Où en est le Venezuela ?

Anais López CalderaManuel Sutherland et Keymer Ávila, Nueva  Sociedad et Contretemps, 11 mars 2020

En France, en Europe et même outre-Atlantique, que ce soit à la télévision, dans la presse écrite ou dans les revues intellectuelles et militantes, on entend généralement parler du Venezuela à l’occasion de mobilisations massives (comme en 2014 et 2017), d’un énième chapitre de l’offensive du gouvernement de Nicolás Maduro contre la majorité d’opposition à l’Assemblée nationale, ou des réactions locales et plus encore internationales à celle-ci – à l’instar des sanctions étatsuniennes contre le pays (notamment l’interdiction d’émission de dette et de ventre de pétrole en dollars), qui ne semblent avoir d’autre effet que d’aggraver une situation déjà très précaire, en particulier sur les plans alimentaire et sanitaire.

Là où les évolutions du quotidien matériel des Vénézuéliens, des politiques économiques ou des pratiques policières ne sont souvent évoquées qu’au détour et à l’appui d’une lecture générale des causes de la crise en cours et des issues souhaitables, il est rare de lire des développements dépassionnés et approfondis sur ces questions. C’est pourquoi le Groupe d’études interdisciplinaire sur le Venezuela (GEIVEN), qui tente de faire entendre en France des voix à la fois plurielles et informées sur la réalité du pays, a entrepris d’appuyer la retranscription intégrale et la diffusion du podcast de la revue latino-américaine Nueva Sociedad «¿Qué pasa en Venezuela?» (https://nuso.org/podcast/que-pasa-en-venezuela/), animée par la journaliste argentine Ayelén Oliva, qui s’est entretenue avec la sociologue Anais López Caldera, l’économiste Manuel Sutherland et le juriste-pénaliste Keymer Ávila.

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Ayelén Oliva : Le Venezuela traverse la crise politique, économique et sociale la plus profonde de son histoire récente – une situation qui remet en cause les fondements mêmes du modèle chaviste. Avec l’inflation la plus élevée au monde et une monnaie qui a perdu presque toute sa valeur, le quotidien des Vénézuéliens est devenu de plus en plus difficile. Cette situation a poussé près de cinq millions de personnes à quitter le pays. Dans ce contexte, le gouvernement de Nicolás Maduro a effectué un tournant inédit en ce qui concerne la monnaie étatsunienne en ouvrant la voie à un processus de dollarisation de fait de l’économie. Par ailleurs, l’augmentation de la violence institutionnelle en 2017 a ouvert de nombreux débats sur les garanties des droits civiques et politiques, ce dans le cadre d’une dérive autoritaire plus générale.

Dans cet épisode, nous nous entretenons avec la sociologue Anais López Caldera pour comprendre quelles sont les difficultés quotidiennes qui poussent les Vénézuéliens à quitter leur pays. Nous avons également interviewé l’économiste Manuel Sutherland sur la dollarisation informelle de l’économie vénézuélienne et interrogé le professeur de criminologie Keymer Ávila sur les modalités de la violence étatique et sur la réalité de l’existence de groupes civils armés.

Un an après l’autoproclamation de Juan Guaidó comme supposé président intérimaire du Venezuela, la situation ne semble pas s’être améliorée. L’inflation continue de croître, le gouvernement de Nicolás Maduro s’entête dans ses efforts de contrôler le pouvoir législatif, les pouvoirs de l’État se dédoublent au rythme de la crise politique, la violence persiste et le quotidien reste problématique. On observe cependant certaines évolutions. Depuis Caracas, Anais López Caldera, sociologue et diplômée du Centre d’études du développement (CENDES) de l’Université centrale du Venezuela (UCV), nous décrit ces changements et leur impact sur la vie quotidienne des Vénézuéliens.

Anais López : La question de la vie quotidienne au Venezuela doit être considérée sous deux aspects fondamentaux, et aussi en deux temps. D’abord il y a eu depuis 2012, 2011, une détérioration plus ou moins progressive des services publics, par exemple surtout au niveau de l’approvisionnement en eau. Et puis il y a les crises du réseau électrique, qui se répètent déjà depuis longtemps, surtout à l’intérieur du pays. Il faut voir qu’à partir de 2014, avec en particulier la chute spectaculaire du cours du pétrole, qui était au fond la principale et unique source de financement de l’État, on a eu un véritable désengagement de l’État en matière de maintenance de services clés tels que l’eau, l’électricité, les télécommunications et les transports publics. On peut même faire remonter ce processus de désinvestissement et de détérioration des services à l’année 2013 ou 2012.

Toujours en raison de cette contraction du revenu de la nation, à partir de 2014, 2015, nous avons vécu une période très difficile qui s’est étendue sur plus de deux ans, entre 2015 et fin 2017, voire mi-2018. Outre le problème des services publics, nous avons connu une pénurie des denrées alimentaires de base et aussi de toute une gamme de médicaments essentiels. C’est pendant cette période que se sont multipliées les longues files d’attente pour acheter des produits subventionnés ou des produits qui avaient tout simplement disparu des rayons, comme la farine de maïs, qui permet confectionner les arepas, une denrée fondamentale du régime alimentaire vénézuélien.

