Leo Panitch (traduction de Thomas Chiasson-LeBel)
Pour comprendre l’empire américain actuel, il est nécessaire de repenser les vieux paradigmes à la lumière de la géographie changeante de l’économie politique mondiale. J’aimerais proposer que nous commencions par regarder en quoi les anciennes théories de l’impérialisme, et celle du sous-développement en particulier, ont brouillé plus qu’elles n’ont clarifié notre compréhension du capitalisme global. Plus encore, j’aimerais insister sur l’effet nocif de la persistance de ces théories, qui éloigne les socialistes de questions stratégiques pourtant centrales.
À l’origine de l’empire
La théorie classique des rivalités interimpériales — conçue à la veille de la Première Guerre mondiale pour expliquer les exportations de capitaux et la course aux conquêtes coloniales dans le contexte de l’apparition du capital financier [2] — s’est de plus en plus dressée en obstacle à une compréhension juste du rôle et de la nature de l’empire américain dans la création du capitalisme global.
Après la Deuxième Guerre mondiale, les empires capitalistes européens et japonais, au lieu de s’opposer, se sont intégrés à l’empire informel des USA. C’était ce qu’on a appelé un « impérialisme par invitation » — que d’autres ont appelé la canadianisation — par lequel les liens entre États capitalistes avancés sont devenus plus denses et plus forts que ceux unissant les puissances à leurs ex-colonies du Sud. En effet, l’État américain a assuré la reconstruction industrielle de l’Europe et du Japon. Il est devenu le récipiendaire de leurs florissantes exportations manufacturières, tout en préparant le terrain pour l’expansion des multinationales européennes et japonaises et la création du marché des eurodollars. Tant et si bien qu’au début des années 1960, les investissements directs étrangers vers l’Europe étaient deux fois plus importants que ceux dirigés vers l’Amérique latine, renversant ainsi une tendance historique [3].
Plus tard dans les années 1970, les prophéties annonçant le déclin du règne du dollar et de l’hégémonie des États-Unis étaient monnaie courante. L’hégémonie américaine subissait alors la pression double de l’effondrement des taux de change fixes du système de Bretton Woods d’une part, et de l’approfondissement des contradictions de classes causées par le keynésianisme et le quasi-plein emploi d’autre part. Certains présageaient ainsi le retour des rivalités politiques entre pays capitalistes avancés. Or ces prédictions faisaient fi de l’importance croissante de l’interpénétration économique et du réseautage institutionnel entre États capitalistes avancés. Malgré la supposée diversité de capitalismes et des États, on a observé au début des années 1980 un virage commun vers l’adoption graduelle du néolibéralisme, ce qui allait de pair avec la diffusion des façons de faire américaines en termes de finances et de pratiques entrepreneuriales et légales.
Entre-temps, la relation de l’empire américain avec le Sud global au sortir de la Deuxième Guerre mondiale s’est réorganisée. La division internationale du travail était rigide et claire : la production manufacturière restait largement concentrée dans les anciens centres impériaux, alors que l’extraction des ressources naturelles se faisait essentiellement dans les colonies. L’effondrement de l’ancien ordre impérial et l’émergence de nouveaux États-nations n’ont pas mis fin à cette division du travail, qui s’est poursuivi à travers des moyens informels, bien que ponctuée par des interventions répétées non seulement contre les forces communistes du « tiers-monde », mais aussi contre le nationalisme économique. C’est dans ce contexte que la thèse du développement du sous-développement s’est popularisée. Toutefois (comme le révèle un document du département du Trésor américain de 1975), les représentants de plusieurs pays du tiers-monde pays se bousculaient aux portes de Wall Street pour y investir ou pour y recycler leurs pétrodollars. Pour ce faire, ils s’empressaient de démontrer qu’ils étaient « raisonnables ». C’est ainsi que les banquiers de New York ont appris à ne pas trop se soucier de la rhétorique nationaliste.
