MARTINE ORANGE, Médiapart, 9 mars 2020
L’épidémie de coronavirus est en train de créer un gigantesque court-circuit dans l’économie mondiale. Au sens propre comme au figuré. À l’ouverture de Wall Street, les cotations ont dû être suspendues afin de permettre à chacun de reprendre ses esprits, alors que les cours chutaient de plus de 7 %. En Europe, le CAC 40 a chuté de 8,39 %, le Dax, l’indice allemand, a baissé de 7,26 %, tandis que l’indice italien accusait une chute de 9,92 %. À Wall Street, à la mi-séance, le Dow Jones baissait de plus de 7 %.
Alors que l’épidémie ne cesse de s’étendre sur tous les continents, obligeant à prendre des mesures d’isolement et d’arrêt sans précédent, la panique s’est installée partout. Pétrole, matières premières, secteurs cycliques, contracycliques, luxe, finances, rien ne trouve grâce aux yeux des investisseurs. Le VIX, ce fameux indice de la peur qui mesure la volatilité – la nervosité – sur les marchés, a battu de nouveaux records ce lundi, frisant les 60 points. Son plus haut niveau de la chute de Lehman Brothers en septembre 2008. Liquidité, vente à découvert, appel des marges… Ces références si familières en temps de crise boursière sont réapparues en un instant dans les propos des analystes.
« Les risques de récession mondiale ont augmenté. […] Un recul prolongé de la consommation, en plus de fermetures prolongées d’entreprises, attaquerait les bénéfices, conduirait à des suppressions d’emplois et pèserait sur le moral », prévenait Moody’s lundi matin, tandis que le ministre des finances, Bruno Le Maire, avertissait que l’épidémie pourrait coûter « plusieurs dixièmes de points de PIB ».
Mais pour de nombreux analystes, la mesure n’est pas la bonne. Il ne s’agit pas seulement d’une récession de quelques mois, suivie d’une reprise en V, en U ou en L, selon les conventions des économistes, mais d’une rupture majeure. Le choc d’offre et de demande, les arrêts et la paralysie provoqués par le Covid-19 sont en train, selon eux, de faire entrer l’économie mondiale dans des eaux inconnues.
« Nous affrontons le moment le plus critique depuis la crise financière », soutient un stratégiste d’un fonds d’investissement. L’épidémie est vue désormais comme un nouveau cygne noir (black swan), cet événement inattendu – combien imprévisible dans ce cas – qui provoque l’écroulement du système.
Sans minimiser l’impact propre de cette épidémie partie de la Chine, devenue le centre de production de l’économie mondiale, les conséquences sont d’autant plus grandes qu’elles se répandent par ondes successives dans un système instable, fragile, que beaucoup ont jugé intenable. Le développement débridé de la sphère financière, sa décorrélation totale avec l’économie réelle, la crise financière qui s’est ensuivie en 2008, la volonté de maintenir le système sans le réformer, coûte que coûte au cours de cette dernière décennie, ont ouvert la porte à un risque de crise sans précédent. Et c’est cela qui fait trembler les marchés.
L’Arabie saoudite n’avait sans doute pas prévu de créer de telles tensions. En décidant le 7 mars d’abandonner son rôle traditionnel de garant du marché pétrolier mondial pour se lancer dans une guerre des prix à outrance contre la Russie et les producteurs pétroliers américains indépendants, Riyad a plongé les marchés pétroliers dans le chaos.
Le Brent, pétrole de référence sur les marchés européens, a perdu plus de 20 % pour tomber à 33,91 dollars le baril. Le WTI (West Texas Intermediate), la référence pétrolière sur les marchés américains, est passé sous la barre de 30 dollars avant de remonter à 33. De telles baisses ne s’étaient pas vues depuis le lancement de la guerre du Koweït en 1991. Les cours des grands groupes pétroliers – Shell, Total, Exxon – ont connu lundi une des pires journées de leur histoire, affichant des pertes entre 16 et 20 %. Rouble, couronne norvégienne, dollar canadien, peso mexicain… toutes les monnaies des pays producteurs sont touchées.