À partir de 2018, disons mi-2018, la situation de l’approvisionnement alimentaire s’est en partie normalisée, mais à un coût extrêmement élevé, car elle est allée de pair avec une libération quasi totale des prix dans un contexte d’hyperinflation. Alors disons que, si à partir de 2018 on a pu constater une certaine amélioration de l’approvisionnement, avec beaucoup de bémols, et plus spécifiquement une amélioration de l’offre dans les supermarchés, où on ne voit plus de grandes files d’attente pour acquérir certains produits de base marchandises, il reste que les gens sont loin d’avoir tous la capacité de se les procurer. Disons qu’auparavant, on ne pouvait pas les acheter parce qu’ils étaient tout simplement absents, ou qu’ils n’étaient disponibles qu’au marché noir à un prix très élevé. Aujourd’hui, on peut théoriquement les acheter. Il y a donc eu une certaine normalisation au cours de l’année 2019, ou à partir de mi-2018, au sens où si vous allez au supermarché, vous y verrez de nouveau des produits de base essentiels qui avaient disparu des rayons dans la période antérieure.

D’autre part, toujours au niveau de la vie quotidienne, il y a la question des services publics. Comme je le signalais au début, les habitants de Caracas et les Vénézuéliens en général ont vécu une détérioration des services depuis au moins 2012, peut-être même avant… Prenons la crise de l’électricité, par exemple. L’année 2010 a été emblématique de ce point de vue, avec les premières grandes pannes nationales, qui avaient déjà obligé l’État à réduire de moitié la journée de travail des entreprises publiques et de l’administration pour économiser l’énergie. Mais c’est bien entendu le gigantesque black-out du 7 mars 2019 qui a marqué un tournant. Non seulement il a mis en évidence l’effondrement de notre réseau électrique et notre dépendance à l’égard d’une unique centrale hydroélectrique qui garantit 70 % de l’énergie du pays, mais le problème de l’électricité affecte aussi directement, par exemple, la question de l’approvisionnement en eau. Parce qu’à Caracas et dans de nombreuses régions du pays, cet approvisionnement repose sur des pompes électriques qui permettent d’extraire l’eau depuis ses diverses sources d’approvisionnement. En l’absence d’électricité, ou lors des pannes – et nous avons eu un black-out qui a duré une semaine –, une bonne partie de ces pompes, qui alimentent les systèmes municipaux et locaux, ont été endommagées. Et on n’a pas pu les réparer ou les remplacer parce que cela coûte très cher. Donc pour ce qui est de la qualité de la vie quotidienne liée aux services publics, la situation se détériore de façon continue depuis déjà presque une décennie. C’est-à-dire que depuis une décennie, nous, les Vénézuéliens, n’avons plus accès à l’eau courante de façon régulière. Un exemple : je vis dans un quartier populaire de Caracas, mais qui n’est pas sur les hauteurs, qui est en terrain plat. Mon quartier n’avait jamais eu de problèmes d’eau mais, en 2013, le rationnement a commencé, en principe trois jours par semaine, ce qui signifie concrètement que nous n’avions de l’eau que du mercredi au samedi. À partir de 2015, l’eau n’arrivait plus que le vendredi et le samedi, et ça s’est progressivement dégradé au point qu’aujourd’hui, nous n’avons de l’eau que le dimanche pendant quelques heures.

Pour conclure sur cette question de la vie quotidienne, il y a eu une détérioration progressive qui s’est considérablement aggravée depuis le grand black-out électrique. Cela ne concerne pas tout Caracas au même degré, il y a des zones de la capitale qui, disons, jouissent d’une certaine stabilité dans l’accès à l’électricité et d’une meilleure garantie d’approvisionnement en eau. Mais dans le reste du pays, par exemple à Maracaibo, la deuxième ville du pays [NdT : environ 1,5 millions d’habitants], le rationnement électrique dure douze heures par jour.

Compte tenu de la forte dévaluation de la monnaie dans un contexte hyperinflationniste, quels sont les moyens de paiement auxquels ont recours les Vénézuéliens pour leurs achats quotidiens ? Le papier-monnaie circule-t-il encore ?

Anais López : À partir de 2018, l’approvisionnement a donc commencé à se normaliser, mais il y avait des gens qui payaient en devises étrangères et d’autres qui n’y avaient pas accès. Et là encore, depuis le black-out de mars 2019, sans électricité, pas moyen d’utiliser les moyens de paiement électroniques. Alors aujourd’hui le bolivar, en tant que monnaie physique, a pratiquement disparu. Pour donner un exemple, si j’ai besoin de liquide, il faut savoir qu’un dollar équivaut au moment où je vous parle à 74 000 bolivars. C’est le cours du dollar officiel au taux de la Banque centrale. Alors déjà, si je vais à ma banque, les guichets ne fournissent plus d’espèces depuis au moins deux ans. Ou du moins, c’est la tendance générale. Donc, si je veux disposer d’argent liquide pour payer de l’essence par exemple – parce qu’on a toujours besoin d’un minimum d’argent liquide quel que soit le niveau de dématérialisation des échanges monétaires –, eh bien je dois me rendre à ma banque tous les jours pour y retirer le montant maximum autorisé, qui est de 10 000 bolivars. Et rappelez-vous qu’un dollar équivaut à 74 000 bolivars. Que s’est-il donc passé ? Entre la crise électrique et l’amélioration relative de l’approvisionnement grâce à la flexibilisation des conditions d’importation de biens et de services depuis 2018, on a comme conséquence une dollarisation de fait qui reflète la destruction et la disparition du bolivar en tant que monnaie d’échange. Parce qu’en plus, évidemment, si vous voulez achetez quelque chose, vous avez besoin de combien de bolivars ? La réponse, c’est par exemple un kilo de bolivars ; il faudrait peser tous ces billets pour savoir ce dont vous avez besoin.