Le déclin de l’ancienne théorie du développement et l’ascension du néolibéralisme
Dans le dernier quart du 20e siècle, la thèse du « développement du sous-développement » [4], tout comme la théorie des rivalités interimpériales, donnait des signes évidents de fatigue. En effet, elle paraissait inadéquate au moment où plusieurs États du Sud global ont été absorbés dans le circuit de la production capitaliste et de la finance, bien souvent dans le contexte de crises économiques. Ainsi, en l’an 2000, le pourcentage du PIB occupé par la production manufacturière était plus élevé dans les pays en développement (23 %) que dans les pays développés (18 %) [5]. Aussi, certains pays « sous-développés » tels que la Corée du Sud, dont l’industrialisation orientée vers l’exportation est devenue un exemple phare de succès, semblaient s’être émancipés de la dépendance. La part des produits manufacturés dans les exportations y est passée de 18 % en 1962 à 77 % en 1970 pour atteindre 90 % en 1980 [6].
Cette transition de biens des pays en développement vers des économies d’exportation de biens manufacturés a non seulement impliqué une transformation de la division internationale du travail, mais aussi une reconfiguration des rapports sociaux au sein de chacun de ces pays, dans un contexte où leurs classes capitalistes sont devenues de plus en plus liées à l’accumulation internationale du capital. Du même coup, cette restructuration spatiale et sociale du capitalisme a produit une expansion massive du prolétariat.
Certes, ces changements n’ont pas marqué la fin des hiérarchies globales. De nombreuses activités stratégiques (recherche et développement, ingénierie et production à haute valeur ajoutée demandant des technologies de pointe) étaient et restent encore concentrées dans les pays capitalistes avancés. Encore à la fin du 20e siècle, les pays capitalistes avancés étaient toujours en contrôle de 90 % de tous les actifs financiers, de 85 % des investissements directs étrangers (alors qu’ils en recevaient les deux tiers), de 65 % du PIB mondial et de près de 70 % des exportations de biens manufacturés [7]. Par conséquent, la perpétuation d’une telle domination reflète en même temps le rôle actif de ces pays avancés et leur intérêt croissant dans le développement du capitalisme partout sur la planète.
Pendant que des corporations multinationales et des banquiers choisissaient de nouveaux endroits pour s’installer, des régions entières, particulièrement en Afrique, étaient laissées de côté. Par contre, de plus en plus d’États étaient immergés dans la dynamique inverse, s’intégrant davantage à la dynamique du capitalisme global. Le processus est toutefois demeuré inégal au sein de chaque région, puisque la façon dont l’intégration était promue (ou parfois bloquée) par l’action des États capitalistes avancés interagissait avec la nature de l’État et des rapports de classes dans chaque pays visé.
Le processus de recyclage des pétrodollars a rendu les États latino-américains particulièrement vulnérables face aux crises de l’empire nord-américain. Cette fragilité est apparue au grand jour lorsque les États latino-américains sont devenus les victimes collatérales de la politique de maintien de hauts taux d’intérêt, décrétée par la Réserve fédérale américaine pour contrer l’inflation aux États-Unis. Ce « choc Volker », qui a affecté les administrations de Carter et Reagan, n’était pas seulement une condition essentielle pour briser le syndicalisme aux États-Unis ; il s’est avéré également très efficace pour contrer le nationalisme économique à l’étranger. C’est ainsi que la Réserve fédérale et le ministère des Finances le « Trésor ») des États-Unis ont développé une stratégie globale étendant leur pouvoir de surveillance des risques liés à la compensation interbancaire, tout en s’assurant que les conditionnalités exigées en contrepartie des prêts du FMI comprennent de stricts programmes d’ajustement structurel à long terme.
Ces programmes ont garanti les actifs financiers par des mesures de libéralisation économique et politique dans chaque État débiteur. En Amérique latine, les effets de cette politique ont conduit à ce qu’on appelle là-bas la « décennie perdue » dans les années 1980, dont le résultat a été une chute de 9 % du PIB par habitant et une augmentation fulgurante des inégalités de classes. Ce processus a aussi permis aux classes capitalistes de ces pays de se rénover. Les familles des classes dirigeantes ont embrassé la mondialisation en envoyant leurs enfants au Harvard Business School. Elles ont diminué leur dépendance du marché interne par des contrats internationaux, du capital étranger et de la sous-traitance. Elles ont accepté la perte des subventions et barrières tarifaires d’autrefois, comme le « remède de cheval » nécessaire pour rendre leurs secteurs agricoles et industriels plus compétitifs.
