Liban : crise et polarisation

Hicham Safieddine, Middle East Eye, 29 mai 2021

 

Chaque année le 13 avril, le déclenchement de la plus longue guerre civile du Liban (1975-1990) est commémoré par un déluge d’écrits et de déclarations ainsi que d’occasionnels événements publics.

Au pire, des clichés usés, telles la nécessité de préserver la « paix civile » et la formule magique « ni vainqueur ni vaincu », sont invoqués comme garants de la coexistence. Au mieux, les récits apolitiques de la dévastation causée par la guerre sont cités pour avertir de ses horreurs au cas où elle venait à se répéter.

Dans les deux cas, les causes structurelles, les conséquences politiques et les contingences historiques de la guerre sont obscurcies.

Cette année, les commémorations se sont faites discrètes. Le Liban est confronté à un effondrement économique sans précédent et à une paralysie politique. Les conflits sociaux ont atteint un niveau record et les guerres et tensions géopolitiques couvent dans la région.

Une telle combinaison a toujours été la recette de la guerre au Liban, est-on alors sur la voie d’un nouveau conflit ?

Considérations géopolitiques

Jusqu’à présent, les perspectives d’un conflit armé généralisé à l’échelle de ce qui eut lieu en 1975 sont faibles. Mais les guerres civiles ne doivent pas nécessairement être des imitations de celles qui les ont précédées. De nouvelles conditions génèrent de nouvelles formes de conflit.

Les guerres civiles ne doivent pas nécessairement être des imitations de celles qui les ont précédées. De nouvelles conditions génèrent de nouvelles formes de conflit

Dans le contexte actuel, une instabilité politique prolongée et un appauvrissement à grande échelle offriront un terrain fertile à une confrontation violente si les facteurs régionaux et internationaux s’y prêtent.

Contrairement à 1975, il n’y a pas de mouvement politique organisé portant un projet progressiste de réforme politique et économique radicale. Toute confrontation n’aura donc aucune perspective de changement positif. Au contraire, les besoins matériels et la fragmentation sociale dissociés de la conscience de classe et de l’unité politique alimenteront la cooptation de larges segments sociaux de la population à des fins destructrices. Les entrées de capitaux se tarissant davantage, le financement de la guerre pourra devenir une alternative bienvenue.

En bref, les considérations géopolitiques l’emporteront sur les exigences nationales.

Au Liban, les considérations géopolitiques sont actuellement déterminées par des acteurs étrangers qui œuvrent à l’instabilité. Ces acteurs sont les États-Unis, Israël et l’Arabie saoudite. Aucun ne se préoccupe de réformer l’économie ou le système politique libanais, sauf dans la mesure où cela aurait un impact sur le seul point à leur ordre du jour : la résistance armée du Hezbollah à Israël et ses interventions régionales en Syrie et au Yémen contre leur axe.

Surfer sur la vague consistant à blâmer le Hezbollah pour tous les maux financiers et politiques du Liban, en plus d’être faux, est soit naïf et superficiel, soit une tentative sinistre d’instrumentalisation des justes demandes de changement de la population afin d’alimenter la confrontation régionale et de la faire peser plus directement sur le front libanais.

L’ampleur et la forme de cette confrontation sur ce front seront déterminées par l’équilibre des forces militaires et le rôle croissant de la guerre diplomatique et économique.

Limites de la confrontation militaire

Le Hezbollah est le groupe armé le plus puissant du Liban. C’est la force de combat la plus organisée, la mieux équipée, la plus disciplinée, la plus sophistiquée et la plus éprouvée sur le champ de bataille. Son intérêt à préserver le statu quo a permis de tenir à distance tout combat à grande échelle. Cependant, la capacité du Hezbollah à monopoliser le commencement et l’issue d’une guerre civile est aussi exagérée que son rôle dans la crise actuelle.

Premièrement, toutes les factions au Liban possèdent des armes, et si un financement étranger était offert, elles pourraient se réapprovisionner rapidement. Pour compenser la puissance du Hezbollah, une confrontation directe pourrait être remplacée par des bombardements secrets ou une guerre d’usure en milieu urbain, où l’expérience du Hezbollah n’est pas aussi efficace.

Le rôle de l’armée libanaise sera tout aussi crucial. L’obsession – et l’hostilité – des médias occidentaux envers le Hezbollah et l’Iran signifient que le financement et le soutien américains de l’armée libanaise sont peu mentionnés.

Or depuis 2006, les États-Unis ont versé plus de 1,7 milliard de dollars à l’armée libanaise. Afin de protéger Israël, cette aide est conçue pour la sécurité intérieure et son idéologie a été modifiée de manière à mettre l’accent sur le terrorisme plutôt qu’Israël en tant que principale menace – en d’autres termes, de manière à l’adapter davantage aux troubles civils qu’à la défense extérieure.

Malgré ces efforts, l’armée reste un ennemi militaire de moindre envergure. Mais dominer sur le plan militaire n’est pas suffisant pour gagner une guerre. Ce qui nous amène au deuxième – et peut-être plus important – facteur limitant le rôle du Hezbollah. Ce dernier jouit peut-être de la puissance des armes nécessaire pour vaincre rapidement les groupes paramilitaires internes et les opposants au sein de l’armée, mais tenir ces positions est une autre affaire. La logique confessionnelle l’empêchera de sécuriser un territoire hors de ses bastions actuels sans alliés consentants au sein des autres religions.