Donc, au point où nous en sommes, dans le Venezuela de 2020, et même si nous y incluons les régions les plus pauvres, celles où la situation est la plus difficile en termes de services, il est tout à fait inexact de dire que seule une minorité a recours au dollar. L’usage quotidien du dollar concerne aujourd’hui au moins 50 % de la population. Autrement dit, le problème est de savoir à combien de dollars chacun peut accéder en fonction de ce dont il a besoin pour subsister. Dans les quartiers populaires, par exemple, beaucoup d’emplois de service, comme la plomberie ou les petits travaux de réparation, sont payés en dollars. Alors ce qui distingue les différentes couches de la population, c’est la quantité de dollars à laquelle elles ont accès. Mais l’usage du dollar est absolument généralisé. Si vous allez dans un quartier populaire de Caracas comme le 23 de Enero ou Petare, vous verrez que tout se négocie en dollars, tout le monde accepte les dollars et le bolivar n’est qu’une monnaie auxiliaire.

Cette situation, à laquelle il faut ajouter d’autres variables telles que la violence, fait que plus de 4,8 millions de Vénézuéliens ont été contraints de quitter le pays depuis 2014, soit la vague migratoire la plus importante d’Amérique latine. Ce dans un contexte où, d’après les données du HCR (Haut-Commissariat aux réfugiés de l’ONU), le nombre de demandeurs d’asile dans le monde augmente de façon vertigineuse d’année en année. En Amérique latine, la Colombie, le Pérou et le Chili sont les principales destinations des Vénézuéliens.

Anais López : Je crois qu’il y a eu un processus d’apprentissage du peuple vénézuélien qui, comme vous le savez, n’était pas un peuple de migrants. Au cours de son histoire depuis l’indépendance, le Venezuela n’a jamais connu un processus migratoire aussi important. Le pays n’avait jamais perdu près de 10 % de sa population, sauf peut-être pendant la guerre d’indépendance. Alors il y a eu les premières années de migration, en 2015, en 2016 surtout, et puis depuis trois ans on a eu une deuxième, puis une troisième vague migratoire qui explique cette image des Vénézuéliens comme occupant la quasi totalité de la scène latino-américaine, avec des familles entières qui s’en vont.

Il faut bien dire que nous, les Vénézuéliens, nous avions tendance à vivre dans notre petit monde, dans notre réalité. Beaucoup de Vénézuéliens sont donc partis sans avoir la moindre idée d’où ils allaient, du fonctionnement des sociétés d’accueil, de leurs exigences, du fait que, par exemple, les services publics étaient payants, ou que les services de santé ne sont pas toujours publics et coûtent cher. Il y a donc eu un processus d’apprentissage qui a fait qu’à partir de 2017-2018, la dynamique de migration s’est organisée et reformulée. Les familles envoient une ou deux personnes en éclaireurs, bien souvent une seule, parce que tout le processus est devenu beaucoup plus cher. Quitter le Venezuela aujourd’hui est très coûteux pour de nombreuses raisons : obtenir des documents d’identité, obtenir un passeport coûte très, très cher [NdT : près de 200 dollars alors que le salaire minimum théorique équivaut à environ 8 dollars mensuels]. Et tout cela s’inscrit dans un contexte hyper corrompu, tout le système de fournitures de documents associé aux passeports est aux mains d’une bureaucratie corrompue.

Cela est-il intentionnel ? Est-ce qu’il y a une volonté de freiner le flux migratoire, ou bien est-ce que cela reflète simplement une incapacité de l’État à y répondre ?

Anais López : À mon avis, cela relève plus aujourd’hui de l’inertie, d’un abandon de la gestion de l’État en faveur d’autres intérêts qui n’ont plus grand-chose à voir avec le bon fonctionnement de l’État. Et cette situation crée un état d’anxiété permanente, les gens sont constamment otages de l’angoisse que suscitent les différentes démarches administratives. Je mentionnais le passeport, mais maintenant que les visas sont devenus obligatoires [NdT : pour accéder à de nombreux pays de la région qui ne les exigeaient pas auparavant], il faut aussi obtenir des extraits de casiers judiciaires, les faire certifier, etc., toutes procédures qui passent par l’État.