Un espace légal et politique « made in USA »
En 1977, les États-Unis ont lancé un programme de traités bilatéraux d’investissements dont l’objectif principal était d’établir fermement au sein du droit international « le principe selon lequel les expropriations d’investissements étrangers sont illégales, à moins qu’elles ne soient accompagnées par une « compensation prompte, adéquate et effective ». L’objectif a connu un certain succès puisque les expropriations de capital étranger sont devenues, pour l’essentiel, chose du passé. Alors qu’elles avaient déjà décru de 83 en 1975 à 17 en 1979, elles sont tombées à 5 en 1980, 4 en 1981, 1 en 1982, 3 en 1983, une seule par année de 1984 à 1986, et aucune pour le reste de la décennie [8]. Ce programme a été soigneusement conçu pour codifier les engagements des États à protéger les investissements, notamment par des procédures quasi juridiques et « dépolitisées » de règlement des différends. Il est devenu la base pour l’extension des traités bilatéraux sur les investissements (TBI) avec 10 pays déjà fortement liés aux États-Unis. Le programme des TBI a toutefois réellement pris son envol après que l’esprit de ce modèle ait été intégré au Traité de libre-échange entre le Canada et les États-Unis. Au milieu des années 1990, alors qu’entrait en vigueur l’ALÉNA (intégrant aux États-Unis et au Canada le Mexique), pas moins de 27 nouveaux TBI avaient été signés entre les États-Unis et d’autres pays (10 de plus ont été signés en 2005) [9]. Les garanties qu’ils fournissent contre les expropriations servent de lubrifiant pour le capitalisme mondialisé, tout comme les 700 modifications législatives favorables aux investissements étrangers effectuées par divers États entre 1990 et 1997. Dans ce contexte, il n’est pas surprenant que les firmes américaines d’avocats, qui avaient triplé leur nombre de bureaux en Europe et au Japon entre 1985 et 1999, aient ouvert des bureaux dans le reste du monde à un rythme encore plus rapide.
Ces développements s’insèrent dans un objectif beaucoup plus large d’intégration des univers politiques et légaux de chacun des États au sein d’un même processus international d’accumulation du capital. Cet objectif a trouvé son expression la plus claire dans le Rapport sur le développement dans le monde de 1997, rédigé par la Banque mondiale. Joe Stiglitz, qui était alors l’économiste en chef de la Banque, lançait un appel au dépassement du débat stérile opposant État et Marché. Ce rapport reconnaissait que l’expansion territoriale des marchés ne se trouvait pas facilitée par une mondialisation de la production et de la finance « désencastrant » les marchés de la société, mais au contraire, par la façon dont les lois de la valeur capitaliste étaient intégrées dans la règle de droit. Ainsi, la mondialisation est depuis le début intimement liée aux changements législatifs et administratifs qui permettent un approfondissement et une prolifération de la concurrence marchande, y compris les traités à large spectre et la coordination interétatique. Avec l’internationalisation du capital, les États deviennent de plus en plus préoccupés par la création de régimes de régulation organisés pour faciliter la croissance rapide du commerce international et des investissements étrangers.
