Yayo Herrero
Extrait d’un texte paru dans Europe solidarité sans frontière, 27 juillet 2019
L’écoféminisme est un courant de pensée et un mouvement social qui explore les convergences et synergies possibles entre écologisme et féminisme. À partir de ce dialogue, il vise à partager et à mettre en valeur la richesse conceptuelle et politique des deux mouvements afin que l’analyse des problèmes auxquels chacun est confronté séparément gagne en profondeur, en complexité et en clarté. C’est une philosophie et une pratique qui défend le fait que le modèle économique et culturel occidental s’est développé en se fondant sur les bases matérielles et relationnelles qui soutiennent la vie et qui « s’est constitué, s’est maintenu à travers la colonisation des femmes, des peuples « étrangers » et de leurs terres, et de la nature ».
Du point de vue philosophique et anthropologique, l’écoféminisme nous permet de nous reconnaître, de mieux nous situer et de mieux nous comprendre en tant qu’espèce, de mieux comprendre les causes et les répercussions de la stricte division que la société occidentale a établie entre Nature et Culture ou entre raison et corps ; cela nous permet de comprendre les risques que l’être humain assume lorsqu’il interprète la réalité selon une perspective réductionniste qui ne comprend pas l’ensemble, qui simplifie la complexité et rend invisible l’importance matérielle et symbolique des liens et des relations entre êtres humains.
Il développe une vision critique du modèle social, économique et culturel actuel et propose une vision différente de la réalité quotidienne et de la politique, en donnant de la valeur aux éléments, pratiques et sujets que la pensée hégémonique a qualifiés d’inférieurs et qui ont été rendus invisibles.
Si le féminisme a dénoncé le fait que la naturalisation des femmes a servi à légitimer le patriarcat, l’écoféminisme suggère que l’alternative n’est pas de dénaturaliser les femmes, mais de « renaturer » les hommes, en ajustant l’organisation politique, relationnelle, domestique et économique. aux conditions matérielles qui rendent l’existence possible. Une « renaturalisation » qui exige un changement de culture rendant l’écodépendance visible pour les femmes et les hommes.
L’écoféminisme dénonce le fait que les cycles de la vie humaine et les limites écologiques échappent aux préoccupations de l’économie conventionnelle. Cette dénonciation bouleverse les bases fondamentales du paradigme économique capitaliste. Il contribue à démanteler l’artifice théorique qui sépare l’humanité de la nature ; établit l’importance matérielle des liens et des relations ; il met l’accent sur l’immanence et la vulnérabilité des corps et de la vie humaine ; et il accorde un rôle essentiel à la production et à la reproduction en tant qu’éléments indissociables du processus économique.
Nous, les êtres humains obtenons ce dont nous avons besoin pour vivre de la nature : nourriture, eau, abri, énergie, minéraux… Par conséquent, nous nous disons êtres éco-dépendants : nous sommes la nature. Cependant, malgré la dépendance évidente que les gens ont de la Nature, l’être humain dans les sociétés occidentales a élevé un mur symbolique entre lui et le reste du monde vivant, créant un véritable abîme ontologique entre la vie humaine et la planète sur laquelle elle se développe.
L’idée de progrès est souvent liée au dépassement de ce qui est perçu comme une limite. La domination sur la nature se traduit par l’obsession d’éliminer les obstacles qui empêchent la réalisation de tout désir. Toute limite empêchant de progresser dans ce domaine est présentée comme un défi à surmonter. La modification des limites de la nature a été vécue comme un signe de progrès. La destruction, l’épuisement ou la détérioration de ce dont nous avons besoin pour vivre est un des aspects cachés de la suppression des limites.
Mais aussi, chaque être humain est profondément dépendant des autres êtres humains. Tout au long de la vie, mais surtout à certains moments du cycle vital, les gens ne pourraient pas survivre si ce n’était parce que d’autres consacrent temps et énergie à prendre soin de leur corps. Cette seconde dépendance, l’interdépendance, est souvent plus cachée que la précédente.
Dans les sociétés patriarcales, ceux qui se sont principalement occupés du travail d’attention et de la satisfaction des besoins des corps vulnérables, sont principalement des femmes, car c’est le rôle que la division sexuelle du travail leur impose. Ce travail est effectué dans l’espace privé et invisible des foyers, organisé selon les règles de l’institution familiale. Si le corps et sa vulnérabilité ne sont pas politisés, nous ne pouvons pas voir la centralité du travail de ceux qui sont en charge de l’entretien et du soin des corps vulnérables ou de la nécessité pour la société dans son ensemble, et bien sûr des hommes, d’en assumer la responsabilité. Dans les sociétés occidentales, il est de plus en plus difficile de reproduire et de maintenir la vie humaine, car le bien-être des personnes incarnées dans leur corps n’est pas une priorité. Assumer la finitude du corps, sa vulnérabilité et ses besoins est essentiel pour comprendre l’essence interdépendante de notre espèce, pour placer la réciprocité, la coopération, les liens et les relations en tant que conditions sine qua non de l’humanité.
L’ignorance de ces dépendances matérielles (éco et interdépendance) se traduit par la notion de production et de travail que gère l’économie conventionnelle et qui a contribué à nourrir le mythe de la croissance et le fantasme de l’individualité. L’écoféminisme, en les analysant ensemble, aide à comprendre que la crise écologique est aussi une crise de relations sociales.
Les dimensions écologique et féministe sont essentielles pour transformer la conception et la gestion du territoire et pour réorganiser les temps des gens.
Le point de départ est la réduction inévitable de l’extraction et de la pression sur les cycles naturels. Sur une planète aux limites déjà dépassées, la diminution de la sphère matérielle de l’économie mondiale n’est plus une option mais un fait. Cette adaptation peut se produire à travers la lutte pour l’utilisation de ressources en diminution ou à travers un processus de réajustement décidé et anticipé par des critères d’équité.
Si l’on veut aborder une réduction de la pression sur la biosphère dans une perspective qui donne la priorité au bien-être de la population, cela nous oblige à proposer un changement de cap radical, à promouvoir matériellement une culture de suffisance et d’autonomie, de parier sur la délocalisation de l’économie et la mise en place de circuits de commercialisation courts, de restaurer une bonne partie de la vie rurale, de réduire les transports et la vitesse, d’entreprendre une distribution radicale de la richesse et de placer la reproduction quotidienne de la vie et du bien-être au centre des intérêts. L’économie conventionnelle valorise exclusivement l’économie monétaire et formalise l’abstraction de l’Homo economicus en tant que sujet économique. À l’inverse de cette conception, l’écoféminisme est basé sur une économie axée sur la satisfaction des besoins collectifs. Il s’agit de rechercher de nouvelles formes de socialisation, d’organisation sociale et économique permettant de se débarrasser d’un modèle de développement qui privilégie les avantages monétaires par rapport au maintien de la vie.
L’écoféminisme imprègne peu à peu l’analyse d’autres mouvements sociaux et politiques. Nous pensons que cette vision est essentielle pour mener une analyse matérielle complète du métabolisme social et établir des diagnostics plus précis de la crise civilisationnelle. Ce regard est essentiel pour aider à concevoir les transitions nécessaires vers une société plus juste, compatible avec les limites de la nature.