Honnêtement, je pense que le gouvernement n’a aucune politique spécifique concernant l’immigration. De fait, il n’en reconnaît même pas l’existence. Lorsqu’il y fait allusion, c’est en termes très méprisants pour les migrants, en affirmant que les gens préfèrent aller laver des toilettes à l’étranger plutôt que de rester dans leur patrie. La vérité, c’est que les conditions de vie sont difficiles, même dans une ville comme Caracas. Prenez le système de transport urbain, le métro, par exemple : il peut tomber en panne et s’arrêter à tout moment. Les incidents, les retards, sont devenus chroniques. Les gens ont même peur d’utiliser le métro parce qu’il y a eu des accidents, parce qu’ils restent parfois bloqués dans les tunnels, parce qu’il y a eu des incendies dans des trains en marche, et que rien de tout cela n’est reconnu en termes de politique publique. Alors tout ça pèse aussi dans la décision des gens de partir, parce qu’il y a l’aspiration à un minimum de normalité. Un minimum, ça veut dire par exemple que si tu sais que tu dois être sur ton lieu de travail à telle heure, tu puisses te lever à 6 heures du matin en ayant la garantie que tu seras à l’autre bout de la ville à 8 heures. C’est le genre de calcul qu’on ne peut plus faire au Venezuela.

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La dimension monétaire de cette profonde crise économique est la destruction du bolivar, une monnaie qui ne vaut presque plus rien. Actuellement, un dollar équivaut à près de 75 000 bolivars, malgré tous les zéros supprimés par décret par le gouvernement. Et ce chiffre augmente pratiquement de semaine en semaine. La dévaluation, ajoutée à une inflation cumulée d’au moins 17 000 000 % (17 millions) sur les 24 derniers mois, d’après les chiffres officiels de la Banque centrale du Venezuela, a fait du dollar la monnaie de référence qui sert de paramètre pour le calcul des prix. Jusqu’en 2017, Nicolás Maduro persistait à décrire le dollar comme une monnaie « criminelle » ; il parlait de « dollar putschiste » et proposait un nouveau système de paiement international. Mais on a assisté depuis à un changement radical de la position du gouvernement. Pour comprendre quand et pourquoi ce changement s’est produit, nous nous sommes adressé à Manuel Sutherland, économiste et directeur du Centre de recherche et de formation ouvrière (CIFO) de Caracas.

Manuel Sutherland : Je dirais que cela a démarré le 20 août 2018, lorsque la dernière conversion du bolivar a été effectuée, avec l’élimination de cinq zéros, et que le président Maduro a commencé à parler de changement et à reconnaître d’une certaine manière les échecs économiques du gouvernement. On reconnaît pour la première fois, par exemple, que l’impression de monnaie inorganique a été, disons, nocive ; on reconnaît aussi plus ou moins le problème du déficit budgétaire et on affirme l’objectif d’un déficit zéro et l’exigence d’une discipline budgétaire. Et puis une semaine plus tard, et même à peine une heure après, Maduro parle d’augmenter les salaires de 3 600 %, introduit une soi-disant cryptomonnaie, le petro, promet toute une série de subsides et semble renier tout ce qu’il venait d’admettre.

Reste que s’initie en fait une période de lente libéralisation : un mélange de libéralisation de l’économie et de plus grande tolérance envers les capitaux privés. On constate une forte influence des capitaux privés qui sont aux mains des militaires. Il y a aussi une forte influence d’une bourgeoisie financière importatrice totalement acquise au chavisme, pour ainsi dire. Et cette bourgeoisie a commencé à faire pression pour qu’on la laisse faire des affaires de manière plus « propre » et plus simple, parce que jusque là, les opportunités de profit reposaient essentiellement sur les commissions et les opérations liées au trafic de devises. Mais à partir du moment où l’accès privilégié aux devises ne fonctionne plus de façon aussi lucrative parce que les revenus ont diminué, beaucoup de personnes qui vivaient de la spéculation sur les devises et de la fraude au contrôle des changes avec la complicité du gouvernement ont migré vers le secteur commercial privé.

C’est cette migration qui a incité le gouvernement et continue à l’inciter à toujours plus d’ouverture et de permissivité. Entre janvier et février 2019, plus ou moins, on décrète la libre convertibilité de la monnaie. Quelque temps auparavant [Ndt : août 2018], on avait eu la promulgation de l’ « Accord de change numéro 1 », qui l’anticipait. Les obstacles et les taxes à l’importation sont éliminés, de même que les barrières douanières. Et pour couronner le tout, depuis fin 2019, on autorise les dépôts en devises dans des banques prévues à cet effet. Le dollar peut aussi désormais circuler librement, et les gens peuvent tout payer et encaisser en dollars, ou dans toute autre devise qui leur convienne.

Ce ne sont là que quelques uns des nombreux aspects d’une ouverture de l’économie auquel le gouvernement se voit contraint du fait de la quasi disparition des revenus pétroliers. Alors bien entendu, j’estime que le gouvernement a perdu la « lutte contre le dollar ». De fait, il assume sa défaite et il va jusqu’à déclarer aujourd’hui que le dollar ou la dollarisation sont une bénédiction, une soupape de sécurité, et qu’ils aident beaucoup l’économie. Et il affirme que, d’une manière ou d’une autre, il va continuer à prendre des mesures dans ce sens, afin que ce processus économique s’amplifie et qu’on assiste à la création d’une sorte de circulation bi-monétaire.

Dans quelle mesure un tel processus de dollarisation informelle de l’économie est-il capable d’atténuer la crise ?

Manuel Sutherland : Je crois que, d’une certaine manière, le processus de dollarisation informelle est bon pour le commerce, et qu’il a de fait déjà grandement facilité les échanges. Le commerce était largement paralysé vu l’absence de bolivars dans l’économie. Entre 2011 et 2020, le volume de bolivars en circulation a diminué de 98 %. Et la quantité d’argent liquide en bolivars est si faible qu’elle équivaut à 50 millions de dollars.