Ce processus ne peut être compris comme la simple imposition d’ajustements structurels depuis l’étranger sur les États du Sud global. Il s’agit tout autant du résultat de puissants acteurs nationaux qui cherchent à tirer avantage de l’accès au capital et au commerce international, bien que cela intensifie en même temps les contradictions associées à l’exposition grandissante à la volatilité de la finance internationale. Cette volatilité est très clairement exprimée par les 72 crises financières qui ont marqué les années 1990. Alors que le département du Trésor américain et la Réserve fédérale étaient à l’avant-garde de l’avancement des règles de droit favorisant l’épanouissement de la finance internationale, la nature chaotique de celle-ci et sa propension aux crises ont requis de nombreuses et importantes interventions discrétionnaires des États. Pour le Trésor américain, la tâche était de contenir les crises plutôt que de les prévenir. En ce sens, Larry Summers proposait l’analogie de l’avion à réaction :
Les marchés financiers mondialisés nous permettent d’aller où nous le voulons, plus rapidement, plus confortablement, et la plupart du temps, de façon plus sécuritaire qu’avant. Mais les krachs sont aussi beaucoup plus spectaculaires… Nous avons besoin de systèmes qui puissent faire face aux crises parce que tant qu’ils ne seront pas à l’épreuve des accidents, nous ne pourrons célébrer de réels succès.[10]
En avril 1998, tout juste à la veille de la crise asiatique, les ministres des Finances et les gouverneurs des banques centrales des pays de ce qui allait devenir le G20 étaient convoqués par le département du Trésor des États-Unis à Washington. Ils se sont entendus pour former trois comités de travail comprenant des représentants de divers pays — et appuyés par des employés du Trésor américain — pour renforcer le système financier international. Ils devaient produire des rapports sur ce qu’il était nécessaire de faire pour « améliorer la transparence et l’imputabilité », pour « renforcer le système financier » et pour « gérer les crises financières internationales ». Il était alors pris pour acquis que tout ce processus serait à l’image des meilleures pratiques anglo-américaines en matière de régulation et de supervision, notamment parce qu’une très grande partie de l’expertise mondiale en matière de régulation financière est concentrée aux États-Unis et au Royaume-Uni. L’idée d’une nouvelle « architecture financière internationale » signifiait alors une série de réformes institutionnelles, comprenant des réformes des États et des systèmes financiers des pays émergents, permettant aux investisseurs de mieux évaluer les risques et au FMI de s’occuper plus efficacement des crises. Lors de la publication des rapports, la quasi-faillite de Long Term Capital Management et la crise presque mortelle que cela a déclenchée sur Wall Street à la fin de l’été 1998 démontraient déjà que les « meilleures pratiques » anglo-américaines étaient peu adéquates pour éviter les crises. Il est toutefois particulièrement intéressant de noter l’importance de l’intervention du Trésor américain et la coordination qui s’est mise en place avec les autres pays du G7 et leurs institutions financières pour contenir les crises financières de 1997-98.
L’approfondissement de l’intégration financière
Plus important encore est ce que les États, pour favoriser la propagation du capitalisme global, n’ont pas fait en termes de restriction des flux de capitaux. Avec le soutien des États-Unis et de l’Union européenne, la libéralisation des marchés de capitaux s’est poursuivie au début du 21e siècle, tant et si bien que 90 % des 2000 changements effectués par les États en matière de régulation des investissements étrangers dans les 10 années suivant la crise de 1997 leur étaient favorables. Ces mesures se sont montrées si efficaces que les investissements directs étrangers représentaient 32 % du PIB global en 2007 (contre 6,5 % en 1980) [11]. Bien que seulement un quart de ce flux ait été dirigé vers le Sud global, les pays qui en font partie ont connu une croissance des marchés des obligations, des titres et du crédit à la consommation. Ils en sont venus à ressembler de plus en plus à ceux des pays capitalistes avancés. En plus de renforcer les liens entre capitalistes locaux et étrangers, cela a permis une intégration inégalée des classes moyennes et de travailleurs et travailleuses au sein du système financier. La financiarisation du Sud global a aussi facilité les flux de capitaux depuis ces pays, non seulement à partir des banques internationales y opérant, mais aussi directement des capitalistes locaux qui ouvraient leurs horizons. La plus grande partie de ces exportations de capitaux a pris la forme d’achats de bons du Trésor américain. Or il ne s’agissait pas simplement d’un transfert de richesse depuis le Sud vers le Nord, mais bien d’une condition de succès pour un développement capitaliste centré sur les exportations, puisque les réserves des banques centrales servent de police d’assurance contre des attaques spéculatives sur la monnaie locale, tout autant que comme moyen de maintenir un certain taux de change relativement au dollar.
