MARTINE ORANGE Médiapart, 24 mars 2020
«Whatever it takes. » En quelques jours, le « quoi qu’il en coûte » lâché par Mario Draghi, alors président de la BCE, en pleine crise de l’euro en juillet 2012, est devenu le mot d’ordre de tous les responsables politiques, de toutes les banques centrales. La Réserve fédérale (FED) en premier. Alors que l’épidémie de coronavirus s’étend dans le monde occidental à une vitesse exponentielle, la banque centrale américaine met toute sa puissance de feu pour tenter de maintenir l’économie américaine hors de l’eau et préserver la stabilité du système financier mondial.
Pour la quatrième fois en une semaine, la FED est intervenue. Et cette fois, elle a sorti l’arme ultime : un QE (quantitative easing, rachats de titres) illimité. La Réserve fédérale qui s’était déjà portée au secours du marché monétaire, du marché obligataire d’État, des banques, en leur assurant un accès illimité à la liquidité, est désormais prête à tout acheter, à tout garantir : les bons du trésor, les prêts hypothécaires, les obligations d’entreprise, les obligations municipales, les emprunts à court terme (commercial paper), les crédits à la consommation. Hormis les actions – mais ce ne saurait tarder, prédisent un certain nombre d’analystes tant la pression est forte notamment du côté des fonds d’investissements –, la Réserve fédérale achète tout.
« Alors que de grandes incertitudes demeurent, il devient évident que notre économie va faire face à de sévères ruptures. Des décisions fortes doivent être prises dans les secteurs public et privé pour limiter la perte d’emplois et de revenus, et pour promouvoir un redressement une fois que les ruptures diminueront », a expliqué le président de la FED, Jerome Powell, dans un communiqué, pour justifier cette nouvelle intervention.
Cette ultime action s’inscrit dans une tension générale. La semaine dernière, la Banque centrale européenne (BCE), la banque du Japon, la banque d’Angleterre, la banque australienne et nombre d’autres se sont toutes alignées pour faire front devant le chaos provoqué par l’épidémie de Covid-19. Toutes ont annoncé un arsenal de moyens monétaires hors norme : abaissement des taux directeurs, assurance d’accès illimité à la liquidité pour les banques, rachats de titres sur les marchés. Tous les instruments à leur disposition sont sollicités. Chacune d’entre elles se dit disposée à aligner des centaines de milliards pour tenter de faire face.
Du côté des gouvernements, des milliers de milliards sont aussi annoncés. Donald Trump, après avoir plaisanté sur le Covid-19 pendant des semaines, se dit désormais décidé à tout mettre en œuvre pour le combattre : le gouvernement américain est en plein débat avec le Congrès pour faire adopter un plan de soutien de 2 000 milliards de dollars, pour les entreprises et les ménages.
Son plan toutefois a été une deuxième fois retoqué par le Congrès qui l’estime à la fois ni suffisant pour les particuliers ni suffisamment contraignant pour les entreprises auxquelles il n’est demandé aucune contrepartie. Dans un de ces tête-à-queue dont il est familier, Donald Trump se dit désormais favorable à l’« Obamacare pour tous », lui qui soutenait auparavant que la généralisation du système de sécurité sociale à l’ensemble de la population américaine ne pouvait conduire qu’à la ruine de l’économie américaine.
Il n’y a pas que le gouvernement américain qui change brusquement de pied. Jusque-là inflexible, le gouvernement allemand a annoncé son intention de revenir sur sa règle d’or constitutionnelle, le schwarze Null, qui lui interdit de faire zéro déficit budgétaire. L’Allemagne pourrait lancer un programme de 500 milliards d’euros pour soutenir ses entreprises.