Si l’armée intervient, elle ne conservera pas une loyauté totale envers ses dirigeants et se divisera le long de lignes sectaires. Sur le plan militaire, ceci est à l’avantage du Hezbollah. Mais les divisions internes selon des lignes sectaires ne diminueront pas les menaces à la sécurité, elles les augmenteront. Et l’aide financière américaine peut acheter la loyauté des officiers.

Enfin, tous les épisodes intenses de la guerre civile libanaise ont impliqué une intervention militaire étrangère directe. Aujourd’hui, le principal acteur capable – et désireux – de le faire est Israël. Cependant, les coûts d’une intervention au sol sont beaucoup plus élevés aujourd’hui que par le passé, en raison d’une longue histoire de résistance qui a culminé avec son incarnation la plus avancée, le Hezbollah.

Dans un rebondissement ironique de l’histoire, d’autres pays arabes, comme l’Irak et la Syrie, sont devenus plus susceptibles que le Liban d’être des sites de règlement de comptes entre l’axe dirigé par les États-Unis et ses opposants. Les incertitudes, ou le caractère risqué, de ces scénarios militaires au Liban ont alimenté la guerre par d’autres moyens, à savoir diplomatiques et financiers.

Guerre diplomatique et financière

La diplomatie internationale a été un outil utilisé avec persistance pour nuire au Hezbollah, en particulier depuis l’assassinat en 2005 du Premier ministre Rafiq Hariri. Le tribunal de pacotille mis en place pour enquêter sur son meurtre et accuser le Hezbollah en est un parfait exemple.

Actuellement, les efforts d’internationalisation de la crise sont menés par le patriarche maronite Béchara Raï, un défenseur du système politique et financier qui appelle à la « neutralité active ».

Les sanctions bancaires américaines peuvent semer les graines d’un futur chaos ou, en langage impérialiste, d’une destruction créatrice

Il s’agit, traditionnellement, du discours des forces de droite. Cela a toujours signifié la préservation de l’hégémonie occidentale et la dissociation de la lutte avec Israël. Mais dans la mêlée des guerres régionales dévastatrices et déroutantes d’aujourd’hui, et en raison de la défense trop zélée du système politique libanais par le Hezbollah contre le soulèvement populaire ainsi que des efforts croissants en vue d’une normalisation plus poussée avec Israël dans la région, ce discours de droite a gagné en popularité.

Les médias libanais et arabes, ainsi que des segments de la société civile, ont joué un rôle en appuyant, en partie, la proposition d’al-Rai. Beaucoup étaient motivés par les projets de leurs bailleurs de fonds occidentaux et du Golfe, ce qui rappelle le rôle pernicieux – mais largement implicite – de la finance dans la bataille en cours, y compris l’autre face de l’aide américaine : les sanctions.

Contrairement aux affirmations de nombreux partisans du Hezbollah et de leurs alliés, les sanctions américaines contre le secteur bancaire ne sont pas à l’origine de la crise bancaire actuelle. Néanmoins, elles ne doivent pas non plus être ignorées. Les sanctions bancaires américaines, qui visent à assécher le financement du Hezbollah, ont exacerbé un système déjà fragile.

En fait, elles ont nui aux alliés traditionnels des États-Unis via des punitions collectives, ce qui est un sombre rappel du manque de fiabilité des États-Unis en tant qu’alliés. Mais ces sanctions peuvent aussi semer les graines d’un futur chaos ou, en langage impérialiste, d’une destruction créatrice.

L’impact de ces sanctions est amplifié par deux facteurs : le refus des États du Golfe d’injecter leurs milliards de dollars de capital excédentaire et le sabotage, par le biais d’alliés locaux, des tentatives visant à se tourner vers l’est ou même à rechercher le soutien économique d’autres pays arabes comme l’Irak.

Des demandes justes

Rien de ce qui précède n’absout le Hezbollah, et encore moins ses deux alliés, à savoir le mouvement Amal et le Courant patriotique libre du président Michel Aoun, de leur complicité dans la débâcle actuelle du Liban.

Cela n’empêche pas non plus les forces sociales qui croient véritablement au changement radical de former un front solide doté d’objectifs clairs et d’une direction digne de confiance capable de protéger les demandes justes du soulèvement des tentatives de détournement auxquelles il est soumis par des contre-forces locales et internationales.

Le souvenir des violences passées et la perspective de violences futures ont toujours été un pilier de la vie des gens ordinaires

Tout ce qui précède conforte la dimension régionale de la politique libanaise. Les acteurs locaux en quête de changement l’ignorent à leurs risques et périls.

Avec ou sans guerre civile, ne pas résoudre la crise de manière socialement juste entraînera une augmentation des formes de violence, allant de la petite criminalité à la gestion mafieuse organisée de ressources rares sous protection confessionnelle.

Tant qu’une résolution ou une rupture n’aura pas lieu, la guerre restera, comme le nota l’anthropologue Sami Hermez, une « force structurelle de la vie sociale ». Après tout, comme il l’ajouta, le souvenir des violences passées et la perspective de violences futures ont toujours été un pilier de la vie des gens ordinaires.

– Hicham Safieddine est maître de conférences en histoire contemporaine du Moyen-Orient au King’s College de Londres. Il est l’auteur de Banking on the State: The Financial Foundations of Lebanon (Stanford University Press, 2019).

il l’ajouta, le souvenir des violences passées et la perspective de violences futures ont toujours été un pilier de la vie des gens ordinaires.

– Hicham Safieddine est maître de conférences en histoire contemporaine du Moyen-Orient au King’s College de Londres. Il est l’auteur de Banking on the State: The Financial Foundations of Lebanon (Stanford University Press, 2019).