Plus que les risques de récession, c’est l’absence de coordination qui semble avoir inquiété. Car l’OPEP est définitivement morte ce week-end. L’Arabie saoudite a achevé le cartel des pays producteurs de pétrole, en état de décomposition avancée depuis de nombreuses années, à l’issue de la dernière réunion qui se tenait à Vienne le 6 mars. Celle-ci s’est terminée sur un échec : la Russie, qui ne fait pas partie du cartel mais joue un rôle décisif sur le marché pétrolier depuis 2016, a refusé de diminuer sa production en même temps que les autres pays producteurs.
Face à l’effondrement de la demande des prix provoqué par la paralysie de l’économie mondiale en raison du coronavirus, l’Arabie saoudite voulait obtenir une réduction immédiate de 1,5 million de barils par jour afin de stabiliser les cours pétroliers. La Russie a refusé indiquant qu’elle préférait attendre fin avril pour pouvoir mieux mesurer la situation du marché.
Furieux du refus russe, le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane a décidé de changer radicalement de pied. Dès le 7 mars, Riyad a annoncé des rabais sans précédent – de l’ordre de 20 % – sur ses ventes de pétrole à destination de l’Asie, de l’Europe et des États-Unis, en vue de maintenir ses exportations. Jamais l’Arabie saoudite n’avait consenti de telles baisses depuis trente ans.
Pour compléter l’offensive, le gouvernement saoudien a annoncé de façon informelle qu’il était prêt à augmenter sa production pétrolière et qu’il pourrait aller jusqu’à 12 millions de barils par jour contre moins de 10 millions aujourd’hui. Il n’avait pas décidé une augmentation aussi importante de sa production depuis 1985. Ce qui, à l’époque, avait été considéré comme un des facteurs clés dans la chute de l’URSS.
Alors que l’agence internationale de l’énergie prévoit une forte chute de la consommation pétrolière pour la première fois depuis 2008, cette annonce d’augmentation de production dans un marché déjà en surproduction ne pouvait qu’accroître la panique.
Même si la chute des prix pétroliers peut apporter un léger soulagement pour les entreprises très consommatrices de pétrole, comme les transports durement touchés en ce moment, celle-ci n’est en aucun cas perçue comme une nouvelle positive, qui pourrait provoquer à terme un contre-choc pétrolier, mais plutôt comme le signal d’une rupture de la machine économique mondiale. Comme cela s’est déjà passé ces dernières années.
Car le monde a déjà connu un baril à 30 dollars ces dernières années. L’Arabie saoudite en était déjà la principale responsable : elle avait lancé une guerre des prix dans l’espoir de reconquérir des parts de marché face aux producteurs indépendants américains. Cela s’était terminé par un échec cuisant pour Riyad qui avait cherché à reconstruire l’OPEP en y associant la Russie.
La nouvelle guerre pétrolière de Riyad engagée à la fois contre les États-Unis et la Russie n’est pas assurée de plus de succès. Certes Aramco, le bras armé pétrolier saoudien, a les coûts d’extraction les plus bas du monde, autour de 2,80 dollars le baril contre plus de 20 pour les compagnies pétrolières russes et autour de 50 pour les producteurs américains de gaz et d’huile de schiste. Mais Aramco est aussi l’annexe budgétaire de l’Arabie saoudite, qui, malgré ses tentatives de se déprendre de l’or noir, reste lourdement dépendante. Pour financer ses besoins, sa guerre au Yémen, sa conversion vers l’après-pétrole, Riyad a besoin d’un cours du pétrole autour de 83 dollars le baril. La Russie, bien que très dépendante de la production de matières premières, se satisfait d’un cours autour de 40 dollars le baril pour équilibrer son budget.
