Entrevue réalisée par Emma Soares avec Eugénie Loslier, vice-présidente à la FIQ
La privatisation des services sociaux dans le monde pose des défis considérables pour les équipes sur le terrain. L’intégration de méthodes axées sur la productivité et le rendement est souvent inadaptée à la réalité que traverse le personnel. L’intelligence artificielle est perçue comme un poids qui renforce les tensions entre l’État, les professionnel.les et les patient.es. Rencontre avec Eugénie Loslier, responsable de la mobilisation, communication et négociation à la Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec (FIQ).
L’Organisation Internationale du travail (OIT) a publié aujourd’hui un rapport sur les risques encourus par ces nouvelles technologies dans le secteur du travail. Ils identifient déjà des dangers liés à ce nouveau partenariat humain-robot, où les défaillances et imprévisibilité des systèmes amènent des obstacles sur le chemin de l’automatisation.
À travers le monde, les syndicats et associations s’opposent à ces logiciels, inquiets des risques de dégradation de la qualité des soins et des conditions de travail, qui pousseraient les personnes soignantes vers la sortie. L’incorporation de nouvelles technologies tel que l’IA dans les services de soins à domicile est un enjeu croissant.

Au Québec, l’application canadienne Alayacare, diffusée à travers le monde a été introduite, il y a plus d’un an, dans les soins à domicile du nord de l’île de Montréal et l’adaptation du personnel se montre difficile. Eugénie Loslier, représentante de 4000 soignant.es de ce secteur, nous éclaire sur les défis que cette nouvelle application impose au personnel à domicile.
Une surveillance accrue du travail de soins à domicile
L’application d’intelligence artificielle, Alayacare est un système de gestion de soins intégré dans les cellulaires des professionnel.les qui répertorie toutes les données essentielles à leur travail : les dossiers de patient.es, les calendriers de travail et les notes de visite.
Depuis son intégration comme projet pilote dans les services à domicile, de graves enjeux techniques et éthiques ont été soulevés par le personnel qui l’utilise. Elle implique une standardisation des soins, les soignant.es sur le terrain se voient imposés des temps stricts pour chaque visite et tâche comprise. Toutes les données récoltées par Alayacare sont mises à disposition des responsables qui peuvent scruter la localisation du personnel, mais aussi leurs performances en temps réel. Une surveillance accrue qui impacte significativement le climat de travail.
Eugénie Losllier nous explique qu’au quotidien, le travail du personnel soignant et des auxiliaires à domicile est lourdement affecté par l’imposition de ce nouvel outil. En standardisant leurs services, on leur impose un calendrier effréné où chaque minute compte et le temps manque souvent pour délivrer des soins et un accompagnement humain de qualité.
En arrivant au domicile de leur patient.e, la personne soignante évalue souvent un besoin supérieur à celui indiqué sur l’application, ce qui nécessite plus de temps pour allouer ces soins. Travailler à domicile, au plus près de la population est essentiel pour le personnel soignant, qui peut tenir compte de la globalité des besoins en évaluant la condition de vie et le soutien social pour mettre en place des soins adaptés.
Cette standardisation bloque les évaluations au cas par cas et nuit à la mission préventive des services. La FIQ a enquêté en récoltant des témoignages provenant de cinq équipes du secteur du nord de l’île, afin de cerner les enjeux et défis qu’englobent ces nouveaux outils dans leur profession. En collectant ces données directement sur le terrain et à partir de sondages et de consultations, les inquiétudes de base se confirment.
Des impacts marquants sur la qualité des soins
L’application comporte des problèmes techniques préoccupant, le personnel soignant est régulièrement déconnecté et perd accès aux données indispensables à l’exécution de leur travail. Certains membres du personnel sont contraints de sortir du domicile de leur patient pour tenter de se reconnecter sur le trottoir. En plus de perdre accès aux données, des dossiers de patients sont fusionnés, des formulaires perdus… la liste est longue. Les soignants subissent le coût de ses erreurs techniques au quotidien, ralentissant leur productivité et impactant leurs conditions de travail.
Un des principaux enjeux des soins à domicile est d’établir une approche humaine et un lien de confiance avec les patients. En utilisant Alayacare, la productivité et le rendement attendu du personnel est visiblement augmenté. Le corps soignant est imposé des temps réduits et prédéterminés pour chaque soin dans le but d’augmenter le nombre de visite sur leur route.
Les équipes doivent désormais couvrir 12 à 16 personnes dans leur journée de travail, soit 7,5 heures au cours desquelles elles doivent aussi prendre leur pose, manger et rédiger leurs notes. Une surcharge conséquente qui alourdis gravement leur charge de travail et pose des risques psychologiques non négligeables. L’inadaptation d’Alayacare sur le terrain dégrade le lien thérapeutique entre patient.e et soignant.e, leur route surchargée les empêche d’avoir le temps de construire adéquatement et progressivement ce lien.
Parmi les professionnel.les interrogés par la FIQ, sept sur dix affirment qu’Alayacare impacte la qualité des soins délivrés. Les objectifs d’efficacité et de sécurité qui ont poussé la direction et le gouvernement à implanter Alayacare dans les services de soins à domicile ne sont pas atteints. Les retombées négatives de son utilisation pèsent lourds sur les professionnels de santé.
Le personnel espère que les nouvelles technologies aident leur profession et améliore la gestion des soins, mais les outils actuels demeurent mal adaptés au terrain. Parmi les efforts des gouvernements et industries privés, il manque un point crucial sur lequel ces nouvelles technologies ne s’attardent pas : la qualité des services.
Malgré les preuves d’inefficacité d’Alayacare, elle va continuer d’être appliquée et même exportée à d’autres équipes à Québec. Le personnel soignant poursuive leur lutte pour recentrer la qualité des soins au cœur du développement des services de santé. L’OIT appelle à renforcer les politiques mondiales et nationales pour garantir une gestion globale des nouveaux risques et dangers qui émergent à l’ère du numérique.