De plus, la réorganisation de la production n’est pas qu’un simple déplacement des activités productives loin des centres développés. Elle s’inscrit au sein de vastes efforts de coordination mondiale qui incluent un large spectre de sous-traitants, fournisseurs et distributeurs. Cette transformation est devenue plus claire avec l’intégration de la Chine au sein du capitalisme mondialisé. Ses produits manufacturés comptaient pour 90 % de ses exportations [12] et ce, bien avant son accession à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 2001. Le gouvernement chinois a de plus tiré des leçons importantes de la crise asiatique. Dans un monde marqué par une telle mobilité du capital, une attaque spéculative détruirait le contrôle des capitaux à moins que la Banque centrale ne détienne des réserves massives en dollars. Or avec son accession à l’OMC, la Chine a obtenu une place lui permettant d’accumuler les surplus d’exportation nécessaires à la consolidation de ces réserves. Aujourd’hui, le commerce international de la Chine (exportations et importations) représente 43 % de son PIB, une proportion bien en deçà de la moyenne des pays à faible et moyen revenu (il est passé en 2007 à 68 %) [13]. Le raz-de-marée d’investissements directs en Chine qui a suivi son entrée dans l’OMC est venu de multinationales qui avaient un intérêt à utiliser ce pays comme plate-forme pour les exportations. Plusieurs multinationales étaient aussi intéressées au marché interne de la Chine, impatientes d’entrer dans le commerce de détail, mais aussi dans les transports, les télécommunications et dans divers services aux entreprises. Cela dit, ce développement du capitalisme en Chine ne s’est pas fait aux dépens de l’empire américain, pas plus que l’approfondissement et l’expansion des rapports sociaux capitalistes à l’échelle du globe.
Les États-Unis, toujours au sommet
L’intérêt américain dans le développement du capitalisme global se manifeste également dans l’importance du commerce international. Il représentait 30 % du PIB en 2007, alors que celui-ci était sous la barre des 10 % dans les années 1960. Malgré toute l’anxiété, mais aussi la joie de certains, devant la diminution de la productivité du capital américain, les entreprises américaines ont été en mesure de tirer profit de la mondialisation dont elles avaient aussi été les principales promotrices. La mesure de ce succès n’était toutefois pas dans la part de la production mondiale ayant cours directement aux États-Unis (qui a clairement chuté), mais plutôt dans la place stratégique occupée par le capital américain dans l’économie globale. Entre 60 et 75 % des dépenses en recherche et développement de l’OCDE étaient originaires des É.-U. pour les secteurs de pointe (comme l’aérospatiale et les instruments scientifiques), et entre 45 et 50 % dans l’électronique et le secteur pharmaceutique. Bien que les pertes d’emplois dans le secteur manufacturier aient été très lourdes après 2001 (spécialement dans les secteurs de l’automobile, des appareils électriques, et dans le secteur agonisant du textile et des vêtements), les É.-U. produisent toujours plus de biens manufacturés que tous les pays des BRIC réunis (Brésil, Russie, Inde, Chine). Plutôt que de concevoir le déficit commercial américain comme une mesure de son déclin industriel, il est utile d’étudier les exportations séparément des importations. Le déficit commercial des É.-U. a cru durant les deux décennies menant à 2007. En même temps, le volume des exportations augmentait en moyenne de 6,6 %, une forte croissance tout juste derrière celle des plus importants pays exportateurs du monde : l’Allemagne et de la Chine. C’est donc la croissance des importations qui poussait le déficit commercial à la hausse.
En d’autres mots, le déficit commercial des États-Unis provient essentiellement de la consommation interne, qui a crû plus rapidement que dans les autres pays capitalistes avancés. Celle-ci était en partie entrainée par la croissance fulgurante des revenus des segments les plus riches de la population américaine et par leur consommation ostentatoire. La consommation était aussi propulsée par une croissance plus importante de la population qu’en Europe et au Japon, par les plus longues heures travaillées par une large part de la population, et aussi par l’augmentation de l’endettement. Les dépenses de consommation des États-Unis sont en effet en bonne partie responsable du maintien de la demande globale depuis les 15 dernières années. Ce phénomène a trouvé un appui dans les flux de capitaux vers les États-Unis qui se sont poursuivis malgré le déficit commercial. L’intégration à échelle globale du circuit industriel des multinationales américaines a sans doute contribué au déplacement des emplois aux États-Unis du secteur manufacturier vers ceux des services aux consommateurs et aux entreprises. Il y a toutefois là le signe d’un renforcement plus que d’un affaiblissement du capital américain et du dollar, puisque les capitaux étrangers continuent d’affluer vers les É.-U. malgré le déficit commercial. Ainsi, plus que la balance commerciale, c’est la balance des flux de capitaux qui détermine la valeur du dollar.
