Lénine et l’immigration

 

Étienne Balibar, 1973[1]

 

En octobre 1913, Lénine publie un article peu connu sur « Le capitalisme et l’immigration des ouvriers »[2]. Il y indique que le capitalisme « a créé une sorte particulière de transmigration des peuples. Les pays dont l’industrie se développe rapidement utilisent davantage de machines et évincent les pays arriérés du marché mondial, relèvent chez eux les salaires au-dessus de la moyenne et attirent les ouvriers salariés des pays arriérés. Des centaines de milliers d’ouvriers sont ainsi transplantés à des centaines et des milliers de verstes. Le capitalisme avancé les fait entrer de force dans son tourbillon, les arrache à leurs contrées retardataires, les fait participer à un mouvement historique mondial et les met face à face avec la classe internationale puissante et unie des industriels ».

Cette constatation conduit aussitôt Lénine à la remarque suivante : « Nul doute que seule une extrême misère force les gens à quitter leur patrie, que les capitalistes exploitent de la façon la plus éhontée les ouvriers émigrés. Mais seuls les réactionnaires peuvent se boucher les yeux devant la signification progressive [souligné par Lénine] de cette moderne migration des peuples. Il n’y a pas et il ne peut y avoir de délivrance du joug du capital sans développement continu du capitalisme, sans lutte des classes sur son terrain. Or c’est précisément à cette lutte que le capitalisme amène les masses laborieuses du monde entier, en brisant la routine rancie de l’existence locale, en détruisant les barrières et les préjugés nationaux, en rassemblant les ouvriers de tous les pays dans les plus grandes fabriques et mines d’Amérique, d’Allemagne, etc. »

Et Lénine examine alors la base économique de l’immigration, constituée par le développement inégal du capitalisme : citant les statistiques de l’immigration aux U.S.A. et en Allemagne, il montre que la progression de l’immigration des travailleurs ne cesse de s’accentuer, mais que sa structure a changé à partir de 1880-1890 : alors que dans la période précédente l’émigration européenne provenait essentiellement des « vieux pays civilisés » (Angleterre et Allemagne), où le capitalisme se développait le plus vite, ce sont désormais les pays « arriérés » (en commençant par l’Europe orientale) qui fournissent à l’Amérique et aux autres pays capitalistes « avancés » des travailleurs de moins en moins qualifiés. Dans ces conditions, d’une part « les pays les plus arriérés du vieux monde, ceux qui ont conservé le plus de vestiges du servage dans tout leur système, passent pour ainsi dire par l’école forcée de la civilisation » (c’est-à-dire du capitalisme), mais aussi ce processus accentue l’ « arriération » des pays déjà les plus retardataires, transformés en fournisseurs massifs de main-d’œuvre.

Cependant, passant du plan économique au plan politique, Lénine note que si les travailleurs russes sont en ce sens les plus attardés, ils sont par ailleurs en avance dans la lutte contre les tentatives de division raciste de la bourgeoisie : « Les ouvriers de Russie, comparés au restant de la population, sont l’élément qui cherche le plus à échapper à ce retard et à cette sauvagerie […] et qui s’unit le plus étroitement aux ouvriers de tous les pays pour former une seule force mondiale de libération. »

Immigration et impérialisme

J’ai longuement cité l’article de Lénine pour bien mettre en évidence le double problème que pose d’emblée l’immigration : problème de ses causes économiques et de leur transformation dans l’histoire du capitalisme, problème de ses effets politiques sur la lutte du prolétariat. Pour se convaincre de l’extrême importance de ces problèmes, il suffit de relire L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme. Lénine y analyse de façon beaucoup plus large le renversement de tendance dans l’émigration des travailleurs comme un aspect fondamental de l’impérialisme, stade du « parasitisme et de la putréfaction du capitalisme », en même temps que les contradictions dans le progrès des forces productives, et que la transformation dans la structure des classes des pays impérialistes (marquée par la formation de « l’aristocratie ouvrière » et par la baisse relative du nombre des producteurs). Ces caractéristiques sont organiquement liées, et elles conduisent à nouveau Lénine à en souligner les conséquences politiques, y compris les conséquences négatives (« la tendance de l’impérialisme à diviser les ouvriers, à renforcer parmi eux l’opportunisme, à provoquer la décomposition momentanée du mouvement ouvrier »). L’analyse de Lénine est d’autant plus actuelle qu’elle ouvre, sans les résoudre définitivement, une série de problèmes théoriques et pratiques. Elle nous oblige à considérer l’immigration, les conditions de vie et de travail des travailleurs immigrés, à partir de la théorie de l’impérialisme, hors duquel ses formes actuelles resteraient inintelligibles. La connaissance concrète des causes et des effets de l’immigration est, réciproquement, un fil conducteur vers la connaissance de l’impérialisme, c’est-à-dire du capitalisme dans son stade actuel.

