Un réfugié syrien de Deir Ezzor, tenant son fils et sa fille, éclate en sanglots de joie après être arrivé sur un petit bateau gonflable rempli d'une quinzaine d'hommes, de femmes et d'enfants sur le rivage de l'île de Kos en Grèce, le 15 août 2015. Photo : (Daniel Etter/The New York Times). Licence : Domaine Public - https://www.flickr.com/photos/syriafreedom/20643335423

Par Ritesh Shah – La guerre en Ukraine a eu pour conséquence de mettre en lumière le deux poids, deux mesures concernant le traitement des réfugié·es. Traduit de l’anglais par Solène Ouairy pour Ritimo

Pourquoi cette indifférence d’un côté a contrario d’un soutien sans faille de l’autre?


Avec la guerre en Ukraine qui entame sa deuxième année, près d’un tiers de la population du pays a été déplacée, dont 8 millions de personnes  1 qui ont trouvé refuge au-delà des frontières ukrainiennes.

L’aide internationale face à la détresse de ces réfugié·es a été encourageante. Près de 4,5 millions d’Ukrainien·nes ont bénéficié d’un statut de protection temporaire dans toute l’Union Européenne (UE).

Mais nous devons aussi également poser la question : comment cette réaction se compare-t-elle aux innombrables autres crises humanitaires actuelles dans le monde ?


Camp de réfugié·es en Somalie.
Crédit : IHH Humanitarian Relief Foundation (CC BY-NC-ND 2.0)
https://www.flickr.com/photos/ihhinsaniyardimvakfi/

L’année dernière, le Conseil Norvégien pour les Réfugiés (NRC) a rendu compte de dix « crises oubliées » dans le monde, toutes en Afrique 2. La souffrance des populations dans ces pays ou dans ces régions ne figurent que rarement dans les gros titres de la presse internationale. Et il y a, de toute évidence, peu d’intérêt ou de volonté politique de la part de la communauté internationale de prendre part à la situation.

De plus, la guerre en Ukraine a redirigé l’aide et les ressources humanitaires loin de ces autres crises. Alors que les enfants en Ukraine ont été soutenu·es, des millions de jeunes dans des pays tels que le Soudan ou le Yémen ont perdu l’accès à l’aide alimentaire vitale. Ils sont maintenant davantage en danger de malnutrition 3 et de famine.

Jan Egeland, secrétaire général du NRC, l’exprime ainsi :

La guerre en Ukraine a montré l’immense écart entre ce qu’il est possible de faire lorsque la communauté internationale s’unit pour faire face à une crise, et la réalité quotidienne de millions de personnes qui souffrent en silence [de situations de crises] que le monde a choisi d’ignorer. [Ceci est] non seulement injuste […] mais s’accompagne d’un énorme coût.

Un rapport récent de « Save the Children » 4 a comparé la réponse apportée par l’UE aux Ukrainien·nes demandeur·ses d’asile et de protection temporaire et à celles et ceux venant d’ailleurs. Les réfugié·es syrien·nes, par exemple, ont décrit des conditions de détention inhumaines ou insalubres en attendant que leurs demandes d’asile soient traitées.

Ils ne recevaient certainement pas le statut de protection temporaire accordé aux réfugié·es ukrainien·nes. Le rapport a nommé cela « dysfonctionnel au mieux et cruel au pire », comme faisant partie d’une politique visant à « contenir ceux qui sont arrivés et dissuader les autres de venir ».

Nous et eux

Comme l’a avancé Hugo Slim 5, chercheur à l’Université d’Oxford, les principes humanitaires sont « simplistes d’un point de vue étique et systématiquement soumis à des préjugés ». Les décisions sur les allocations de fonds humanitaires sont de plus en plus politisées et motivées par les intérêts du « puissant Occident ».

Cela a été particulièrement visible en 2016 lorsque l’UE a engagé 6 milliards d’euros 6 en soutien à la Turquie afin de répondre à la crise syrienne, en échange de l’engagement de la Turquie à endiguer la migration irrégulière de ces réfugié·es vers l’Europe. Pourquoi opter pour une politique de portes ouvertes à l’encontre des réfugié·es ukrainien·nes et, à l’inverse, pour une approche d’endiguement pour les autres ?

Certains affirment que cela est dû aux conséquences économiques et géopolitiques de l’invasion russe, non seulement pour l’Europe, mais pour le monde entier. Cependant l’idée que certaines crises ont de plus grandes conséquences pour l’Occident que pour d’autres (et auxquelles « nous » devons d’ailleurs répondre différemment) révèle une incapacité à identifier et à répondre aux besoins les plus urgents, de manière impartiale.

Par exemple, seulement quelques mois après avoir commencé à construire un mur en acier 7 le long de sa frontière avec la Biélorussie afin de repousser les demandeur·ses d’asile venant du Moyen-Orient et d’Afrique, la Pologne a ouvert ses frontières aux réfugié·es ukrainien·nes. Il y a également de nombreux récits de personnes racisées fuyant l’Ukraine 8 mais qui ont été refusées à la frontière par des nationalistes ou des douaniers polonais·es.

