Les États-Unis et leurs complices saoudiens

Patrick Cockburn, Conterpunch le 14 septembre 2021 (traduction par la rédaction de A l’Encontre)

Deux décennies après le 11 septembre, le rôle de l’Arabie saoudite dans l’attentat reste contesté malgré les efforts incessants des gouvernements américain et saoudien pour le neutraliser en tant que question politique d’actualité.

L’ambassade d’Arabie saoudite à Washington a publié cette semaine une déclaration détaillant ses activités antiterroristes et son hostilité permanente à Al-Qaida. Cette déclaration a été vivement rejetée par les avocats des familles des victimes du 11 septembre. Ils ont déclaré que «ce que l’Arabie saoudite ne veut absolument pas discuter, ce sont les preuves substantielles et crédibles de la complicité [dans l’attaque] de ses collaborateurs».

L’Arabie saoudite affirme que le rapport de la Commission du 11 septembre, l’enquête officielle américaine publiée en 2003, l’a innocentée de toute responsabilité dans les attentats. En fait, le rapport n’a trouvé aucune preuve que le gouvernement saoudien en tant qu’institution ou de hauts responsables saoudiens en tant qu’individus aient financé Al-Qaida. Mais il ne s’agit pas d’une exonération, car le gouvernement saoudien conserve traditionnellement une position de déni en permettant aux cheikhs et aux riches particuliers saoudiens de financer des mouvements musulmans sunnites radicaux à l’étranger. Un ancien ministre des Finances taliban, Agha Jan Motasim, a révélé dans un entretien accordé au New York Times en 2016 qu’il se rendait en Arabie saoudite plusieurs fois par an pour lever des fonds auprès de donateurs privés pour son mouvement.

Les preuves ont toujours été solides: les pirates de l’air, qui ont piloté les avions ayant percuté les tours jumelles et le Pentagone, avaient eu des contacts avec des collaborateurs de l’Etat saoudien, même si l’on n’a jamais su dans quelle mesure ces derniers étaient au courant du complot. Ce qui est impressionnant, c’est la détermination avec laquelle les services de sécurité des Etats-Unis ont essayé de dissimuler ou de minimiser les renseignements liant les responsables saoudiens au 11 septembre. Ceci peut être motivé par leur propre culpabilité pour avoir donné aux Saoudiens un laissez-passer gratuit lorsque les soupçons sur les pirates de l’air furent éveillés avant le 11 septembre.

A Sarasota, en Floride, le FBI a d’abord nié avoir des documents relatifs aux pirates de l’air qui y vivaient. Mais il a fini par remettre 80 000 pages qui pourraient être pertinentes en vertu de la loi sur la liberté d’information. La semaine dernière, le président Joe Biden a décidé de rendre publics d’autres documents issus de l’enquête d’ensemble du FBI [1].

L’une des caractéristiques frappantes du 11 septembre est l’attention que le président George W. Bush a mis à détourner la responsabilité de l’Arabie saoudite. Il a permis à quelque 144 personnes, appartenant pour la plupart à l’élite saoudienne, de rentrer en Arabie saoudite par avion sans être interrogées par le FBI. Une photographie montre Bush en conversation joyeuse sur le balcon de la Maison Blanche quelques jours après le 11 septembre avec l’influent ambassadeur saoudien à Washington, le prince Bandar bin Sultan.

Le sénateur Bob Graham (démocrate), président de la commission du renseignement du Sénat à l’époque, m’a confié dans un entretien accordé à The Independent en 2014 (14 septembre) qu’«il y a eu plusieurs incidents [au cours desquels des responsables américains] ont fait preuve d’une sollicitude inexplicable à l’égard des Saoudiens». Cette sollicitude ne s’est pas atténuée au fil des ans et ce n’est qu’en 2016 que les 28 pages entièrement expurgées du rapport sur le 11 septembre concernant les liens financiers de certains pirates de l’air avec des personnes travaillant pour le gouvernement saoudien ont enfin été rendues publiques.

Je n’ai jamais cru à la complicité directe du gouvernement saoudien dans les attentats du 11 septembre, parce qu’il n’avait aucun motif et qu’il agit généralement à distance des événements. Lorsque l’Etat saoudien agit de son propre chef – comme dans le cas du meurtre et du démembrement du journaliste Jamil Khashoggi par un escadron de la mort au consulat saoudien d’Istanbul en 2018 – l’opération est généralement marquée par une incompétence désastreuse.