La quantité totale de bolivars en circulation dans l’économie équivaut à environ 600 millions de dollars. Alors bien entendu, avec une quantité de bolivars aussi faible et une destruction aussi brutale de l’économie, avec une chute du PIB 65 % à 68 % le quatrième trimestre de 2013 et janvier 2020 et près de trois ans d’hyperinflation, il est normal que la monnaie locale meure ou du moins se réduise pratiquement à sa plus simple expression, et qu’émergent d’autres monnaies qui facilitent quelque peu le flux des échanges. Grâce aux devises, les gens peuvent acheter des choses très facilement, même si, évidemment, comme il s’agit d’une dollarisation informelle, tout cela pose de sérieux problèmes en termes de change, de liquide, de petites coupures, de difficultés à mesurer le taux de change, etc. Raison pour laquelle la plupart des gens ont plus ou moins l’impression qu’ils y perdent où qu’ils se font escroquer.

Ces énormes problèmes n’intéressent nullement les autorités, car en libéralisant les moyens de paiement et en permettant aux gens d’acheter en dollars, le gouvernement favorise ses alliés du secteur privé, à savoir tous ces entrepreneurs qui vendent des produits importés à un prix avantageux et gèrent un volume d’affaires important.

La dernière tentative du gouvernement pour faire face à la pénurie de dollars a eu lieu fin 2017, avec la création du petro. Mais on ne sait pas encore très bien quelle est sa véritable portée.

Manuel Sutherland : Oui, personne ne sait exactement ce qu’est le petro, c’est vraiment un mystère. En théorie, c’est une cryptomonnaie. Autrement dit, formellement, il s’agirait essentiellement d’une cryptodevise censément adossée aux réserves de pétrole, sauf que ce prétendu « adossement » est assez indirect, voire fantasmatique. En réalité, le fonctionnement du petro n’est pas du tout conforme à ces descriptions, et ce n’est pas non plus un moyen de paiement car, comme vous l’avez suggéré, la plupart des gens n’ont pas pu changer la quantité de petros que le gouvernement a créé pour eux à partir de rien et dont il leur a fait « cadeau ».

De mon point de vue, le petro est une unité de compte. Une unité de compte qui permet d’indexer le taux de change, les variations du taux de change d’une devise dans laquelle le gouvernement peut facturer ces services. Pour vous donner une idée, mettons que le gouvernement dise que l’émission d’un passeport coûte 100 bolivars ; il annonce donc 100 bolivars, mais au bout d’une semaine, ces 100 bolivars perdent une bonne partie de leur pouvoir d’achat ; au bout de 15 jours, encore plus, et au bout d’un mois, leur valeur réelle ne représente plus grand-chose. Le gouvernement est donc confronté au problème que l’inflation qu’il génère lui-même réduit drastiquement les revenus qu’il est susceptible d’obtenir des citoyens. En revanche, avec le petro, il peut dire que le passeport coûte 3 petros (c’est à peu près ça, si je me souviens bien), soit l’équivalent de 180 ou 200 dollars. Alors si on te dit que c’est l’équivalent de 180 dollars et que le taux de change se déprécie de 50 000 à 60 000 bolivars, tu vas devoir payer 60 000 pour 180 dollars. Et plus le temps passe, plus tu devras payer en bolivars, tandis que le gouvernement encaissera toujours 180 ou 200 dollars pour ton passeport. Donc, le petro sert au gouvernement d’unité de compte, de moyen de stabiliser le prix de ses services, de la majorité des services qu’il fournit.  Dès lors, il n’a plus à se soucier de l’inflation qu’il génère, parce qu’il te fait payer en petros, arrivant ainsi à maintenir plus ou moins la valeur de la monnaie qu’il encaisse, mais pas de celle avec laquelle il te paie. Une astuce qui lui garantit des bénéfices appréciables. Le petro était censé être l’ultime alternative pour déplacer le dollar et le détruire totalement mais, en tant que moyen de paiement, il n’a pas du tout fonctionné. En revanche, on peut lui attribuer un certain succès en tant qu’unité de compte.

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Le rapport des Nations unies qui a présenté l’année dernière les chiffres officiels des homicides et des décès aux mains des forces de sécurité de l’État a ouvert le débat sur l’organisation et le fonctionnement des différents groupes policiers et militaires au Venezuela. Selon les chiffres du gouvernement lui-même, en 2018, 33 % des homicides survenus dans le pays, soit plus de 5 000, sont le résultat de l’intervention des forces de l’ordre. Nous avons interrogé à ce propos Keymer Ávila, chercheur à l’Institut des sciences pénales (ICP) et professeur de criminologie de l’Université centrale du Venezuela (UCV).

Keymer Ávila : En premier lieu, nous avons les polices préventives, qui portent l’uniforme mais sont des organismes civils se déployant sur trois niveaux politico-territoriaux : les municipalités, les États et l’ensemble du territoire national. Nous avons plus de 123 polices municipales. Le Venezuela compte 335 municipalités, mais seulement environ 123 polices municipales. Dans les localités qui ne disposent pas d’une police municipale, c’est la police régionale ou nationale qui intervient. Lors d’une élection très contestée fin 2017, le gouvernement a pris le contrôle de 305 mairies. De ce fait, il contrôle la quasi-totalité, sinon la totalité, des polices municipales.

