NADA MAUCOURANT ATALLAH, Médiapart, 16 octobre 2020
Les Libanais célébraient, hier, la première année du soulèvement qui avait mobilisé des centaines de milliers de personnes dans tout le pays pour dénoncer un système corrompu. Un an après, alors que le pays est au bord de l’effondrement, la situation ne saurait être plus différente.
Beyrouth (Liban).– Le 17 octobre 2019, des centaines de milliers de Libanais protestaient dans tout le pays pour dénoncer la corruption de la classe politique ainsi que son incurie face à la rapide dégradation de la situation économique. Ces manifestations, inédites par leur ampleur, avaient réussi en moins de deux semaines à faire tomber le gouvernement de Saad Hariri, le premier ministre alors en place.
Un an plus tard, c’est une foule plus modeste – quelques milliers de manifestants – qui est descendue dans les rues de Beyrouth pour célébrer le premier anniversaire du mouvement du 17 octobre. La marche organisée pour l’occasion a débuté à la place des Martyrs, centre névralgique des protestations, pour atteindre le port de Beyrouth. Dans l’après-midi, un flambeau y a été allumé en hommage aux victimes de l’explosion du 4 août dernier, qui a fait plus de 200 morts et 6 500 blessés et qu’une large partie de la population impute à l’incompétence des autorités.
Slogans et chants révolutionnaires demandant la chute du régime, marée de drapeaux brandis par les manifestants, il flottait comme un air de déjà-vu dans les rues de Beyrouth. Comme l’an dernier, les Libanais sont descendus en famille de tout le pays et l’ambiance est restée largement pacifique, malgré quelques gaz lacrymogènes et des échauffourées survenues en soirée.
Mais la comparaison s’arrête là. Les premières ferveurs révolutionnaires et l’espoir alors suscité semblent déjà bien loin. L’inertie de la classe politique, incapable de s’accorder sur des réformes qui risqueraient de menacer leurs intérêts, a précipité l’effondrement du pays et, depuis un an, le Liban s’enfonce dans la crise économique, amplifiée par l’épidémie de Covid-19.
Les Libanais sont désormais plus de 55 % à vivre sous le seuil de pauvreté, selon la Banque mondiale, alors qu’ils étaient 30 % avant la crise. La livre a perdu plus de 80 % de sa valeur sur le marché noir et, en juillet, l’inflation avait atteint 112 % en glissement annuel. La terrible explosion du 4 août, en détruisant une partie de la capitale, aura été le coup de grâce pour l’économie, mais aussi pour le moral des Libanais.
Le drame n’aura pas pour autant provoqué le sursaut politique que certains espéraient. Depuis la démission du premier ministre Hassan Diab, le 10 août, le pays est toujours sans gouvernement, malgré les pressions françaises sur les dirigeants pour former le plus rapidement possible un gouvernement indépendant.
Un enchaînement de crises qui a fini par user le mouvement. « Beaucoup de Libanais sont désormais uniquement préoccupés par leur survie », explique Joseph Bahout, directeur de l’Institut Issam Farès de l’Université américaine de Beyrouth (AUB). « C’était une année extrêmement difficile, c’est normal que l’énergie ne soit plus la même », confirme Jean Kassir, activiste et rédacteur en chef du média alternatif Megaphone.
Dans ce sombre tableau, le mouvement a tout de même réussi à arracher certains acquis. « Le principal est d’avoir réveillé la population de sa longue léthargie par rapport à la chose publique », analyse Joseph Bahout. Notamment chez la jeune génération, pour qui le 17 octobre a constitué un réel éveil à la politique. À l’image de Noura, une manifestante de 23 ans, qui raconte comment elle a quitté le Courant du futur, un parti traditionnel à majorité sunnite : « C’est grâce au mouvement que j’ai pu remettre en question toutes les idées héritées de mon éducation », dit-elle.
Une évolution des mentalités qui a mené à la création d’un tissu social nouveau à l’échelle locale, en dehors des appartenances religieuses et partisanes. « Après l’explosion, cela s’est traduit par la constitution de groupes de jeunes sur le terrain participant à l’effort humanitaire. La solidarité a alors été un acte de résistance politique, en continuité directe avec le mouvement de protestation, face à l’inaction du gouvernement », explique Jean Kassir.
Mais de là à se constituer en véritable alternative politique, il y a un fossé que le mouvement n’a pas, jusqu’à présent, franchi. En cause, « une inflation d’ego, une culture de l’individualisme, le manque de leadership ou encore le poids des enjeux internationaux », énumère Joseph Bahout. Autre facteur, l’incapacité du mouvement à rassembler la myriade de groupes qui le constituent, dont les couleurs politiques vont de l’extrême gauche au néolibéralisme, et qui se déchirent sur des sujets aussi controversés que le désarmement du Hezbollah. Des divisions que la classe politique n’a d’ailleurs pas hésité à exploiter.
Pour Jean Kassir, ces limites sont inhérentes à la structure du système clientéliste, dont la survie de l’élite politique, des chefs de guerre au pouvoir depuis la fin de la guerre civile (1975-1990), dépend. « On est face à un régime prêt à tout pour protéger ses intérêts et qui ne laisse structurellement pas de place à une opposition. »
Au Liban, le changement est laborieux. « Une révolution est un processus qui a besoin de temps », tempère Alaa, un manifestant, membre du groupe contestataire Li Hakki. Ce dont le pays, au bord du gouffre, ne semble plus pouvoir se permettre.