Michel Husson, Alencontre le 31 – mars – 2020
Mais viendra un moment où il faudra envisager de passer à la vitesse supérieure, à savoir la mutualisation («eurobonds» ou «coronabonds») voire à la monétisation. C’est la conclusion à laquelle arrive Patrick Artus: «Si tous les pays de la zone euro sont touchés (par la hausse des taux d’intérêt à long terme en réponse à des déficits publics fortement accrus), la mutualisation des déficits publics supplémentaires allège le poids pour les pays périphériques (où la hausse des taux d’intérêt est plus forte) mais ne résout pas le problème global d’excès de déficit public. La seule solution est alors la monétisation de ces déficits publics supplémentaires par la BCE, donc une ouverture importante du Quantitative Easing sur les dettes publiques». Le risque est grand cependant que, comme lors de la crise précédente, l’Europe ne réagisse qu’avec retard sur l’évènement, ou à contretemps, en raison de ses désaccords internes et de la propension à gérer la crise au niveau national.
Les émergents dans l’œil du cyclone?
Il est probable que le virus va s’étendre aux pays émergents ou en développement, relativement épargnés jusqu’ici. Ils sont non seulement mal équipés d’un point de vue sanitaire, mais déjà particulièrement frappés par les contrecoups de la crise. Dépendants en grande partie des ventes de matières premières à l’arrêt, ils voient déjà leurs ressources diminuer. C’est notamment le cas des pays producteurs de pétrole. Et là aussi, on retrouve l’héritage de la sortie de la crise précédente. La dette extérieure des pays émergents représente en moyenne «160 % des exportations, contre 100 % en 2008. En cas de resserrement considérable des conditions financières et de hausse des coûts d’emprunt, ils auraient plus de mal à assurer le service de leur dette», avertissait le FMI dans son rapport d’octobre 2019 déjà cité.
A cela s’ajoute a la fuite des capitaux qui a pris des proportions considérables: 83 milliards de dollars depuis le début de la crise. Ce sudden stop aura de graves conséquences, soulignées par un groupe international d’économistes. Les pays émergents et en développement, écrivent-ils, «sont maintenant confrontés à un arrêt soudain alors que les conditions de liquidité mondiales se resserrent et que les investisseurs fuient le risque, entraînant des dépréciations monétaires dramatiques. Cela oblige à un ajustement macroéconomique sévère précisément au moment où tous les outils disponibles devraient être disponibles pour contrer la crise: la politique monétaire est resserrée pour tenter de conserver l’accès au dollar, tandis que la politique budgétaire est limitée par la crainte de perdre l’accès aux marchés mondiaux. Il est peu probable que les réserves de change fournissent un tampon suffisant dans tous les pays».
Les institutions internationales prévoient des mesures de soutien, mais David Malpass, le président de la Banque mondiale (que Trump a propulsé à ce poste), insiste sur la conditionnalité en des termes qui rappellent ceux de la Troïka européenne à l’égard de la Grèce: «Les pays devront mettre en œuvre des réformes structurelles susceptibles de raccourcir le temps nécessaire à la reprise et de créer la confiance en sa solidité. En ce qui concerne les pays où les réglementations excessives, les subventions, les régimes de délivrance de permis, la protection ou la judiciarisation des échanges, constituent autant d’obstacles, nous travaillerons avec eux pour dynamiser les marchés et sélectionner les projets permettant d’assurer une croissance plus rapide pendant la période de reprise».
The Economist a au contraire raison de lancer cet avertissement: «Si l’on laisse le Covid-19 ravager les pays émergents, il viendra bientôt se répandre à nouveau dans les pays riches». Y compris dans sa dimension économique, si la production de matières premières et de biens intermédiaires connaît un sudden stop symétrique de celui des flux de capitaux.
Tout remettre à plat?
Il sera difficile au système économique de revenir à son fonctionnement antérieur à la crise. Les chaînes de valeur mondiales sont désorganisées, des entreprises auront fait faillite, le mode de gestion de dépenses publiques, notamment en matière de santé, est disqualifié. On peut y voir la possibilité d’une réorientation fondamentale du système.
Mais elle n’aura rien de spontané: avec la suspension de pans entiers du code du travail, on voit bien que certains préparent déjà le coup d’après. Puis viendront les discours sur le nécessaire «assainissement financier», dont la mise en œuvre risquera d’engendrer une réplique récessive, comme en 2010. Et surtout le retour à l’orthodoxie aura pour effet de reporter tout projet de Green New Deal: comment en effet imaginer qu’après avoir déversé des milliards d’euros, les institutions européennes voudront dégager les sommes considérables nécessaires pour la lutte contre le changement climatique?
Dans une note où il se demande «quel capitalisme voudrions-nous?», Patrick Artus dresse un portrait assez fidèle du capitalisme «inacceptable» (qui est le nôtre): il «déforme le partage des revenus au détriment des salariés, ne respecte pas les engagements climatiques, n’associe pas les salariés aux décisions stratégiques de l’entreprise, accroît le levier d’endettement des entreprises, délocalise massivement dans les pays à salaire faible, obtient une baisse continuelle de la pression fiscale des entreprises ce qui contraint à réduire la générosité de la protection sociale». Artus envisage ensuite deux voies possibles pour passer à un capitalisme «acceptable»: soit l’instauration d’un «capitalisme étatique hyper-régulé», soit une «évolution spontanée du capitalisme qui accepte une rentabilité plus faible du capital pour l’actionnaire». Il y a pourtant une seule chose dont on devrait se convaincre: il ne faudra pas compter sur une évolution spontanée du capitalisme.