Gilles Bibeau, Professeur émérite, Département d’anthropologie, Université de Montréal
En parrainant la présente candidature de la Brigade médicale Henry Reeve pour le Prix Nobel de la paix 2021, j’agis en tant que représentant de la Table de concertation de solidarité Québec-Cuba, un organisme fondé en 2002 qui regroupe des comités locaux à travers le Québec en plus d’assurer une liaison avec des associations apparentées au Canada, aux États-Unis et en France. J’ai moi-même été mis en contact, à travers mes interventions et mes recherches dans les domaines de l’anthropologie médicale et de la santé publique, avec quelques-unes des interventions d’urgence menées par la Brigade médicale Henry Reeve. Mes séjours en Amérique latine (Brésil, Pérou, Équateur, Colombie, Nicaragua, Costa Rica), en Afrique centrale et occidentale (République démocratique du Congo, Côte d’Ivoire, Burkina Faso, Mali), au Maghreb (Tunisie, Maroc) et en Asie du Sud-Est, notamment en Inde, m’ont fait prendre conscience de la fragilité des services publics de santé dans de nombreux pays, surtout lorsque ceux-ci font face à des séismes et des épidémies de grande envergure. J’ai été le témoin de la première épidémie d’Ébola (1976) au Zaïre et des débuts du VIH-Sida dans le Kinshasa des débuts de 1980.
Dès mes premières rencontres avec ces épidémies, j’ai réalisé qu’on ne pouvait intervenir efficacement face aux situations extrêmes de détresse vécues par les populations qu’en développant une approche inspirée par la justice sociale, ancrée dans la prise en compte des inégalités en santé et attentive à la dégradation des conditions quotidiennes de vie, qu’elles soient provoquées par le système économique des pays ou par des crises écologiques. En tant qu’anthropologue de la santé, l’approche mise de l’avant par la Brigade Henry Reeve dans ses interventions humanitaires d’urgence m’est d’emblée apparue respectueuse de la diversité des univers sociaux, culturels et idéologiques dans lesquels cette Brigade était appelée à intervenir.
Je tiens à dire un mot au sujet des circonstances très particulières qui ont conduit à la création de la Brigade médicale Henry Reeve. Lors des terribles ravages que l’ouragan Katrina a provoqués à la fin du mois d’août 2005 en Louisiane et dans des États voisins, Cuba a spontanément offert d’envoyer sur place une brigade médicale comptant 1 200 médecins et des équipements pour plus d’un million de dollars. Cuba fut alors le premier pays à offrir une assistance humanitaire à la population d’un pays qui avait pourtant accumulé contre lui, depuis plus d’un demi-siècle, des actes d’agression ; de plus, les États-Unis n’entretenaient aucune relation officielle directe avec La Havane. Le président G.W. Bush refusa l’offre d’aide qui lui était faite par le gouvernement cubain du président Fidel Castro. Dès le 19 septembre 2005, Cuba annonça la création du « Contingent international de médecins spécialisés en situations de désastres et d’épidémies graves Henry Reeve ». Le choix de ce nom revêtait une portée d’autant plus symbolique que le nom d’Henry Reeve (1850-1876) était celui d’un jeune soldat de nationalité américaine qui s’était rendu à Cuba pour se joindre à l’Armée de libération des patriotes cubains contre le colonialisme espagnol ; Reeve mourut au combat à l’âge de 26 ans.
En décidant de donner le nom de Henry Reeve à la Brigade médicale créée en 2005, Cuba rendait un hommage à la solidarité internationale d’où qu’elle vienne. Jusqu’à ce jour, un des traits qui distinguent les déploiements des Brigades cubaines à travers le monde concerne précisément le fait que les interventions se font sans aucun égard à la nature des relations que Cuba entretient ou n’entretient pas avec les pays récepteurs de son aide. De plus, les déploiements de la Brigade se font sans jamais prendre en compte les différences d’idéologie ou les conflits géopolitiques qui divisent les pays entre eux. L’idée que l’humanité est une sert en quelque sorte de fondation sur laquelle repose l’internationalisme médical cubain. Fidèle à ce principe, la Brigade est intervenue au fil des années sur quatre continents en mettant en oeuvre, en toute circonstance, un authentique universalisme humanitaire qui a contribué à créer des liens et à travailler pour la paix grâce à une coopération fondée sur le respect de tous les peuples et de chacun des pays.
Une autre force des Brigades Henry Reeve se trouve dans le fait qu’elles peuvent recruter des professionnels dans l’ensemble des domaines professionnels et qu’elles arrivent à se déployer très rapidement tout en tenant compte des particularités du sinistre. La rapidité des interventions et la compétence interdisciplinaire des équipes spécialisées ont permis de sauver de nombreuses vies lors de leurs déploiements. Dès octobre 2005, une brigade de 668 professionnels est intervenue au Guatemala pour aider une population affectée par des inondations. Durant le même mois d’octobre 2005, plus de 2000 professionnels intervinrent au Pakistan touché par un tremblement de terre en soignant, pendant près de 8 mois, plus d’un million de personnes. En 15 ans d’existence, vingt brigades ont ainsi répondu présentes pour combattre sur toute la planète des cataclysmes naturels : 8 pour des inondations, 7 pour des séismes et 5 pour des ouragans.