Symbole encore plus significatif, la présidente de la Commission européenne, Ursula Von der Leyen, a annoncé le 20 mars la suspension des règles de discipline budgétaire de l’Union afin de permettre aux États membres de dépenser autant que nécessaire pour lutter contre les conséquences économiques du coronavirus. « Aujourd’hui, et c’est nouveau et n’a jamais été fait auparavant, nous déclenchons la clause dérogatoire générale », a-t-elle expliqué. Renoncer aux règles d’équilibre budgétaire telles qu’elles sont définies depuis l’adoption de l’arsenal (two-pack, six-pack) depuis 2012 et même au 3 % de déficit du traité de Maastricht ! Jamais, même aux pires moments de la crise de l’euro, la Commission européenne n’avait envisagé de tels aménagements.
Il est vrai que les gouvernements ne l’ont pas attendue. Dès les premiers jours d’arrêt provoqués par l’épidémie de coronavirus, l’Italie a lancé un plan de 18 milliards d’euros pour venir tout de suite en aide aux entreprises. Le gouvernement italien a prévenu qu’il était prêt à aligner d’autres moyens budgétaires, si nécessaires, indépendamment de toutes les considérations et règles européennes. Le gouvernement français a lui aussi assuré que « quoi qu’il en coûte », il se tiendrait aux côtés des entreprises françaises, sans s’en tenir aux règles européennes. Il a déjà annoncé une enveloppe de quelque 300 milliards pour venir en garantie de l’économie.
Boris Johnson, le premier ministre britannique, a lui aussi promis un plan d’aide de 300 milliards de livres pour soutenir l’économie britannique. Il en va de même pour l’Australie, le Canada… : les gouvernements multipliant un peu partout dans le monde les mêmes annonces.
Pourtant, cela ne suffit pas. Alors que des pays entiers sont déjà à l’arrêt pour tenter d’endiguer la propagation du Covid-19, que certains États américains (Californie, New York, Illinois, New Jersey) ont à leur tour décidé de se confiner, les marchés boursiers sont saisis d’effroi. « Le krach des marchés américains est désormais pire que celui de 1929 », constatait une étude de Bank of America à la fin de la semaine dernière.
En dépit des dernières annonces de la FED lundi, la chute ne paraît pas devoir s’arrêter sur les marchés boursiers. En un mois, le Dow Jones, indice fétiche de Donald Trump, a perdu plus de 37 % de sa valeur. Les principales places boursières dans le monde connaissent des déroutes comparables. Toutes les banques, tous les fonds jouent The big short, c’est-à-dire les options à la baisse tandis que d’autres, parfois les mêmes, pris dans des positions à la hausse, et qui doivent répondre à des appels de marge de plus en plus importants au fur et à mesure que les actifs chutent, s’empressent de liquider leurs positions. La baisse s’auto-entretient.
Le système financier dans son ensemble semble s’être mis en mode liquidation. Rien ne semble résister à cette vague vendeuse. Tous les actifs financiers, même ceux considérés comme des valeurs refuges (bons du trésor américains, or, obligations d’État), sont à la vente. Tout est en baisse. La liquidité s’est évanouie sur tous les marchés, tandis que la volatilité, signe de tensions, est à son plus haut.
« La particularité de cette crise est qu’elle a été provoquée par un facteur exogène inconcevable. Personne n’avait imaginé qu’un virus, le Covid-19, pourrait entraîner la paralysie de l’économie mondiale. Il n’y a plus de repères », constate Éric Dor, directeur des études économiques et professeur à l’IESEG School of Management de Paris et Lille.
« Tout le monde est dans l’incertitude absolue. Comme on ne sait rien, les gens se mettent en mode survie. Ils cherchent du cash, par tous les moyens », poursuit Thierry Philipponnat, directeur de recherche de Finance Watch et membre du collège de l’Autorité des marchés financiers (AMF) et de l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR).
