Professeure de philosophie, chercheuse en philosophie et sociologie, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)
Le 2 mai 1997, il y a 20 ans, décédait le pédagogue brésilien Paulo Freire. Dans les pays de langues ibériques et anglaises, il est l’un des penseurs les plus influents du monde intellectuel. Mais en France, et dans l’aire francophone en général, son œuvre reste méconnue, confinée à la période des années 1960 – 1970.
Alors que le président brésilien d’extrême droite Jair Bolsonaro multiplie les attaques contre l’école, faisant de l’héritage de Paulo Freire l’une de ses cibles privilégiées, il importe de revenir sur ces travaux faisant la part belle au développement de l’esprit critique.
Une méthode d’alphabétisation pour les opprimés
Né en 1921, dans une famille de la classe moyenne brésilienne, Paulo Freire doit sa renommée internationale dans un premier temps à sa méthode d’alphabétisation des adultes. D’abord au Brésil, avant le coup d’État de 1964, puis dans le reste du monde, après l’exil forcé de son concepteur. C’est en 1968 qu’il rédige son ouvrage le plus célèbre, Pédagogie des opprimés (qui fut traduit en France par Maspero en 1974).
L’œuvre du pédagogue brésilien se situe à la croisée du marxisme et de la philosophie existentialiste. L’éducation n’a pas seulement pour fonction d’apprendre à lire des mots, mais à lire le monde de manière critique. Il s’agit d’un processus de conscientisation qui doit permettre l’encapacitation des opprimés afin qu’ils transforment la réalité sociale. Expérimentée dans différents pays, comme au Chili ou en Guinée-Bissau, la méthode d’alphabétisation Paulo Freire est reconnue par l’Unesco. Cela lui vaut de se voir décerner en 1986 le prix de l’Unesco pour la paix.
Dans l’aire francophone, la carrière de Paulo Freire semble s’arrêter là. Il est une référence de l’alphabétisation des adultes et de l’éducation populaire. Il est présenté comme une sorte d’héritier marxiste de l’éducation nouvelle en Amérique latine. Les ouvrages de pédagogie rappellent de manière peu nuancée sa critique de la pédagogie transmissive – qu’il appelle « pédagogie bancaire » – opposée à un apprentissage dialogique.
N’est facilement accessible en langue française que l’un de ses tout derniers ouvrages, Pédagogie de l’autonomie (Eres, 2013), publié au Brésil, en 1996. Mais si ce petit opuscule synthétise la pensée de Paulo Freire, il ne permet que peu de comprendre l’influence mondiale que possède encore sa pensée y compris dans les milieux universitaires. Pour cela, il est nécessaire de sortir Paulo Freire de son confinement aux années 1960/70.
Vers la pédagogie critique
Durant sa période d’exil, Paulo Freire voyage dans de nombreux pays et noue de nombreux contacts en particulier dans les universités américaines. Il est entre autres conduit à être en lien avec les féministes noires américaines dont il reconnaît l’influence sur son œuvre. Cela le conduit à ouvrir sa grille de lecture marxiste, centrée sur la classe sociale, aux questions de sexe et de race.
De son côté, par exemple, la féministe noire américaine Bell Hooks le mentionne comme ayant eu une influence très importante sur sa « pédagogie engagée ». En 1980, il est autorisé à rentrer au Brésil bien que la dictature ne prenne fin qu’en 1985. Entre 1989 et 1991, il se voit confié par le Parti des travailleurs, qui dirige la ville de Sao Paulo, le secrétariat de l’éducation. Il est ainsi conduit à réorganiser l’enseignement primaire et la formation des enseignants de cette ville.
Durant cette seconde période de sa vie, il collabore, entre autres, avec des universitaires états-uniens. On peut citer en particulier son travail avec Ira Shor qui se concrétise par un ouvrage d’entretiens publié en 1986 intitulé Medo e Ousadia (Peur et audace). Dans ce livre, Ira Shor pose un ensemble de questions à Paulo Freire qu’il a élaboré avec d’autres enseignants états-uniens sur les difficultés de transférer dans la salle de classe la pédagogie de Paulo Freire.
Son ouvrage Pédagogie de l’autonomie est la synthèse de l’aboutissement de cette réflexion. Il s’adresse aux enseignants et livre les principales idées de l’auteur sur ce qu’il appelle désormais la « pédagogie critique ». L’enseignant doit partir de l’expérience sociale vécue par les élèves. Il doit prendre appui sur ce qu’il appelle la « conscience naïve » (quotidienne).
Mais son objectif est de les conduire à problématiser cette expérience au contact des savoirs savants. Le dialogue entre l’enseignant et les apprenants constitue la pratique centrale qui permet le passage de la « conscience naïve » à la « conscience critique ». L’objectif de la pédagogie est de permettre d’analyser la réalité sociale en prenant conscience des rapports sociaux inégalitaires qui l’organise. Cette prise de conscience arme intellectuellement les opprimés pour les aider à transformer le monde.
La pédagogie critique : une réception mondiale
En espagnol ou anglais – aux États-Unis, au Royaume-Uni, en Australie, en Afrique du Sud, en Amérique latine, dans la péninsule ibérique, dans les pays scandinaves –, on ne compte pas les revues et articles, les ouvrages, les congrès et instituts universitaires consacrés à la pédagogie critique depuis les années 1980. Paulo Freire est considéré comme l’un des cent intellectuels les plus cités aux États-Unis et son ouvrage Pédagogie des opprimés comme l’un des ouvrages les plus référencés au monde.
Dans les années 1980 se développe aux États-Unis, en particulier sous l’impulsion d’Henry Giroux, une pédagogie critique fortement tintée par l’apport de l’École de Francfort. Les principaux auteurs qui contribuent à l’émergence de la pédagogie critique sont alors Peter McLaren ou Michael Apple.
Dans les années 1990-2000, la pédagogie critique entre en discussion avec les courants postmodernes et le multiculturalisme. On peut citer par exemple l’œuvre du Canadien Joe Kincheloe. Actuellement, la pédagogie critique intègre les apports du queer, de l’intersectionnalité ou encore de la pensée décoloniale… Parmi les auteurs notables figurent par exemple Jurjo Torres, Catherine Walsh ou Kim Case. Les noms sont trop nombreux pour pouvoir tous les citer.
La pensée de Paulo Freire reste encore aujourd’hui éminemment subversive. Au Brésil, le mouvement conservateur de « L’école sans parti » tente de faire interdire l’enseignement des études de genre et la pédagogie de Paulo Freire. Aux États-Unis, les écoles publiques de l’Arizona ont fait interdire en même temps que les études ethniques, l’ouvrage Pédagogie des opprimés. Dans le monde entier, l’expression « pédagogie critique » est devenue la bannière sous laquelle se rangent les enseignants luttant pour la justice sociale.
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