Dans leurs interventions, les Brigades Henry Reeve mettent en pratique une vision intrinsèquement humaniste de la médecine qui est en conformité avec la formation reçue à Cuba par le personnel et appliquée au sein même du pays. À Cuba, l’accès à des soins dispensés avec dévouement et offerts gratuitement à la population est vu comme une exigence de la justice sociale et des droits de la personne ; dans les interventions à l’étranger, ces mêmes principes sont appliqués par devoir de solidarité. En 2014, Cuba a répondu avec empressement à la demande de l’OMS d’envoyer des médecins pour combattre l’épidémie d’Ébola en Afrique occidentale. Plus de 5 000 professionnels de la santé se sont alors portés volontaires pour cette mission – 256 ont été déployés dans trois pays où deux d’entre eux perdirent la vie. Il est reconnu que l’intervention cubaine contribua à contrôler l’épidémie. En 2010, les équipes cubaines qui ont combattu le choléra en Haïti ont contribué à sauver la vie de quelque 70 000 personnes. L’efficacité des interventions de la Brigade Henry Reeve s’explique, dans ce cas comme dans plusieurs autres, par une approche de santé publique et d’éducation sanitaire : la visite des communautés, l’éducation sanitaire et la distribution de pastilles de désinfection de l’eau. Grâce à leurs connaissances de la culture haïtienne acquises au cours de séjours antérieurs, les médecins cubains ont pu inscrire leur action à l’intérieur des structures locales de santé et collaborer avec les agents locaux et les autorités sanitaires.
Quelles que soient les circonstances dans lesquelles les Brigades Henry Reeve sont appelées à intervenir, elles témoignent d’une spécificité qu’on retrouve assez rarement dans les organisations s’engageant dans des interventions humanitaires d’urgence. En tout temps et quelles que soient la nature du désastre et les circonstances, les membres des Brigades essaient d’établir des rapports étroits de coopération avec les communautés locales en inscrivant du mieux qu’ils peuvent leur travail de terrain dans les structures publiques de soins de manière à renforcer celles-ci. Cette philosophie de l’intervention explique les succès rencontrés par les Brigades sur leurs différents sites d’intervention. La manière respectueuse avec laquelle les Brigades interviennent ainsi que la générosité et la disponibilité de leurs équipes expliquent pourquoi de nombreux pays viennent, y compris cette fois en Europe, de faire appel à Cuba pour les aider à combattre la pandémie de la Covid-19. Entre mars et novembre 2020, plus de 50 brigades ont été déployées dans une quarantaine de nations et territoires où elles ont été appelées à séjourner durant plusieurs semaines, voire durant plusieurs mois – cinq mois au Mexique et en Haïti. Selon les chiffres du MINSAP, plus de 3 500 collaborateurs ont traité 615 000 patients et sauvé plus de 12 000 vies.
Les brigades envoyées pour combattre la pandémie de la Covid-19 sont composées, il convient de le souligner, à 61 % de femmes. Ce pourcentage élevé de femmes constitue un reflet de l’intégration des femmes dans tous les domaines de la vie professionnelle à Cuba. La haute présence féminine dans les Brigades facilite l’interaction avec les femmes dans les sociétés d’accueil tant pour l’éducation à l’hygiène que pour l’administration des soins. Lors d’une intervention en Lombardie, le personnel cubain a travaillé de concert avec leurs collègues italiens en appliquant leurs protocoles dans des hôpitaux de campagne. En Haïti, la ministre de la Santé a qualifié les coopérants cubains d’« apôtres de la connaissance et de l’enseignement » qui ont dispensé des soins tout en assurant « le transfert de leur expérience et de leur savoir dans la gestion des urgences de ce type à leurs homologues haïtiens ». Que ce soit dans le cas de la Covid-19 ou dans les autres interventions, les Bridages cubaines ont démontré une extraordinaire capacité à établir de solides coopérations avec les structures existantes de soins et avec le personnel local de santé. Cette approche explique pourquoi les pays ayant fait appel à Cuba pour les aider dans leur lutte contre la Covid-19 font confiance au personnel de santé cubain.
Il est reconnu que Cuba affiche, en date du 15 novembre 2020, la meilleure performance dans les Amériques – du moins pour ces territoires comptant plus d’un million d’habitants – dans la réponse gouvernementale apportée à la pandémie de COVID-19. Cuba n’enregistre en effet que 675 cas positifs et 12 décès par million d’habitants, un tel succès s’expliquant par une approche préventive et un solide réseau de soins de santé primaire. Il faut signaler en outre que Cuba n’a rapporté aucun décès parmi son personnel soignant. La thérapie n’est pas en reste : beaucoup de vies ont été sauvées par l’emploi d’un cocktail de médicaments administrés en fonction de la gravité de la maladie, dont l’Interféron Alpha 2b produit à Cuba depuis 2003 ; de plus, deux vaccins cubains (Soberana 1 et Soberana 2) sont à l’étape des essais cliniques. Ce succès a été rendu possible grâce à la mise sur pied par Cuba, il y a 40 ans, d’une plateforme très impressionnante pour un pays de sa taille qui a permis de favoriser le développement des biotechnologies.