Or cette concurrence n’est pas un phénomène passager ou secondaire, elle est la base même des rapports de production capitalistes, qui opposent la masse des travailleurs individuels, « libres » vendeurs de leur force de travail, au capital propriétaire des moyens de production, de plus en plus concentrés. Elle est la base du salariat comme mode d’exploitation de la force de travail, et ne pourra disparaître qu’avec lui, à mesure du développement révolutionnaire de nouveaux rapports de production, des rapports de production communistes. Il est vrai que les formes de cette concurrence se transforment historiquement : mais cette transformation ne fait que substituer aux simples pratiques d’embauche périodique dans des pays voisins, où le « taux de salaire national » est plus bas, une « organisation » plus complexe du marché du travail, réellement internationale, disposant les unes à côté des autres, les unes contre les autres, de grandes masses ouvrières de « qualification » différente, inégale. Cette transformation n’est autre que le développement même des rapports de production capitalistes. Il est vrai aussi que les luttes de la classe ouvrière, les progrès de son organisation, tendent à contrecarrer les effets de la concurrence, et obligent le capital (dont la bourgeoisie n’est que l’instrument) à chercher sans cesse de nouvelles méthodes d’embauche, de sélection et d’utilisation des travailleurs, de nouvelles sources de force de travail : c’est que, précisément, le développement des rapports de production capitalistes résulte d’une lutte de classes quotidienne et ininterrompue.

Immigration et révolution technique

Mais il faut faire un pas de plus : la lutte autour du salaire (comprimer les salaires pour les uns, défendre leur salaire pour les autres) est la donnée première. Mais ce n’est pas tout : car le développement de l’exploitation capitaliste combine étroitement la pression sur les salaires, l’allongement de la durée du travail et la transformation (technique) du mode de production lui-même, qui permet d’élever à la fois la productivité et l’intensité du travail. On touche par là à des problèmes aujourd’hui brûlants, qui concernent tous les effets de la « révolution industrielle » incessante du capitalisme. En particulier au travail des « O.S. » dans la grande industrie mécanique, électronique, etc. Et voici le point important : il ne faut pas examiner séparément, de façon éclectique, les aspects actuels de l’exploitation qui sont liés à la mécanisation, à la parcellisation du travail, à son intensification, et ceux qui sont liés à la concurrence internationale entre les travailleurs, à l’immigration. Ces aspects se conditionnent l’un l’autre. Il faut donc, comme le prouvent tant de luttes récentes, y reconnaître les aspects d’un même processus surdéterminé.

Ce n’est nullement un hasard si, dans la plupart des grands pays impérialistes, la proportion de travailleurs immigrés est maximale sur les chaînes de fabrication et de montage, sur les chantiers du bâtiment et des travaux publics, là où la force de travail est soumise à une exploitation intense, qui l’use avec une effrayante rapidité, et exige son renouvellement accéléré. Il s’agit donc de comprendre à partir de là comment les caractéristiques de l’impérialisme, au niveau des rapports internationaux de production, se reflètent nécessairement dans le procès de production immédiat, dans les formes sous lesquelles le capitalisme ne cesse de transformer les forces productives existantes, dans la forme complexe des luttes de classes qui sont inscrites au cœur même de la production. Les communistes et l’immigration Malgré la brièveté de ces indications, on peut maintenant comprendre l’extrême importance politique du problème de l’immigration, pour le prolétariat et ses organisations. Dans les conditions nouvelles de notre époque, la présence des travailleurs immigrés et leur lutte font de l’internationalisme plus que jamais la condition même de la lutte de libération des travailleurs, comme l’ont toujours soutenu et expliqué Marx et Lénine : elles exigent que cet internationalisme trouve des moyens toujours plus concrets, plus organiques, de s’affirmer.