Le Venezuela compte 23 États, chacun doté d’une police régionale. Celles-ci sont également toutes contrôlées par le gouvernement en vertu d’autres mécanismes. Lors des élections de 2018, le gouvernement a conquis 20 des 23 gouvernorats, et dans les trois autres, qui sont aux mains de l’opposition, la police a été mise d’office sous contrôle du gouvernement central.

Au niveau supérieur, il y a la Police nationale bolivarienne (PNB), créée en 2009, un organisme auquel sont rattachées les Forces d’action spéciale, bien connues sous le sigle de FAES. En 2017, tous ces organismes comptaient environ 175 000 fonctionnaires, ce qui nous donne un taux d’encadrement policier largement supérieur aux normes internationales. La moyenne internationale est en effet d’environ 350 policiers pour 100 000 habitants ; au Venezuela, nous en sommes à un chiffre de 557 policiers pour 100 000 habitants. En 11 ans, les forces de police ont augmenté de 53 %, ce qui indique clairement une évolution dans le sens d’un État policier. Par ailleurs, il existe d’autres organismes nationaux plus spécialisés, comme le Corps d’investigation scientifique, pénale et criminalistique (CICPC) et la police politique, le Service de renseignement bolivarien (SEBIN).

Enfin, nous avons la Force armée nationale bolivarienne, traditionnellement et constitutionnellement composée de quatre éléments : l’Armée de Terre, la Marine, l’Armée de l’Air et la Garde nationale. C’est cette dernière institution, de caractère militaire, qui, depuis 1937, a joué de facto le rôle de police nationale au Venezuela.

Il faut aussi mentionner les milices, qui viennent juste de faire débat puisqu’il y a moins d’une semaine [NdT : mi-février 2020], les autorités ont annoncé qu’elles allaient être intégrée aux forces armées en tant que cinquième composante, ce par le biais d’une réforme législative promue par l’Assemblée constituante, un organisme existant depuis 2017 et dont l’existence et la légitimité sont très contestées par divers secteurs. Avant 2008, les milices n’étaient qu’un corps de réservistes volontaires susceptibles de fonctionner comme auxiliaires ou soutiens de l’armée dans des circonstances extrêmes ou des situations d’urgence. Après cette date, on leur a progressivement octroyé un espace institutionnel plus important en leur attribuant des tâches de « défense intégrale de la nation », ce qui peut recouvrir à peu près n’importe quoi étant donné qu’il s’agit d’un concept fourre-tout au contenu extrêmement ample et flexible.

Ce que l’on constate au niveau du quotidien, c’est que les critères de recrutement et de sélection des milices sont apparemment très lâches, voire quasi inexistants. Tout le monde peut postuler. Il est fréquent de voir dans la rue des personnes âgées portant l’uniforme de la milice ou effectuant pour elle un travail de relations publiques. Je ne sais pas jusqu’à quel point il pourrait s’agir d’un artifice de propagande pour gonfler le nombre de militaires. En novembre 2019, le gouvernement a déclaré qu’il y avait trois millions trois cent mille miliciens. Mais de là à ce que ce chiffre reflète l’existence d’un corps professionnel capable de faire face au type de situations requérant l’action d’une force militaire au niveau du territoire, il y a une marge énorme.

Un des aspects les plus inquiétants de cette situation, outre la déprofessionnalisation des forces armées, c’est que l’idée d’« union civico-militaire » promue par le gouvernement finit par être bien plus militaire que civile. Il faut aussi mentionner le rôle de renseignement tout aussi préoccupant attribué aux milices dans différents espaces partisans de type  communautaire, comme les Conseils communaux ou les Comités locaux d’approvisionnement et de production alimentaire, les fameux CLAP, qui sont chargés de distribuer les cartons de produits alimentaires (glucides et huiles végétales) dont dépendent beaucoup de gens pour leur subsistance quotidienne. Il faut aussi mentionner les Réseaux d’articulation et d’action socio-politique, les RAAS, qui incluent divers dispositifs de contrôle et de « disciplinarisation » (« disciplinamiento ») sociaux. Les RAAS sont en fait des espaces de vigilantisme et de délation de proximité qui servent à policer et militariser la société au niveau des composantes les plus élémentaires des communautés locales. Ils ont été activés de manière très efficace en janvier 2019 contre les manifestants des quartiers pauvres. En moins d’une semaine, il y a eu 45 morts, dont au moins huit personnes exécutées après avoir participé à des manifestations. Il y a aussi eu plus de 800 arrestations pendant la même période. De nombreux détenus signalent que ce sont des dispositifs tels que les RAAS et les CLAP qui ont permis aux forces de l’ordre de se rendre directement au domicile des manifestants.

Du point de vue du gouvernement, les milices sont censées incarner l’idée d’un peuple organisé capable, aux côtés des Forces armées, de faire face à n’importe quel type d’intervention militaire étrangère. En revanche, la création des Forces d’action spéciales, les FAES, obéit à une tout autre logique. Cette subdivision de la Police nationale bolivarienne opère silencieusement et on sait peu de choses sur ses opérations.