«Le monde n’a jamais vu une telle interruption synchronisée de l’économie»
Des crises, des récessions, des bouleversements, des guerres, le monde en a connu plus que de raison. Mais il n’y a aucun précédent historique comparable à l’épidémie de coronavirus d’aujourd’hui. Du jour au lendemain, tout s’arrête, l’activité économique tombe à zéro, sauf pour les secteurs essentiels. Et cela ne se passe pas que dans un pays mais touche désormais la quasi-totalité de l’économie occidentale et peut-être demain la quasi-totalité des continents. Tout est à l’arrêt pour un temps indéterminé. En tout cas, bien au-delà de quinze jours comme annoncé au départ. Dans une économie mondialisée, interconnectée comme l’est la nôtre aujourd’hui, les conséquences s’annoncent vertigineuses.
Certains observateurs s’essaient à mettre des chiffres sur cet effondrement qui vient. Ils n’en sont même plus à parler de récession. Le secrétaire américain du Trésor, Steven Mnuchin, dit redouter une hausse du chômage pouvant aller jusqu’à 20 % dans les mois qui viennent. JP Morgan prédit une baisse de 14 % de l’économie américaine entre avril et juin, tandis que Goldman Sachs table sur une chute de 24 %. Alors que le gouvernement français a présenté la prévision irréaliste de 1 % de baisse au premier semestre dans le cadre de sa révision de loi de finances, des économistes allemands redoutent déjà une baisse de 5 % du PIB. D’autres économistes britanniques craignent une baisse de 10 % pour l’économie anglaise.
« Le monde n’a jamais vu une telle interruption synchronisée de l’économie depuis des décennies », relève l’ancien chef économiste du FMI, Maury Obstfeld. La comparaison qui lui vient par rapport au moment actuel : la Grande Dépression. C’est aussi à cela que pense le chef économiste du groupe mondial d’assurance Allianz, Mohamad El-Erian. « Quand l’économie et le monde financier se désendettent à l’unisson, la chute peut être sans fin et les conséquences affreuses », prévient-il.
Les inquiétudes des uns et des autres sont d’autant plus grandes que les ravages causés par l’épidémie de coronavirus, déjà sans précédent, interviennent dans un environnement où l’économie réelle ne s’est jamais réellement remise de la crise de 2008, mais aussi où la sphère financière, grâce à l’argent gratuit des banques centrales, s’est livrée à une débauche de crédits, de montages à effet de levier, de spéculations en tout genre.
Depuis plusieurs années, le FMI et la banque des règlements internationaux tirent l’alarme sur ces montagnes de dettes susceptibles de mettre à bas l’économie mondiale et la stabilité du système financier international. Selon l’institut de la finance internationale, le montant total de dettes dans le monde atteignait 253 000 milliards de dollars à la fin 2019, soit l’équivalent de 322 % du PIB mondial. Un record absolu.
Et c’est dans ce contexte d’extrême vulnérabilité financière que frappe l’épidémie de coronavirus, provoquant l’arrêt instantané de pans entiers de l’économie mondiale, poussant tous les acteurs à obtenir de l’argent liquide au plus vite, coûte que coûte. Tandis qu’ils liquident tout ce qu’ils peuvent sur les marchés, les grands groupes et les banques rapatrient aussi tous leurs avoirs de l’étranger. Ces trois dernières semaines, le mouvement des capitaux a pris des proportions considérables.
Au cours des huit dernières semaines, la fuite des capitaux hors des pays émergents s’est élevée à 55 milliards de dollars, soit le double des montants qui s’étaient rapatriés aux États-Unis pendant la crise de 2008, comme le note l’universitaire Adam Tooze. Si cette fuite se prolonge, elle peut conduire à la déstabilisation de nombreux pays émergents, dont certains (Nigeria, Algérie, Mexique) sont déjà très affectés par la chute du pétrole, tombé à 22 dollars le baril. Ce qui s’est passé en 2018 donne un avant-goût des risques possibles. D’autant que ces pays risquent d’avoir eux aussi la malchance de devoir affronter le Covid-19, sans disposer des équipements hospitaliers et sanitaires nécessaires.
