Éditeurs de la revue Against The Current, 3 janvier 2020 (traduction Marc Bonhomme)
En considérant une série de révoltes populaires, nous écrivions [en septembre]: « Cela fait partie d’une vague de mobilisations démocratiques contestant les systèmes répressifs et autoritaires. Dans un monde qui semble dominé par une réaction vicieuse, ce sont des signes d’espoir pour un avenir meilleur, même si dans la plupart des cas les résultats des luttes restent flous… » Si cette observation était pertinente alors, dans le bref laps de temps qui a suivi, ces bouleversements se sont multipliés et les affrontements se sont encore intensifiés. Au moment où ces lignes sont écrites, une grève de masse balaie la France contre la soi-disant «réforme» des retraites. Les coûts de la lutte et de la brutalité de la répression ne doivent pas être ignorés: des centaines de personnes manifestantes ont été tuées en Irak et en Iran, des dizaines de personnes tuées et beaucoup de gens rendus aveugles par la police et des tireurs d’élite militaires au Chili, et ce n’est que le début. Le thème commun à ces divers mouvements est identifié par Gilbert Achcar dans une longue interview avec Marxist Left Review (Australie): « il est évident maintenant que nous assistons à une grave crise mondiale du stade néolibéral du capitalisme… Si vous regardez aujourd’hui, ce qui se passe au Chili, en Équateur, au Liban, en Irak, en Iran, à Hong Kong et dans plusieurs autres pays, il semble que le point d’ébullition est atteint par de plus en plus de pays. » Les soulèvements du Moyen-Orient représentent une nouvelle étape dans la longue et amère série de luttes qui ont commencé lors du «printemps arabe» de 2011. Mais cela n’épuise nullement le tableau. À Hong Kong, la répression de plus en plus musclée du gouvernement pro-Pékin a provoqué des batailles de rue massives avec des militants et militantes, conduisant à un assaut policier à part entière sur les campus universitaires et à un balayage électoral massif par des candidatures pro-démocratie aux élections des conseils de district. […] Nous serions négligents de ne pas souligner le rôle de la politique impériale américaine dans toutes les parties de la crise mondiale. Le détestable secrétaire d’État de Donald Trump, Mike Pompeo — qui est queue pardessus tête dans l’extorsion de l’Ukraine par la gang Trump — a proclamé le 18 novembre que le gouvernement de Hong Kong « doit prendre des mesures claires pour répondre aux préoccupations du public » le jour même où il a annoncé qu’en Israël les colonies de peuplement dans les territoires palestiniens occupés « ne sont pas en soi incompatibles avec le droit international ». En fait, le texte brut du droit international interdit expressément l’installation de la population de la puissance occupante dans le territoire occupé. L’annonce de Pompeo est plutôt conforme à la doctrine américaine selon laquelle le droit international est ce que clament les États-Unis et la politique des colons israéliens. Une enquête mondiale devrait également inclure l’Afrique – où au Zimbabwe, par exemple, la colère populaire déborde en raison des échecs du régime post-Mugabe ZANU-PF d’Emerson Mnangagwa pour offrir un gouvernement propre et les réformes promises. C’est une situation aggravée par les conditions de sécheresse régionale dévastatrices provoquées par le changement climatique, entraînant des récoltes déficitaires et des pénuries d’eau désespérées, le tout pointant vers un avenir qui attend des dizaines de millions de personnes en
Afrique australe et centrale.