Une crise américaine, mais un problème mondial
La crise qui a commencé en 2007 doit être interprétée à la lumière de ce contexte. Il s’agit d’une crise « made in USA » avec des ramifications globales. Ce n’était toutefois pas le résultat d’une baisse des profits des entreprises manufacturières ou d’un trop grand déficit commercial. En 2006, l’économie des É.-U. achevait trois années de croissance réelle, dépassant les 3 %, incluant une hausse des exportations de plus de 8 % et une baisse du chômage de 6 à 4,6 %. La croissance de la productivité annuelle avait continué d’augmenter pendant les 6 premières années du nouveau millénaire : son taux de croissance moyen de 2,8 % était à un niveau comparable à celui de l’âge d’or de l’après-guerre [14]. Les profits des corporations ont atteint des sommets, et celles-ci affichaient de solides bilans. Ainsi, la crise qui a débuté en 2007 n’est pas le résultat ni d’une « suraccumulation » ou d’un déséquilibre du commerce international, mais bien le résultat de la volatilité de la finance capitaliste. La crise a pris naissance dans le secteur en apparence banale du crédit hypothécaire, là où la finance sert d’intermédiaire pour que la classe des travailleurs et travailleuses puisse avoir accès au logement. Elle a ensuite incendié rapidement la flamboyante plaine des prêts interbancaires et du marché des papiers commerciaux. La finance américaine est devenue si importante pour le fonctionnement du capitalisme mondialisé du 21e siècle que la crise qui l’a affectée a profondément pénétré l’économie internationale. C’est que les prêts hypothécaires titrisés servaient en fait à lier la haute finance et la « basse » finance : ils ont joué un rôle important dans la suroptimisation et l’intégration des marchés financiers internationaux, tout comme ils jouaient un rôle clef dans le maintien de la demande et le crédit à la consommation.
RestreintEs à ce que leur travail leur permettait de gagner, les travailleurs et travailleuses américainEs ont été attiréEs vers la spéculation sur leurs actifs, non seulement de leur caisse de retraite, mais aussi sur le principal actif qu’ils pouvaient (ou rêvaient) de se payer : une maison. Avec la stagnation des salaires et l’augmentation des écarts de revenus, de plus en plus de propriétaires issus de la classe des travailleurs et travailleuses ont maintenu leur niveau de consommation en réhypothéquant leur maison dont la valeur augmentait au rythme de la bulle spéculative. De plus, la demande croissante pour l’accès à la propriété des foyers à revenus moins élevés avait trouvé un allié dans la politique gouvernementale qui visait à combler les besoins de logement par le marché financier en accordant des déductions d’impôt sur les hypothèques. Les grandes entreprises financières sont cependant loin d’être innocentes puisqu’elles ont consenti des prêts pour des achats immobiliers qui avaient auparavant été rejetés par les banques. Tout cet édifice bancal était lié à l’État américain par l’entremise de Freddie Mac et Fannie Mae, ces corporations fédérales d’hypothèques et de logement. Bien qu’elles eussent été privatisées 30 ans plus tôt, elles n’en demeuraient pas moins des entreprises subventionnées par l’État.