L’assèchement mondial en dollars, monnaie de tous les échanges internationaux, est tel que la FED a dû mettre en urgence des lignes de swaps (échanges de titres) avec les principales banques centrales occidentales, qu’elle a étendues par la suite à dix-sept autres banques centrales (Australie, Corée du Sud), à l’exception de la Chine, afin d’assurer le financement en dollars de l’économie mondiale. Malgré cette réassurance donnée par la FED qu’elle restait la garante en dernier ressort du système financier international, la demande reste inassouvie : le dollar est au plus haut face à toutes les autres monnaies.
Mais pour de nombreux observateurs, ce déplacement de capitaux n’est que la première partie de ce qui nous menace : une bulle énorme de dette privée plane depuis longtemps sur l’économie mondiale. Alors que l’économie mondiale se paralyse sous l’effet du Covid-19, elle risque à tout moment d’éclater, selon eux.
En octobre dernier, le FMI avait donné l’alerte sur la dette des entreprises privées. Selon ses calculs, celle-ci représentait quelque 19 000 milliards de dollars dans le monde. Quelque 40 % de ces dettes d’entreprises accumulées dans les huit principales économies du monde deviendront irrécouvrables en cas de retournement de la conjoncture, même si celui-ci est moitié moins important que la crise de 2008, avait prévenu le FMI.
La situation s’annonce bien plus grave. « On savait tous que tout le monde est surendetté, plein de risques. On attendait ce qui allait provoquer la crise. Malheureusement, cela prend la forme d’une crise sanitaire », dit Lindsay David, consultant indépendant.
Prévoyant des lendemains catastrophiques, tous les groupes qui ont pu le faire, ont commencé à tirer toutes les lignes de crédit à leur disposition pour faire rentrer de l’argent dans leurs caisses. Quelques rares groupes, comme Coca-Cola, se sont même essayés à lancer des émissions obligataires en acceptant des taux de plus de 4 %, quand deux semaines auparavant ils étaient à moins de 2 %.
Mais le marché du crédit est en train de se geler. Les agences de notation reviennent sur le devant de la scène et dégradent les groupes à tour de bras. Celles-ci annoncent des risques de faillites « inévitables ». Les CDS (Credit default swaps, assurance crédit en cas de faillite) sont à nouveau suivis à la loupe. Le coronavirus est en train de mettre à nu toutes les déviances financières de cette dernière décennie : les effets de levier gigantesques, l’endettement pour racheter ses propres actions, les titrisations à outrance, tout ce monde aussi du private equity qui a détourné les entreprises de leur vocation première, la production, pour en faire des objets à acheter, à vendre, à endetter, à s’enrichir personnellement.
« Tout allait bien pour les entreprises qui s’endettaient, roulaient leurs dettes à l’infini quand les coûts d’emprunt étaient bas. Mais maintenant, le marché n’achète plus rien. Il y a plus de 2 000 milliards de dollars de dettes d’entreprises qui doivent être renégociés cette année. Et tout est gelé. Cela va être un désastre », explique le financier Angus Coote au Guardian.
Des listes de secteurs à risque circulent déjà : les compagnies aériennes, les entreprises de gaz de schiste, des constructeurs automobiles, l’immobilier, les sociétés de crédit. Mais à bien considérer, tout est aujourd’hui à risque. Des faillites peuvent provoquer des effets en chaîne, entraînant dans leur chute des sous-traitants, des fournisseurs, des clients.
En se portant au secours de tout, la FED et les autres banques centrales essaient d’éviter cette avalanche. Mais sera-ce suffisant ? « Les banques centrales se sont parfaitement coordonnées dans leur action, mais pas du tout les gouvernements. Tous y vont en ordre dispersé. C’est un côté inquiétant de ce moment. Il faut une coordination internationale pour répondre à cette crise sanitaire », commente Thierry Philipponnat. Lundi, les ministres des finances du G-20 se sont appelés pour étudier « une réponse concertée » à la crise du coronavirus. Ils se sont promis d’avancer rapidement. Mais pour l’instant, rien n’est arrêté. Même pas une coopération médicale internationale pour lutter ensemble contre le Covid-19.