Bolivie, Colombie, Chili, Argentine… Les contradictions amères et les enjeux croissants des affrontements sont particulièrement évidents en Amérique latine. Suite à un résultat électoral contesté, la «démission» forcée du président bolivien Evo Morales a permis à l’extrême droite, exprimant la rage des élites blanches, de saisir les leviers du pouvoir. Avec de fortes connexions fondamentalistes chrétiennes et des inclinations fascistes (bien qu’une force marginale électorale), ils ont lancé une guerre de classe et de race meurtrière contre les pauvres et principalement les populations autochtones. […] Entre autres mesures, la «présidente par intérim» Jeanine Añez a ordonné la destitution des médecins cubains en service en Bolivie, la même mesure décrétée au Brésil par le président d’extrême droite Bolsonaro — vraisemblablement sur ordre des États-Unis pour priver Cuba d’un revenu important en devises fortes. Cela créera également un atrophié accès désespérant des Boliviens pauvres aux services de santé, et très probablement une crise de santé publique. Cependant, loin d’être incontestée, la prise de contrôle par l’extrême droite a provoqué des soulèvements et de furieux blocages dans les bastions autochtones d’El Alto et des régions productrices de coca, les sites d’insurrections qui ont initialement amené Evo Morales et le MAS (Mouvement vers le socialisme) au pouvoir. Au milieu d’attaques militaires qui ont fait au moins des dizaines de morts parmi les civils, le soi-disant gouvernement intérimaire a promis des négociations de paix et de nouvelles élections, ce qui reste à voir. Ailleurs, la réaction de droite contre ce qu’on a appelé la «marée rose» en Amérique latine a produit, à son tour, de nouvelles révoltes populaires pour bloquer la réimposition du néolibéralisme sauvage. En Colombie, le régime d’Ivan Duque Marquez, un soi-disant populiste de droite, a saccagé la mise en œuvre des accords de paix qui ont mis fin à une guérilla d’un demi-siècle, conduisant au ciblage et au meurtre de centaines de personnes militant et travaillant pour les droits humains – répétant le schéma qui a provoqué l’effondrement d’un précédent accord de paix dans les années 80 et un retour à une brutale guerre civile et contre la drogue. Les pensions et les salaires des personnes au travail sont également menacées. En réponse, des centaines de milliers de Colombiens et Colombiennes se sont rassemblées pour protester malgré les gaz lacrymogènes et les couvre-feux. Au Chili, le président Sebastian Piñera a appelé les militaires dans les rues, pour la première fois depuis l’époque du régime de Pinochet, face à des manifestations de masse déclenchées par une augmentation des tarifs du transport en commun. Les problèmes sous-jacents sont beaucoup plus profonds: la constitution de l’ère Pinochet fait primer la propriété privée aux dépens de toutes les considérations sociales, générant d’énormes inégalités et beaucoup d’insécurité pour la majorité des Chiliens et Chiliennes malgré des décennies d’un «miracle économique» officiel. Au cours de cette période, pratiquement tout au Chili a été ruineusement privatisé, y compris la plupart des services essentiels et des programmes de retraite. Avec la colère populaire qui monte et le nombre de morts officiel déjà dans les dizaines, les élites se cassent la tête pour tenter de contenir le mouvement de masse avec des réformes minimales. En Argentine, des politiques similaires de l’administration de Mauricio Macri ont provoqué des manifestations de rue à grande échelle, suivies de l’élection du candidat de l’opposition Alberto Fernandez avec sa colistière vice-présidente, l’ancienne présidente Cristina Fernandez de Kirchner. Inévitablement, un système qui construit la prospérité pour quelques-uns sur l’insécurité et la misère pour la majorité va provoquer la révolte — et c’est là que l’espoir se trouve.
Liban, Irak, Iran…
L’éruption de la révolte populaire au Moyen-Orient montre des caractéristiques qui peuvent présager un avenir plus prometteur. Comme le note l’analyste Gilbert Achcar, « les événements dans la région arabe s’inscrivent dans (la) crise mondiale générale, bien sûr. Mais il y a quelque chose de spécifique dans ce bouleversement régional » — le contexte qu’il appelle le «patrimonialisme», où« les familles dirigeantes sont propriétaires de l’État, qu’elles le possèdent par la loi dans des conditions absolutistes ou simplement en fait » et le considèrent comme leur propriété privée. Lorsque des réformes néolibérales sont appliquées dans ces circonstances, elles « obtiennent leurs pires résultats économiques dans la région arabe parmi toutes les régions du monde », car « ce que vous obtenez, c’est que la plupart des investissements privés résultent en profits spéculatifs rapides » plutôt provenant des secteurs productifs, notamment la fabrication et l’agriculture. Cela explique en partie les racines de l’explosion en Syrie, par exemple. Aujourd’hui, les luttes pour des réformes en Algérie, en Tunisie et au Soudan se poursuivent — et la plus prometteuse est le cas du Soudan parce qu’une direction cohérente s’y est constituée sous la forme de l’Association soudanaise des professionnels (ASP), qui est apparu en 2016 en tant que mouvement clandestin d’enseignants et enseignantes, de journalistes