La bulle du gaz de schiste
En attendant, les dégâts, comme lors de la première guerre des prix saoudienne, s’annoncent considérables. Les plus vulnérables sur le long terme sont tous les autres pays producteurs pétroliers. Nigeria, Mexique, Irak, Algérie avaient lourdement souffert de la chute des cours du brut et du gaz, qui représentent l’essentiel de leurs rentrées financières. L’effondrement des prix du pétrole et la guerre déclenchée par l’Arabie saoudite, dans un contexte d’écroulement de la demande, risquent de leur être encore plus préjudiciables et de venir alimenter des crises économiques et sociales sous-jacentes. Mais cette fois, les secousses pourraient ne pas épargner d’autres pays, et notamment les monarchies pétrolières. Alors que Dubaï a vu sa bulle immobilière exploser et enregistrait un net ralentissement de son économie, avant même le coronavirus, un écroulement des prix de brut risque de lui porter un dur coup. Les Émirats arabes unis ont besoin d’un pétrole à 70 dollars pour se financer.
Mais à ce stade, les marchés pétroliers ont les yeux fixés sur ce qui leur paraît être le maillon faible du secteur : les producteurs américains de gaz et d’huile de schiste. Depuis 2005, les exploitations de gisements non conventionnels de pétrole se sont multipliées aux États-Unis, au point que ceux-ci sont devenus le premier producteur mondial de pétrole dans le monde avec plus de 11 millions de barils par jour. Mais ce développement hors norme, qui a porté en partie le rebond de l’économie américaine après la crise de 2008, s’est construit sur une bulle de crédit gigantesque.
Fragilisés une première fois en 2015 quand les cours du pétrole sont descendus en deçà des 50 dollars, les producteurs indépendants ont résisté en changeant leurs méthodes de production, en abaissant leurs coûts mais aussi en augmentant leurs volumes de production et en s’endettant encore plus. Avant que les cours ne s’écroulent complètement, ces compagnies avaient déjà les plus grandes difficultés à couvrir leurs coûts d’exploitation et leurs charges de remboursement. Au troisième trimestre 2019 – les cours du WTI oscillaient alors entre 53 et 62 dollars le baril –, 32 sociétés pétrolières dont certaines très importantes s’étaient déclarées en faillite et s’étaient placées sous la protection du chapitre 11 destiné aux entreprises en difficulté.
À 30 dollars le baril sur une période assez longue, la plupart d’entre elles auront les plus grandes difficultés à surnager, écrasées par leurs dettes. Celles-ci, déjà classées en catégorie junk bonds depuis plus de dix-huit mois, explosent. Lundi, les taux des obligations du secteur pétrolier atteignaient 10,5 %. Les investisseurs se sentent pris de vertige face à l’explosion probable de cette bulle de crédit qui s’est formée autour du pétrole et gaz de schiste et toutes les conséquences en chaîne que celle-ci pourraient provoquer : plus de 250 milliards de dollars ont été engagés dans les dettes des producteurs américains indépendants.
Les marchés financiers ont leurs totems. Les bons du Trésor américain y figurent au premier rang. Quand les obligations américaines à 30 ans ont franchi à la baisse le seuil de 1 % la semaine dernière, les investisseurs ont pris peur. Car il faut remonter des années en arrière, dans les années 1930, pour retrouver des taux aussi bas. Ce 9 mars, la fuite éperdue vers ces valeurs refuges a précipité les obligations américaines dans de nouveaux territoires inconnus : les taux à 30 ans sont descendus à 0,88 %.
Cette recherche éperdue vers la sécurité se traduit par des déplacements colossaux de liquidités. Tout ce qui peut être vendu est liquidé, à n’importe quel prix, à la casse s’il le faut.
Les vraies craintes sont autour du marché de la dette. L’argent gratuit déversé par centaines de milliards par les banques centrales pendant des années a permis aux investisseurs financiers d’oublier ce qu’était le risque. Cela a créé de gigantesques bulles d’actifs, des effets de leviers dans pratiquement tous les secteurs. Aujourd’hui, ils redécouvrent le risque. Brusquement, certains investisseurs prennent conscience qu’il est anormal de valoriser les compagnies sur la base de 17-18 fois les bénéfices annuels espérés, quand la moyenne auparavant était 6 à 7 fois au mieux, que s’endetter pour racheter ses propres actions est pure folie, etc.