Les théories du complot sur le 11 septembre détournent l’attention de deux aspects de la culpabilité saoudienne qui sont incontestables. Le premier est simplement que le 11 septembre était une opération dirigée par l’Arabie saoudite de bout en bout, puisque Oussama ben Laden, issu de l’une des familles saoudiennes les plus en vue, était le chef d’Al-Qaida et que 15 des 19 pirates de l’air étaient des ressortissants saoudiens. Les attentats du 11 septembre auraient pu avoir lieu sans l’Afghanistan, mais pas sans la participation saoudienne.

Un autre type de culpabilité du gouvernement saoudien pour le 11 septembre est plus vaste mais plus important car les facteurs qui le sous-tendent n’ont pas disparu. L’une des faiblesses du déluge d’analyses des conséquences du 11 septembre est qu’elles considèrent les attentats comme le point de départ d’une série d’événements qui se sont mal terminés, tels que la «guerre contre le terrorisme» et l’invasion de l’Afghanistan et de l’Irak. Il s’agit d’un point de vue très occidental, car ce qui s’est passé à New York et à Washington en 2001 n’était pas le début, mais le point médian d’une lutte, impliquant une guerre ouverte et secrète, qui a commencé plus de 20 ans auparavant et qui a fait de l’Arabie saoudite un acteur central de la politique mondiale.

Ce statut prééminent est attribué à la richesse pétrolière saoudienne et au contrôle partiel du prix du pétrole. Mais plus de 20 ans avant le 11 septembre, deux événements se sont produits qui ont renforcé l’alliance étatsunienne-saoudienne et l’ont rendue beaucoup plus importante pour les deux parties. Ces véritables tournants de l’histoire, qui ont tous deux eu lieu en 1979, ont été le renversement du Shah d’Iran et l’invasion soviétique de l’Afghanistan. Ces deux événements ont engendré 40 ans de conflits et de guerres qui n’ont pas encore pris fin, et dont le 11 septembre n’a été qu’un épisode et la victoire des talibans en Afghanistan le mois dernier un autre.

L’Arabie saoudite et les Etats-Unis voulaient empêcher le «communisme» en Afghanistan et la montée de l’Iran en tant que puissance révolutionnaire chiite. Le premier motif a disparu avec la chute de l’Union soviétique en 1991 (néanmoins pas la crise permanente en Afghanistan), mais pas l’objectif saoudien de construire un rempart de mouvements sunnites fondamentalistes dans les 50 Etats à majorité musulmane du monde.

La politique saoudienne consiste à parier sur tous les acteurs d’un conflit, ce qui lui permet de prétendre sincèrement soutenir le gouvernement afghan et lutter contre le terrorisme, même si elle finance aussi indirectement la résurgence des talibans. Les Etats-Unis ne l’ignorent pas, mais ne l’admettent qu’occasionnellement en public. Six ans après le 11 septembre, en 2007, Stuart Levy, le sous-secrétaire au Trésor américain chargé de mettre un terme au financement du terrorisme, a déclaré à ABC news qu’en ce qui concerne Al-Qaida, «si je pouvais en quelque sorte claquer des doigts et couper le financement d’un pays, ce serait l’Arabie saoudite». Il a ajouté que pas une seule personne identifiée par les Etats-Unis et l’ONU comme un bailleur de fonds du terrorisme n’avait été poursuivie par les Saoudiens.

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[1] Selon le quotidien canadien La Presse, en date du 12 septembre 2021: «La note qui vient d’être déclassifiée à l’occasion du 20e anniversaire du 11-Septembre, datée du 4 avril 2016, insiste sur les liens entre Omar al-Bayoumi, un agent saoudien présumé qui était installé en Californie, et deux hommes qui feront partie des pirates de l’air, Nawaf al-Hazmi et Khalid al-Mihdhar, auxquels il a été soupçonné d’apporter une aide logistique. Le document, qui se fonde sur des entretiens réalisés en 2009 et 2015 avec une source dont l’identité est classée, détaille les contacts et les rencontres d’Omar al-Bayoumi avec Nawafal-Hazmi et Khalid al-Mihdhar, tous deux arrivés en Californie en 2000 avant les attentats. Il montre également des liens encore plus forts que ceux déjà connus entre ces deux hommes et Fahad al-Thumairy, imam conservateur d’une mosquée de Los Angeles et diplomate accrédité au consulat saoudien à la fin des années 1990.