L’interpénétration des marchés financiers américains et étrangers a été particulièrement importante jusqu’à la crise financière de 2007. Étant enchevêtrés au marché américain, les marchés étrangers ont subi du même coup les mêmes contradictions. La propagation de la crise a elle-même démontré l’erreur des analyses qui prédisaient la fin d’un capitalisme global américanocentré. Au contraire, la crise a soulevé la crainte que les préoccupations internes des États-Unis conduisent à ce que le gouvernement américain néglige les intérêts des bourgeoisies étrangères. L’importance que les capitalistes étrangers accordent aux États-Unis pour les aider dans le réaménagement de leurs États fut bien illustrée lors de la visite d’Obama en Inde en novembre 2010. Entouré de la plus importante délégation d’hommes et de femmes d’affaires américainEs pour un voyage du genre, Obama déclarait devant une assemblée de capitalistes de Mumbai : « Non seulement accueillons-nous votre croissance avec enthousiasme, mais nous y investissons » [15]. Illustrant l’importance de cette déclaration pour les capitalistes indiens, le cofondateur de l’Association indienne des entreprises de logiciels et de services rappelait ainsi « que ce sont les É.-U. qui nous ont dit de nous lancer dans le libre-échange et le libre marché ». Selon lui, ce fut essentiel au succès de son secteur industriel puisque cela « a poussé notre gouvernement à ouvrir nos marchés aux importations américaines, à accepter la possibilité que la propriété d’entreprises soit totalement étrangère, à voter des lois de propriété intellectuelle hermétiques, alors que tout cela n’était pas à la mode ». En parlant de la nécessité de l’influence des États-Unis pour isoler « les socialistes et protectionnistes parmi les bureaucrates indiens », il soulignait : « nous ne voulons pas que l’Amérique perde cette belle assurance… il n’y a personne d’autre pour assurer ce leadership. Voulons-nous de la Chine comme leader spirituel ? Non ! Nous souhaitons ardemment le succès des États-Unis. »[16]
Les difficultés croissantes à implanter des mesures adéquates pour contenir les crises, et encore plus pour les prévenir sont devenues très claires avec la propagation et la persistance de la crise. Or, il ne s’agit pas, contrairement aux années 1930, de l’effet d’une rupture de la coopération entre États capitalistes. Bien que le G20 soit né des contradictions qui ont produit la crise de la fin des années 1990, il a fallu une décennie de plus d’intégration de la finance et de la production, et une crise financière globale de bien plus grande ampleur pour que le G20 acquière une telle importante : celle de réunir les 20 chefs d’État des plus importants pays capitalistes à Washington à l’invitation de George Bush lors du sinistre automne 2008. Cette rencontre a permis de coordonner un plan mondial de relance en 2009 qui a ainsi fixé un plancher à la plus profonde crise économique depuis les années 1930. Plus encore, elle a permis de poursuivre le plaidoyer de ces chefs d’État pour la mondialisation. Comme l’exprimait le communiqué du G20 de Toronto de juin 2010, « Alors que la crise économique globale a provoqué la plus importante chute des échanges commerciaux en 70 ans, les pays du G20 font le choix de garder les marchés ouverts aux opportunités offertes par le commerce et l’investissement. C’était le bon choix ». Les chefs d’État renouvelaient ainsi leur « engagement à ne pas abaisser les barrières ou à en imposer de nouvelles qui nuiraient à l’investissement ou au commerce des biens et des services… et à minimiser l’impact négatif des choix politiques sur le commerce et l’investissement ». Mais la solidarité capitaliste ne pouvait à elle seule contenir la crise d’une économie globale financiarisée, où l’orthodoxie de l’austérité — tant pour assurer que les États puissent payer leurs créanciers et pour contenir l’inflation — a renforcé les tendances à la stagnation et à la sous-consommation qui viennent avec les diminutions de la disponibilité de crédit à la consommation, dernier pilier de la demande agrégée.
Dans le monde de l’austérité
La sévérité et l’ampleur de la crise actuelle démontrent une fois de plus jusqu’à quel point les États sont immergés dans l’irrationalité du capitalisme. Alors que les États lançaient des programmes de relance économique en 2009, ils se sont tout de même sentis obligés de procéder à des mises à pied dans le secteur public ou à des réductions de salaire, et ont exigé des entreprises sauvées par l’État qu’elles fassent de même. Alors qu’ils condamnaient le commerce des dérivés pour son rôle dans la crise, ces mêmes États promouvaient une bourse du carbone pour y échanger des titres dérivés afin de faire d’une pierre deux coups : soit de s’attaquer au problème environnemental et à la crise économique au moyen d’un « capitalisme vert ».