Selon l’Institut de la finance internationale, les dettes mondiales ont atteint leur plus haut historique au troisième trimestre 2019 avec un total de 253 000 milliards de dollars. La dette privée en constitue l’essentiel. Si le coronavirus continue de s’étendre dans le monde et de paralyser l’activité, les risques de non-remboursement, de faillites vont grossir. La contagion risque de gagner le système financier, au risque de provoquer une nouvelle crise de dette.
Beaucoup ont feint de penser que la question était réglée. Mais les tensions financières sont en train de faire réapparaître des fractures cachées au cours de ces dernières années : la fragmentation de la zone euro. La politique monétaire non conventionnelle de la Banque centrale européenne, les taux négatifs, les milliards déversés aux banques chaque mois, ont permis de masquer cette réalité dérangeante : la zone ne s’est jamais remise de la crise de l’euro.
En dépit des invocations répétées à l’union bancaire européenne par les responsables politiques, celle-ci existe encore moins qu’avant. « Les circulations monétaires se sont arrêtées au sein de la zone euro », reconnaissait récemment l’ancien gouverneur de la banque de France Christian Noyer. Les banques allemandes et françaises ne veulent plus prêter aux banques espagnoles ou italiennes, qui sont devenues totalement dépendantes aux liquidités de la BCE. Les institutionnels, assureurs, et autres fonds de pension, se refusent à acheter des obligations d’État autres que les leurs et les obligations allemandes, considérées comme une autre valeur refuge.
Cette fracturation est en train de réapparaître sur les marchés obligataires européens. Les taux des obligations italiennes qui étaient de 0,94 % en début d’année sont remontées à 1,30 % en ce début de semaine. La différence (spread) avec les obligations allemandes est désormais de 2,11 %. Ce mouvement ne s’explique pas seulement par le fait que l’Italie est le pays le plus touché par l’épidémie de coronavirus, l’obligeant à prendre des mesures extraordinaires qui risquent immanquablement de conduire à la récession.
Il est aussi provoqué par les doutes que soulèvent les réactions des principaux responsables de la zone euro. Ceux-ci ne semblent pas prendre la mesure de ce qui se passe vraiment. Samedi, la Commission européenne a indiqué à l’Italie que les aides ponctuelles liées à la lutte contre l’épidémie de coronavirus seraient exclues de l’évaluation du déficit du pays. Alors que le gouvernement italien a prévu de mobiliser tout de suite 7,5 milliards d’euros pour faire face à la crise sanitaire et économique liée à l’épidémie, la commission dit « prendre note » que la prévision de déficit budgétaire en 2020 va être revue à la hausse, passant de 2,2 % à 2,5 % du PIB !
Les financiers commencent à redouter qu’une nouvelle fois, les réponses européennes soient insuffisantes, en retard, voire totalement inappropriées. Et ces craintes pourraient se manifester très vite, si la Banque centrale européenne, considérée comme le seul rempart, ne répond pas à leurs attentes lors de sa réunion mensuelle de jeudi.
Mais en dehors d’assurer l’indispensable liquidité au système, les mesures qu’elle pourrait adopter risquent d’être de peu d’effets pour apporter un remède au choc causé par le coronavirus : la politique monétaire ne peut pas tout, comme l’a prouvé la FED la semaine dernière en baissant ses taux sans que cela ait le moindre effet. Et cela aussi panique les marchés financiers. Après s’être enrichis sans mesure pendant plus de quarante ans sous l’ombre protectrice des banques centrales, toujours disposées à voler à leur secours, ils se rendent compte que celles-ci ne peuvent pas grand-chose pour eux. Si ce n’est rien.