La couverture médiatique a parfois fait le jeu de tels a priori, en qualifiant les réfugié·es ukrainien·nes de “civilisé·es” et “tellement comme nous” 9.

Le complexe du Sauveur Blanc

Comme cela a déjà été discuté ailleurs, le système humanitaire mondial repose sur des distinctions et des hiérarchies raciales souvent tacites, basées sur des notions d’expertise et de compétence 10. La majorité de celles et ceux qui se trouvent en positions décisionnaires et mieux payées viennent des pays développés et sont majoritairement blanc·hes. Les travailleur·ses de terrain ont tendance à venir des pays en développement et sont souvent brun·e de peau ou noir·es.

L’écrivain nigériano-étatsunien Teju Cole a appelé cela le “complexe industriel du sauveur blanc” 11, qui s’apparente à l’attitude des missionnaires et des premiers colons. La spécialiste étatsunienne-iranienne Reza Aslan le définissait comme « le modèle trop répandu de personnes blanches privilégiées à la recherche d’une catharsis personnelle en tentant de libérer, de secourir ou sinon d’encourager des personnes de couleur défavorisées » 12.

Peut-être est-ce cynique, mais la plupart des organismes humanitaires ne mentionnent que très peu la race. Les « engagements pour l’action » du sommet humanitaire mondial de 2016 sont restés remarquablement muets à ce sujet 13. Les principes humanitaires de neutralité et d’impartialité, qui effacent la notion de race et taisent les différences d’opinion, perpétuent « l’ignorance blanche mondiale » 14, comme l’appelle le philosophe Charles Mills.

Peut-être ne devrions-nous pas être surpris·es. Prendre conscience du racisme structurel au sein de l’humanitarisme exigerait de céder du pouvoir et de l’autorité à celles et ceux qui ont été marginalisé·es.

Que peut-on faire?

La première étape pour changer cela serait une prise de conscience de la part de l’ONU, des autres organismes, des médias et des politicien·nes que les préjugés raciaux et culturels au sein des structures humanitaires existent. Beaucoup plus d’attention doit être accordée au langage utilisé pour décrire et dépeindre celles et ceux qui vivent ces crises.

Sur un plan pratique, une plus grande représentation est nécessaire, dans toutes les prises de décision au sein des organismes humanitaires, des voix et des points de vue du Sud global 15, surtout ceux directement affectés par les crises.

L’aide humanitaire aurait également besoin d’être dépolitisée. L’argent devrait être acheminé par des fonds de financement communs tels que le Fonds Central d’Intervention d’Urgence 16 de l’ONU, qui répond directement aux besoins humanitaires les plus urgents et sous-financés à l’échelle internationale.

Il ne s’agit pas de mesures rapides. Mais ne rien faire laisserait des millions de personnes largement invisibles. Ainsi qu’un réfugié palestinien m’a récemment décrit ses sentiments : « Le monde entier nous a oubliés et nous a laissés mener nos combats seul·es ».

Cet article, initialement paru en anglais le 2 mars 2023 sur le site de The Conversation (CC BY-ND 4.0), a été traduit vers le français par Solène Ouairy, traductrice bénévole pour Ritimo.

NOTES ET RÉFÉRENCES
  1. https://data.unhcr.org/en/situations/ukraine[]
  2. https://www.nrc.no/news/2022/june/the-worlds-ten-most-neglected-crises-are-all-in-africa/[]
  3. État pathologique résultant du déséquilibre de la ration alimentaire. Ceux qui, quotidiennement, ont une nourriture à peu près suffisante, mais déséquilibrée, sont mal nourris, il manque à leur nourriture certains éléments nécessaires à une croissance normale.[]
  4. https://reliefweb.int/report/world/safe-some-europes-selective-welcome-children-move[]
  5. https://www.thenewhumanitarian.org/opinion/2021/7/12/three-challenges-for-humanitarian-impartiality[]
  6. https://www.rescue.org/eu/article/what-eu-turkey-deal[]
  7. https://www.aljazeera.com/news/2022/6/30/poland-belarus-border-completed-wall-to-keep-asylum-seekers-out[]
  8. https://www.theguardian.com/global-development/2022/mar/02/people-of-colour-fleeing-ukraine-attacked-by-polish-nationalists[]
  9. https://www.meltingpot.org/app/uploads/2022/03/AMEJAStatementinresponsetoUkraineCoverage-2.pdf[]
  10. https://jhumanitarianaction.springeropen.com/articles/10.1186/s41018-021-00112-9[]
  11. https://www.theatlantic.com/international/archive/2012/03/the-white-savior-industrial-complex/254843[]
  12. https://www.theatlantic.com/books/archive/2022/10/howard-baskerville-persian-constitutional-revolution/671787/[]
  13. https://agendaforhumanity.org/sites/default/files/resources/2017/Jul/WHS_Commitment_to_Action_8September2016.pdf[]
  14. http://charleswmills.com/content/Mills_GlobalWhiteIgnorance.pdf[]
  15. https://fr.wikipedia.org/wiki/Limite_Nord/Sud[]
  16. https://crisisrelief.un.org/t/cerf[]