Keymer Ávila : Il s’agit d’un groupe tactique de la PNB. Qu’est-ce que cela veut dire ? Les groupes tactiques d’action spéciale sont constitués en fonction d’objectifs prédéfinis, formés aux techniques d’assaut et de combat et équipés d’armes et de matériel spéciaux à caractère militaire. Ils ne sont censés intervenir que dans des situations extrêmes et à haut risque, telles que les enlèvements, les prises d’otages, les affrontements armés, les arrestations dangereuses, les opérations dans des lieux difficiles d’accès, etc. Une caractéristique commune de ce type de situation, c’est que pour y faire face, les forces de police ordinaires (police préventive ou d’investigation) sont sous-armées, tant du point de vue qualitatif que quantitatif. Ces groupes tactiques incarnent donc l’expression maximale des critères d’intensité en matière de recours à la force létale et de maniement des armes de guerre, et ils sont formés pour affronter des situations de complexité maximale, considérées comme extrêmes et très exceptionnelles.

Le problème, c’est l’application de ces conditions exceptionnelles à la pratique courante des forces de l’ordre en général, sans aucune obligation de rendre des comptes ou de justifier a posteriori ce type d’intervention. Cette force tactique a été inaugurée le 14 juillet 2017 par le Président de la République en personne, avec un discours et des objectifs à de tonalité clairement belliqueuse. Et 2017, ne l’oublions pas, c’est justement l’année des protestations de masse au Venezuela. C’est ce contexte qui a servi de toile de fond à la création de ce groupe tactique.

Il s’agit d’unités qui opèrent de nuit ou au petit matin, avec une logique d’invasion militaire des quartiers, comme s’il s’agissait de territoires ennemis, dans lesquels les FAES interviennent comme une armée d’occupation et partent à la chasse de leurs cibles. Leurs formes d’intervention sont essentiellement militaires et n’ont rien à voir avec une logique de sécurité civile, qui supposerait que les délinquants soient interpellés ou arrêtés dans le cadre de la légalité. Pour les FAES, il s’agit d’éliminer des individus qui ne sont pas des personnes, mais des ennemis.

Dans une enquête que nous sommes en train de conclure – il nous reste à actualiser certaines données –, nous constatons que, malgré sa création récente, au cours des années 2016 et 2017, la PNB a été la deuxième institution policière la plus meurtrière du pays, après le CICPC. Et si on compare chacune de ces deux années, on observe en 2017 une augmentation significative du nombre de décès résultant de son intervention. Cela s’explique justement du fait de la création des FAES en juillet de cette année, une unité dont nous ne devons jamais oublier qu’il s’agit d’une subdivision de la PNB.

Dès 2018, la PNB devenait le service de police le plus meurtrier, une place historiquement occupée par le CICPC depuis des décennies. On constate une augmentation significative du nombre d’homicides institutionnels attribuables à la PNB entre 2016 et 2018, période pendant laquelle ils passent de 22 % à 38 % du total. Le tout lié au rôle de premier plan des FAES, qui sont en effet responsables de 84 % des décès dus à l’intervention de la PNB, soit au moins 416 morts. Il s’agit toutefois du nombre de victimes enregistrées par les médias, qui ne représentent que 25 % ou 30 % des cas officiellement reconnus. Ce qui veut dire que si nous prenons comme référence les chiffres officiels, à savoir 5 287 décès aux mains de la police pour l’année 2018, on arrive à un bilan plausible de 1 600 morts aux mains des FAES pour cette même année.

Au Venezuela, 33 % des homicides sont le résultat de l’intervention des forces de sécurité de l’État. Chaque jour, 14 jeunes pauvres – des hommes à plus de 90 % – meurent aux mains de la police.

Lorsqu’on parle de violence au Venezuela, on mentionne aussi souvent le mot « collectifs » (colectivos). Reste que ce terme n’est pas clair, qu’il recouvre toutes sortes de réalités différentes et qu’il est souvent utilisé pour instiller la peur.

Keymer Ávila : Les colectivos peuvent être compris comme des espaces d’organisation sociale ayant des activités et des objectifs très divers : il y a des collectifs culturels, des collectifs artistiques, des collectifs politiques. Mais dans la rhétorique politico-médiatique vénézuélienne, ce terme tend à désigner tout civil portant une arme.

Il faut donc faire des distinctions pertinentes. D’une part, il existe des organisations qui effectuent des activités politiques et culturelles sur le terrain qui n’ont rien de répréhensible ; on ne doit pas les confondre avec les organisations politico-militaires. D’autre part, il existe des groupes minoritaires très hétérogènes qui ont émergé dans certains quartiers de Caracas à la fin des années 1980 et qui s’y sont affrontés à des organisations criminelles. Certains de ces groupes se sont politisés, ont accueilli dans leurs rangs des individus plus âgés issus de la lutte armée et ont fini par devenir des sympathisants du gouvernement. D’un point de vue symbolique, ces groupes ont eu beaucoup de visibilité, surtout au moment du coup d’État contre le président Chávez en avril 2002. Mais il y a eu des conflits et des batailles rangées entre ces divers collectifs pour toutes sortes de raisons, dont des questions d’argent, et ils ont sensiblement décliné depuis.

