances occidentales ni face aux émergents. Notre pays ne tient dans la mondialisation que par les très grands groupes qui constituent le pivot du redressement économique et du désendettement de la nation », rappelle un des commentateurs de la droite française, Nicolas Bavarez[2].
Tout au long de la crise malienne, les pressions de la France se sont aggravées. Selon Jean François Bayart. « Nicolas Sarkozy a de facto coupé l’aide au développement (au Mali). Il a également contribué à l’affaiblissement de l’autorité du président Amadou Toumani Touré en exigeant de lui la signature d’un accord de réadmission des migrants clandestins, politiquement inacceptable aux yeux de son opinion publique, et en guerroyant sur le territoire malien de pair avec l’armée mauritanienne à partir de 2010, sans même toujours l’en avertir »[3].
Les interventions militaires françaises ont été et restent problématiques. Bruno Guibert, commandant de l’Opération Barkhane (déclenchée en août 2014) a lui-même déclaré, suite à l’attaque par le « Groupe de soutien à l’Islam et aux Musulmans » du « Super Camp » de la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA) à Tombouctou le 14 avril 2018, qu’il n’y a pas de solution militaire dans ce pays. L’ancien ministre français des affaires étrangères, Dominique De Villepin, est également convaincu que la guerre au Mali résulte des mauvais choix politiques des pays occidentaux : « Depuis l’Afghanistan, cela fait treize ans que nous avons multiplié les interventions militaires (Afghanistan, Irak, Libye et Mali). En 2001 il y avait un foyer de crise terroriste central. Aujourd’hui il y en a près d’une quinzaine. Parce qu’aujourd’hui, l’État Islamique, c’est l’enfant monstrueux de l’inconstance et de l’arrogance de la politique occidentale »[4].
Qui est responsable du chaos ?
L’Union européenne vient de prolonger de deux ans le mandat de la Mission de formation militaire de l’UE au Mali en l’étendant dans la région et en doublant son budget qui est passé de 33,4 millions d’euros à 59,7 millions d’euros pour 2018-2020. Composée de 5.000 soldats, la force conjointe du « G5 Sahel » est dirigée par l’armée française. Le Mali entre-temps est marginalisé. Depuis 2013, il est interdit au gouvernement de parler avec les djihadistes. A l’époque, François Hollande avait formellement prohibé toute négociation : « Négocier avec les terroristes ? Il ne peut en être question. Toute perte de temps, tout processus qui s’éterniserait ne pourrait faire que le jeu des terroristes »[5].
Faut-il rappeler qu’Al Qaeda au Maghreb Islamique (AQMI), Ansar Dine, le Mouvement pour l’Unicité, le Jihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO), comme le Mouvement National pour la Libération de l’Azawad (MNLA), sont venus planter leurs drapeaux dans les trois régions du nord du Mali pendant que l’État et ses « partenaires » financiers (Banque mondiale, Banque Africaine de Développement, USA, UE) exigeaient moins d’État, la privatisation des entreprises publiques et le recouvrement des coûts des secteurs aussi essentiels que l’éducation, la santé, l’eau potable et l’assainissement. En réalité, le système néolibéral a mis en péril le tissu économique et la cohésion sociale et créé les conditions de l’exode forcé, du djihadisme, du narcotrafic et leur corollaire : les violences à l’endroit des femmes.
Selon Jean François Bayart, « La France a soutenu dans les années 1980 des programmes d’ajustement structurel d’inspiration néolibérale qui ont détruit l’école et la santé publique et ont, ainsi, ouvert une voie royale aux institutions islamiques de substitution. Elle a endossé la libéralisation de la filière coton voulue par la Banque mondiale qui a accéléré l’exode rural et l’émigration, tout en bloquant cette dernière alors même que les remises des expatriés sont plus élevées que l’aide publique au développement »[6].
Entre-temps, le pays tombe en ruine. Les revenus substantiels que les artisans touareg, dogon, peulh, bamanan tiraient du tourisme et de l’artisanat n’existent plus. Les communautés agricoles et pastorales qui s’affrontent de plus en plus au centre du pays, tout comme les jeunes qui saisissent la perche du djihadisme ou du narcotrafic quand ils n’émigrent pas, sont des laissés-pour-compte d’un modèle de développement économique non conforme à leurs besoins et source d’insécurités économiques, alimentaires, sanitaires, sociales, émotionnelles et environnementales.
La collusion des intérêts entre acteurs politiques et milieux d’affaires est quasi permanente. Il n’y a de possibilité d’enrichissement facile et rapide qu’à travers les postes électifs et nominatifs qui donnent accès aux marchés publics et aux financements extérieurs. En mars 2014, l’ONU a accordé de juteux contrats à plusieurs groupes français (Thales et Razel-BEC, notamment) pour la réalisation de travaux d’infrastructures au nord du Mali.
Une élection sous surveillance
Le 29 juillet prochain, les Maliens iront aux urnes. En prévision de ce moment, des espaces de débats citoyens réunissent les différentes composantes de notre société. L’économie ayant pris le pas sur le politique, l’issue réside dans l’inversion des flux financiers en faveur de notre pays, la gestion et l’allocation rigoureuses des moyens de l’Etat. Nous nous rappelons le message de Thomas Sankara : « Produire en Afrique, transformer en Afrique et consommer en Afrique. Produisons ce dont nous avons besoin et consommons ce que nous produisons au lieu de l’importer ».
N’attendons pas qu’un président sorte élu dans la douleur, la peur et la haine. Notre mémoire collective, notre imaginaire et nos connaissances déterminent nos choix, notre manière de vivre ensemble et de nous projeter dans l’avenir. Commençons dès aujourd’hui à nous écouter mutuellement, à parler les uns aux autres, à veiller les uns sur les autres et à aimer davantage notre pays. Le sachant dur, arrosons-le avec amour et persévérance comme Bouna Boukary Diouara nous y exhorte :
- « Vois ! Un jour l’on nous a dit
- D’arroser un rocher
- Jusqu’à ce qu’il verdisse
- Car le rocher est dur.
- Un rocher est éternel.
- Les paresseux se sont retranchés
- Disant à tout moment « c’est folie »
- Nous, on a commencé le même jour,
- Et durant cinq ans ce fut une corvée
- Et quand le rocher fut couvert de mousse
- Il était minuit, minuit de septembre
- Et nous l’avons baptisé Mali. »
Bouna Boukary Diouara (Le rocher en feuille)
[1] Extraits d’un texte signé le 25 mai 2018 par plus de 50 personnes provenant du monde de l’enseignement et de la culture au Mali.
[2] Le Monde 9 novembre 2010
[3] Le Monde, 22 janvier 2013.
[4] Entrevue sur BFMTV, 12/09/2014.
[5] Le Monde, 26 septembre 2012.
[6] Le Monde, 23 janvier 2013.