La capacité de Cuba de se porter au secours d’autres pays victimes de cataclysmes ou d’épidémies découle du fait que ce pays affiche le plus fort ratio de médecins – neuf – par millier d’habitants. Depuis trois décennies, Cuba qui forme plus de médecins que ne le requiert sa population est en mesure de les mettre à la disposition d’autres pays. Dans les faits, l’internationalisme médical se manifeste depuis près de 60 ans à Cuba, remontant même jusqu’à la révolution cubaine. L’ouverture aux autres pays débuta en 1963 quand des médecins furent d’abord envoyés en Algérie, puis ailleurs en Afrique, notamment en Angola et au Congo-Kinshasa. Au total, ce sont plus de 400 000 travailleurs de la santé qui ont oeuvré au fil des décennies dans 160 pays à travers le monde, la collaboration médicale n’ayant jamais cessé de se renforcer avec le passage du temps. Cuba a même commencé, au tournant des années 2000, à former des médecins étrangers à son École latino-américaine de médecine – ELAM – qui a diplômé à ce jour plus de 30 000 médecins venant de 115 pays. Ces diplômés formés gratuitement à Cuba étaient des candidats choisis par leur pays d’origine dans lequel ils s’engageaient à retourner pour y oeuvrer auprès des populations défavorisées en appliquant dans leur pratique les préceptes éthiques enseignés à Cuba. En 2014, la Dre Margaret Chan, alors Directeur général de l’OMS (2007-2017), a livré un vibrant témoignage à cet effet : « La capacité de Cuba à former des médecins et des infirmiers exceptionnels et sa générosité pour aider les pays sur la voie du progrès sont reconnues dans le monde entier ».
Aucun autre pays n’a consacré – tout en étant soumis à un embargo qui dure depuis près de 60 ans – autant de ressources que Cuba à l’assistance médicale internationale, laquelle s’exprime par le détachement et le transfert de personnel, les dons de médicaments et d’équipements, et des déplacements internationaux. Tout cela s’est accompli en dépit de l’embargo imposé à Cuba et assimilé par les Cubains à un blocus qui visait à restreindre la capacité du pays à obtenir des devises et à entraver son développement. Sous l’administration Trump, une centaine de mesures unilatérales sont venues encore durcir cet embargo mais malgré tout ce contexte hautement défavorable, Cuba continue à déployer un nombre toujours plus grand de coopérants médicaux là où des désastres se produisent et ce indépendamment des systèmes politiques et économiques des pays. Les interventions humanitaires d’urgence sont à la charge du gouvernement de Cuba : à la différence des services médicaux convenus par contrat entre Cuba et les États bénéficiaires qui peuvent comporter des paiements ou un partage des coûts, les Brigades Henry Reeve sont en effet déployées gratuitement – les pays qui le peuvent assument tout au plus les frais de transport, d’hébergement et de subsistance du personnel déployé dont les salaires sont pleinement à la charge de l’État cubain comme le sont d’autres frais pour les pays pauvres.
Si l’assistance internationale a été décriée lorsqu’elle venait de grandes puissances comme la Russie et la Chine et qu’on a parlé à son sujet de la « diplomatie médicale », on ne saurait en faire le procès dans le cas de Cuba tant il est évident que ce pays pratique une solidarité désintéressée. En quinze ans, ce sont plus de 9 000 professionnels de la santé qui ont participé à une soixantaine de missions effectuées par les Brigades Henry Reeve dans 46 États et 5 territoires. On estime que ces professionnels de la santé ont dispensé des soins à plus de quatre millions de personnes et sauvé près de 100 000 vies. Ce bilan tant qualitatif que quantitatif aurait dû mériter, en temps normal, aux Brigades médicales cubaines Henry Reeve une reconnaissance internationale qui n’est pas encore venue.
En cette année 2020 où la planète entière affronte une redoutable pandémie dont les effets se prolongeront malheureusement en 2021 et sans doute au-delà, il nous semble que les Brigades Henry Reeve représentent l’organisation qui témoigne, par excellence, d’un extraordinaire engagement de solidarité internationale à travers des interventions humanitaires qui se font au nom de la promotion de la paix entre les nations, dans le respect des différences idéologiques, dans un souci de coexistence des peuples et dans une prise en charge directe des personnes victimes des séismes, qu’ils soient naturels ou fabriqués par l’homme.
En décernant en 2021 le Prix Nobel de la Paix aux Brigades Henry Reeve, le Comité des Prix Nobel apporterait son appui à un organisme qui a déployé, d’une manière exemplaire et sans discontinuer, auprès d’une cinquantaine de pays et territoires, un universalisme humanitaire depuis près de deux décennies. Cette lettre a voulu fournir les raisons qui militent en faveur de l’octroi du prix Nobel de la Paix 2021 aux Brigades médicales Henry Reeve.