Il existe également des versions de ces groupes armés à l’intérieur du pays et dans les zones rurales, le nombre de leurs membres étant difficile à préciser. Enfin, il y a l’essentiel du problème, à savoir les groupes armés qui exercent un vrai pouvoir, et qui sont composés de militaires et de policiers agissant en civil pour exécuter toutes sortes de « sales boulots ». Ce sont les plus nombreux, et ce sont généralement eux qui apparaissent dans les vidéos de la répression contre les manifestants.

Il faut aussi compter avec les fonctionnaires des forces de l’ordre qui sont officiellement démobilisés mais qui continuent à avoir une activité organisée sous une forme ou une autre. Ou encore avec les collectifs de gardes du corps et de personnel de sécurité dont personne ne sait bien comment ils sont réglementés. Ce qui se passe avec ces fonctionnaires en civil, c’est que le gouvernement en profite pour exploiter certains préjugés de classe, de race et aussi idéologiques pour surdimensionner la portée de leurs actions et les présenter comme des soi-disant collectifs populaires fidèles à la révolution. Ce à quoi la presse à sensation et divers secteurs de l’opposition réagissent de manière tout à fait fonctionnelle au gouvernement, avec des récits paranoïaques qui paralysent l’opposition en général et sèment la panique dans ses rangs.

Donc, lorsqu’on parle de « collectifs », il s’agit en fait d’un vaste mélange où cohabitent une bonne part de propagande partisane et de sensationnalisme médiatique, une base bien réelle de policiers et de militaires agissant en civil pour effectuer le sale boulot du gouvernement, et quelques groupes de civils armés dans lesquels on trouve un peu de tout : certains sont politisés, d’autres le sont beaucoup moins, au point d’être capables de servir n’importe quel maître, y compris des secteurs de la pègre.

Par ailleurs, en 2014 et 2017, le gouvernement a dénoncé la violence des groupes d’opposition sous la forme des « guarimbas » [NdT : blocages de la voie publique, accompagnés ou non d’actes violents]. Y a-t-il à l’heure actuelle des organisations civiles armées s’opposant au gouvernement ?

Keymer Ávila : Pour l’instant, il n’en existe aucune à notre connaissance, si l’on excepte ce qui a pu se passer dans le contexte de certaines manifestations très minoritaires qui ont été violentes pendant les années 2014 et 2017. Il convient d’aborder cette question avec prudence pour ne pas mettre dans le même sac des manifestations pacifiques de masse et l’activité de petits groupes qui ont alors indéniablement eu recours à des violences. Mais même dans ce dernier cas, il ne faut pas non plus généraliser. Nous devons veiller à ne pas criminaliser les protestations légitimes qui ont eu lieu pendant les deux années susmentionnées.

Cela dit, on peut effectivement identifier quelques groupes très réduits, surtout en 2014, de jeunes porteurs d’équipements qui ne sont pas accessibles aux classes populaires au Venezuela : casques, lunettes, gants, équipements de protection. Ils avaient aussi visiblement reçu une formation élémentaire et manifestaient une certaine capacité de réaction à la confusion des affrontements de rue qui laisse à penser qu’ils aient pu bénéficier des conseils de militaires, de policiers à la retraite ou d’anciens guérilleros. Ce degré d’organisation peut aussi se former spontanément mais, dans certains cas, on pouvait observer l’existence d’un soutien logistique qui n’était pas improvisé.

Dans d’autres cas, les protestataires ont eu recours à des gamins de rue pour affronter la police et participer à des manifestations violentes. Le discours officiel a identifié ce type d’acteurs comme des « agents de l’impérialisme ». À quoi j’aurais tendance à répondre, en guise de provocation : et qu’en est-il des manifestations au Chili ou en Colombie ? Dans ce type d’évènements, il y a toujours une diversité d’acteurs dans le jeu. Mais de même qu’on ne saurait attribuer l’organisation des protestations légitimes en Équateur, au Chili et en Colombie aux menées du gouvernement de Maduro ou des Cubains, on ne peut pas expliquer les protestations au Venezuela par les manigances de Washington.

Finalement, pour ce qui est des manifestations de janvier 2019, plus précisément entre le 21 et le 29 janvier, ce sont celles qui ont connu la plus forte participation des secteurs populaires (par rapport à 2014 et 2017). Comme je l’ai mentionné précédemment, le solde a été de 45 morts, soit environ six personnes tuées par jour. Il n’y a pas eu de victimes identifiées du côté des forces de l’ordre. Ce que nous pouvons dès lors observer, c’est qu’avec le temps, il semblerait que les formes de résistance conjoncturelles, circonstancielles et contingentes des manifestants se heurtent à une réponse de plus en plus meurtrière et systématique des forces de l’ordre. Et que lorsqu’il n’y a pas de protestations, les quartiers populaires sont utilisés par ces dernières comme une épreuve-test, comme un terrain de manœuvre où elles s’exercent à la gâchette facile. On ne peut donc absolument pas comparer la force de frappe de l’opposition, pratiquement inexistante d’un point de vue organique et unitaire, avec l’hégémonie militaire du gouvernement.

Transcription : Carolina Loza León, avec le soutien du GEIVEN.

Traduction : Marc Saint-Upéry.