et de de médecins qui, selon Gilbert Achcar, est désormais « devenu un réseau beaucoup plus vaste impliquant des syndicats de travailleurs et travailleuses de tous les secteurs de la classe ouvrière ». Plus important encore, l’ASP ne se fait aucune illusion sur l’intégrisme militaire ou islamique soudanais, les deux pôles de la contre-révolution. C’est là l’élément crucial de leadership politique qui n’existe pas encore dans la plupart des autres luttes régionales, aussi palpitantes soient-elles. Il y a une reprise des protestations démocratiques face à une répression sévère en Égypte — mais les nouveaux développements les plus explosifs éclatent dans un trio de pays, le Liban, l’Irak et l’Iran. Dans chaque cas, la privation économique, la négligence du gouvernement et la corruption sont les principaux problèmes. Ce qui est étonnant, c’est la façon dont les divisions sectaires, qui, dans les récits conventionnels, étaient considérées comme permanentes et dominantes, sont transcendées. Le système politique libanais, qui existe depuis 75 ans, consacre une division du pouvoir en trois parties où la présidence est exercée par un chrétien maronite et les postes de Premier ministre et de président du Parlement respectivement par un sunnite et un musulman chiite. Soi-disant, une telle division du pouvoir était le seul moyen de préserver l’unité d’un pays dominé par les loyautés communautaires. Cet arrangement sectaire d’origine coloniale n’a pas été mis à jour pour la société plus moderne d’aujourd’hui, encore moins pour l’ère néolibérale. Au lieu de cela, les personnes militantes disent que le résultat a été une cristallisation des fonctions étatiques au sommet des fiefs sectaires générant des bureaucraties auto-enrichissantes au détriment horriblement inefficaces et incompétentes — symbolisées pour de nombreux Libanais dans des tas d’ordures non ramassées. La situation est encore pire du fait que les prêteurs internationaux font pression sur le Liban pour accélérer le paiement de sa dette. Les gens dans chaque communauté se lèvent, non pas contre «les autres» mais plutôt contre leurs propres dirigeants communautaires. Le plus dramatique est peut-être les gens du Hezbollah dans le sud de Beyrouth protestant contre le «Parti de Dieu», longtemps respecté pour son rôle dans la résistance à l’agression israélienne et en tant que champion de la pauvre population chiite. Dans tout le pays, les gens ont formé une chaîne humaine de masse pour proclamer que les Libanais et Libanaises de toutes les communautés refusent d’être divisés par loyauté confessionnelle ou par région. Cela peut être l’ouverture d’une véritable révolution politique libanaise. En Irak, l’invasion catastrophique des États-Unis en 2003 a renversé le régime de Saddam Hussein dominé par les sunnites et a amené le pays dans la sphère d’influence du régime iranien chiite. Mais les tactiques brutales de l’Iran et de ses milices clientes en Irak l’ont discrédité, avec le régime irakien lui-même, auprès d’une grande partie de la population irakienne, y compris les centres chiites du sud. L’un des principaux dignitaires religieux et politiques chiites d’Iraq, Moqtada al-Sadr, est à l’origine d’une exigence pour que l’Iran se retire des affaires irakiennes. Sadr est le leader efficace de Sadr City, une vaste
concentration d’une population chiite majoritairement pauvre à Bagdad. Et dans le sud, les milices soutenues par l’Iran auraient été les plus vicieuses à réprimer les manifestations. Encore une fois, les loyautés sectaires ostensibles sont brisées par des contradictions sociales. À l’intérieur de l’Iran, une combinaison de mauvaise gestion et de corruption du régime, de sanctions économiques étasuniennes brutales et d’une sécheresse catastrophique — de plus en plus un facteur commun dans bon nombre de ces crises — a conduit à un soulèvement dans le pays déclenché par une augmentation des prix de l’essence que beaucoup de gens pressés à la limite ne peuvent tout simplement plus endurée. C’est une révolte qui risque d’être plus profonde que les protestations du Mouvement vert contre la fraude électorale flagrante du régime en 2009. Les témoignages qui ont été publiés malgré la coupure du service Internet révèlent que la répression violente a déjà fait des centaines de morts, en particulier dans le sud-ouest. Les socialistes doivent être absolument clairs à la fois en condamnant les brutales sanctions impérialistes étasuniennes qui étouffent l’économie de l’Iran tout en humiliant son peuple, et en se solidarisant avec le peuple qui résiste à un régime meurtrier qui n’hésite pas à les abattre dans les rues. Rien de progressif ne peut se produire par le biais d’un changement de régime manipulé de l’extérieur ou suite à des illusions sur les dirigeants de la République islamique. Le résultat de tous ces développements est impossible à prévoir, mais ils ont le potentiel de remodeler les contours de la politique au Moyen-Orient. Et ils font partie d’un phénomène mondial croissant de protestation et de révolte contre des conditions injustes et de plus en plus insupportables. Le prix de la résistance, comme nous l’avons vu, peut être très élevé, mais pour des centaines de millions de personnes, la vie n’offre pas d’autre choix. Dans tant d’endroits, l’espoir est dans les rues.