En face de contradictions si flagrantes, on pourrait argumenter, contre l’utilisation des institutions de l’État pour renforcer le marché, sur la nécessité de rompre avec la logique du marché capitaliste pour maintenir les emplois et les communautés qui en dépendent tout en convertissant la production et la distribution afin d’assurer une plus grande durabilité écologique. En premier lieu, la finance devrait être convertie en service public afin d’en redéfinir les objectifs et le fonctionnement au sein d’un système de planification économique démocratique. Cette transformation exige à elle seule de profondes modifications de l’État et de la structure de classes. Ce processus aura besoin de l’appui de nouvelles solidarités internationales, en lien avec les nouvelles luttes de classes qui émergent de cette crise : vagues de grèves de travailleurs et travailleuses en Chine, croissance d’un nouveau syndicalisme militant en Inde, grèves de mineurs en Afrique du Sud et des professeurs à Chicago, etc. Le plus grand défi réside sans doute dans la construction de nouveaux partis politiques socialistes sur tous les continents, orientés vers une transformation radicale et démocratique de l’État, bref une transformation qui n’est pas possible sous le capitalisme.
[1] Cette article est traduit et adapté à partir d’un discours prononcé devant la Société d’études socialistes en 2011. Le texte est également inspiré du livre co-écrit avec Sam Gindin: The Making of Global Capitalism, New York: Verso, 2012.
[2] Voir Rudolph Hilfering, Finance Capital : A Study in the Latest Phase of Capitalist Development, Boston, Routledge, (1910) 1981.
[3] Voir Michael Barrat Brown, The Economics of Imperialism, Middlesex: Penguin, 1974, pp. 208-9.
[4] Voir André Gunder Frank, Le développement du sous-développement : l’Amérique latine. Maspéro, 1972.
[5] Richard Kozul-Wright et Paul Rayment, “Globalization Reloaded,” UNCTAD Discussion Paper No. 167, janvier 2004, Table 3, p. 32; US Bureau of Labor Statistics, “International Labor Comparisons,” disponible au < bls.gov >; Erin Lett et Judith Bannister, “China’s Manufacturing Employment and Compensation Costs: 2002–2006,” Monthly Labour Review, avril 2009.
[6] World Bank, < databank.worldbank.org/ddp/home.do >; WTO, International Trade Statistics, < wto.org/english/res_e/statis_e/tradebysector_e.htm >, Table IV.30.
[7] UNCTADSTAT. ‘Ineard and Outward Foreign Investment Flows, Annual 1970-2000’, disponible en ligne : < unctadstat.unctad. org >.
[8] Voir Michael S. Minor, “ The Demise of Expropriation as an Instrument of LDC Policy, 1980 – 1992,” Journal of International Business Studies, vol. 25, no. 1, 1994, Table 1, p. 180.
[9] Voir Kenneth Vandervelde, US International Investment Agreements, Oxford, OUP, 2009.
[10] Lawrence Summers : « Go With The Flow : The Rush To Support Capital-Account Controls In The Wake Of The Asian Crisis Is Misconceived ». Financial Times, 11 mars 1998.
[11] UNCTADSTAT, “Inward and Outward Foreign Direct Investment,” et World Bank, World Development Indicators.
[12] Voir Martin Hart-Landsberg, ‘The US Economy and China : capitalism, Class and Crisis’, Monthly Review, février 2010, p.14-16.
[13] Les données sont tirées de l’OMC : International Trade Statistics 2011, Appendix tables A1 and A14 et de la banque mondiale, World Development Indicators.
[14] Données du US Bureau of Economic Analysis, et du Federal Reserve Board Flow of Funds Accounts, Data Download Program.
[15] Cité par Sumana Ramanan, “Jobs, Trade for US Dominate Day 1,” Sunday Hindustan Times, 7 novembre 2010.
[16] Thomas L. Friedman, « It’s Morning In India. » New York Times, 31 octobre 2010, 8(L).