L’avenir même des travailleurs de chaque pays en dépend, dès lors qu’ils n’ont plus seulement à combattre parallèlement, et chacun pour son compte, un même adversaire, mais à constituer partout les « détachements » d’une seule force combinée, amalgamée. Ainsi le développement même de l’impérialisme débouche sur une nouvelle forme, supérieure, de l’internationalisme, sur une nouvelle étape de l’histoire du mouvement ouvrier. De plus, en attirant notre attention sur les formes successives qui permettent au capital, malgré les luttes ouvrières, de développer la concurrence entre les travailleurs, qui est la base de leur exploitation, la question de l’immigration nous montre à nouveau concrètement pourquoi le mouvement ouvrier doit mener une lutte constante contre les pièges de l’économisme : laissant à la lutte syndicale toute sa juste place, irremplaçable, elle nous montre en même temps la nécessité absolue de la lutte politique unie des travailleurs « nationaux » et « immigrés », pour la révolution socialiste qui, seule, permettra de détruire toutes les bases de l’exploitation. Je citerai une dernière fois Lénine, qui écrivait en octobre 1917, à propos de la révision du programme du Parti bolchevique : « Adopter la proposition de Sokolnikov : dans le paragraphe qui traite du progrès technique et de l’accroissement du travail des femmes et des enfants, ajouter : “ de même la main-d’œuvre étrangère non spécialisée, importée des pays arriérés ”. Addition précieuse et nécessaire. Précisément cette exploitation d’ouvriers plus mal rétribués venus des pays arriérés est caractéristique de l’impérialisme. C’est en particulier sur elle qu’est fondé, pour une part, le parasitisme des pays impérialistes riches qui corrompent une partie de leurs ouvriers à l’aide d’un salaire plus élevé, tout en exploitant sans mesure et sans vergogne la main-d’œuvre étrangère “ bon marché ”. Ajouter les mots “ plus mal rétribués ” et “ souvent privés de droits ” car les exploiteurs des pays “ civilisés ” profitent toujours de ce que la main-d’œuvre étrangère importée est privée de droits. On le voit, aux yeux de Lénine, c’est finalement sur le terrain de la lutte et de l’organisation politiques que les travailleurs de toute nationalité peuvent forger leur unité nécessaire. Mais cette unité n’est pas spontanément acquise, elle doit être conquise contre les rapports d’exploitation développés par l’impérialisme, au prix d’une lutte politique et idéologique difficile.

C’est, plus que jamais, l’objectif primordial des communistes qui, selon le mot d’ordre de Marx, « dans les différentes luttes nationales des prolétaires mettent en avant et font valoir les intérêts indépendants de la nationalité et communs à tout le prolétariat », et « dans les différentes phases que traverse la lutte entre prolétaires et bourgeois, représentent toujours les intérêts du mouvement dans sa totalité ». Confronté au développement des luttes que mènent les travailleurs immigrés, à leurs formes originales, à leurs difficultés, l’opportunisme « de gauche » veut voir dans l’immigration le « vrai » prolétariat, la réalisation d’une idée mythique du prolétariat, il exalte les divisions, et les renforce, pour le plus grand profit du capital. De son côté l’opportunisme « de droite » nie la réalité de ces divisions, des contradictions développées par l’impérialisme dans la classe ouvrière elle-même, soit pour laisser les immigrés à leur sort, soit pour considérer qu’ils posent un simple problème d’inégalité économique, juridique et sociale, n’appelant qu’une amélioration du sort des plus « défavorisés ». Quant à nous, communistes, nous regardons d’autant mieux ces contradictions en face, pour en reconnaître les causes objectives et les limites, que toute notre action vise davantage à les surmonter. Nous savons que la classe ouvrière tout entière peut ainsi espérer une formidable libération d’énergie révolutionnaire, un grand pas en avant vers son émancipation.

[1] Texte republié dans le recueil d’É. Balibar, Cinq études du matérialisme historique, Maspéro, 1974.

[2] LÉNINE, Rapport au VIII e Congrès du Parti communiste (bolchevique) de Russie, 1919

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