Originaire d’Asie du Sud-Est et, plus récemment, d’Afrique subsaharienne, le personnel recruté par les Libanais pour diverses tâches ménagères subit de nombreuses maltraitances aggravées par un statut — la « kafala » — qui le maintient dans la précarité. Des collectifs citoyens et des syndicats plus ou moins tolérés par le pouvoir tentent de remédier à une situation que complique la pandémie de Covid-19.
Madeleine Laurent, « Manière de voir » #174 • décembre 2020 – janvier 2021
«Hi, hw r u doing. Am in Ghana now. So happy» (« Salut, comment ça va ? Je suis au Ghana, maintenant, tellement heureuse ! ») Les messages de Gladys T. (1) arrivent sur la messagerie électronique WhatsApp accompagnés de deux selfies de la jeune femme, placée en isolement dans un centre Covid-19, dans la banlieue d’Accra, à son arrivée. Elle n’a pas toujours eu ce visage souriant. Il y a quelques jours encore, elle était bloquée dans un foyer improvisé, au creux d’un village montagneux situé près de Jounieh, au nord de Beyrouth. Avec cent vingt de ses compatriotes, toutes « travailleuses domestiques », comme on les désigne pudiquement, elle attendait son tour pour être conduite dans un avion de rapatriement affrété par le consulat ghanéen.
Après l’explosion, le 4 août 2020, de 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium, entreposées dans le port de Beyrouth, plus de 600 000 personnes se sont retrouvées sans abri (plus de 200 sont mortes, 6 500 ont été blessées). Les deux quartiers historiques de Mar Mikhael et Gemmayzeh, les plus à proximité de la zone de déflagration, ont été quasiment rasés. Mais plus loin, de la Karantina des précaires, jusqu’aux hauteurs bourgeoises d’Achrafieh, des districts entiers ont également été frappés. Ils sont devenus inhabitables, les fenêtres ayant été soufflées et certaines structures d’édifices menaçant de s’écrouler. Depuis la catastrophe, les organisations non gouvernementales (ONG) sont arrivées en nombre pour assurer l’aide d’urgence. Les plus chanceux des Beyrouthins se sont réfugiés dans leur villégiature familiale, à la montagne. Mais la population de domestiques qui vivaient, bien souvent, à demeure et dans des conditions parfois indécentes, s’est retrouvée totalement invisibilisée par le désastre.
Avant la catastrophe du 4 août 2020, le pays du Cèdre comptait près de 200 000 employées de maison soumises au système de parrainage («kafala»)
En août, plusieurs envoyés spéciaux étrangers ont alimenté les réseaux sociaux de photographies prises en bas du consulat du Kenya, dans les faubourgs branchés du quartier de Badaro. À quelques mètres des terrasses où se retrouvent les mondains en panne de repaires nocturnes à Gemmayzeh, l’autre quartier tendance de Beyrouth, plusieurs dizaines de Kényanes, certaines avec des bébés, ont installé un campement pour protester contre leur situation précaire. De nombreuses employées de maison, comme Germaine D., 21 ans et complètement isolée, ont perdu leurs papiers dans l’effondrement de l’habitation où elles travaillaient. Pour d’autres, « Madame » a simplement disparu, les laissant livrées à elles-mêmes et sans papiers d’identité — la domestique ayant l’obligation de confier son passeport à son employeur. La police municipale voit leur présence d’un mauvais œil, car elle rappelle à bon nombre de Libanais une réalité peu reluisante. De fait, ce pays, ouvert sur le monde grâce notamment à sa diaspora, et moderne à bien des égards, s’accommode toujours d’un système moyenâgeux — la kafala — qui encadre le statut de certains travailleurs étrangers, en particulier les domestiques. Avant la catastrophe du 4 août, le pays du Cèdre comptait près de 200 000 employées de maison, principalement originaires du Sri Lanka, des Philippines, du Népal et d’Afrique subsaharienne.
Rapport maternel avec « Madame »
À l’origine, la kafala est un cadre normatif, issu de la jurisprudence coranique, qui régit la procédure d’adoption d’un enfant. Transposé dans la modernité, il a été élargi aux rapports entre le travailleur migrant et son « sponsor » — généralement l’employeur —, par l’intermédiaire duquel il obtient son titre de séjour et qui fait office de tuteur légal. Dans le Golfe, où elle est très répandue, la kafala s’applique différemment selon les pays. Au Qatar, par exemple, même un ingénieur qualifié peut avoir besoin d’un kafil (garant). Au Liban, cependant, ce système ne concerne que les travailleurs non qualifiés, c’est-à-dire les domestiques — pour les femmes — et les ouvriers de main-d’œuvre — pour les hommes.
« Mes grands-parents ont toujours eu une aide à la maison, raconte Maryam H., c’est totalement ancré dans notre culture. Même avant la guerre [civile], les foyers des classes supérieures et même ceux de la petite classe moyenne employaient des étrangères. Mais chez nous, elles faisaient partie de la famille, avaient la clé de la maison, et elles disposaient d’un jour de repos, le dimanche. Elles sont même sur les photos familiales. » C’est le volet « responsabilité » de la kafala : la bonne est supposée trouver chez son employeur une protection et une éducation (elles arrivent souvent très jeunes) qui constituent une opportunité pour des milliers de travailleuses issues de pays pauvres — un argument souvent avancé par les Libanais pour justifier ce système. De fait, nombre d’employées interrogées témoignent d’un rapport quasi maternel avec leur « Madame ».
Ce samedi matin de fin août 2020, Mmes Dalila V. et Marcelle B., elles-mêmes employées de maison, s’apprêtent à charger des colis alimentaires pour une distribution auprès de cent foyers. Elles font partie des fondatrices de The Alliance of Migrant Domestic Workers in Lebanon, une association qui vient en aide aux travailleuses domestiques et dont le statut est informel, car ces employées n’ont jamais eu le droit de se syndiquer. L’Alliance, active au sein du réseau de l’Église protestante française de Beyrouth, intervient principalement auprès des ressortissants de l’Afrique francophone et de la communauté malgache. « L’explosion est la crise de trop, elle aggrave une situation qui pourrissait depuis un moment », raconte Mme V., passée, en quelques mois, d’une tournée de quarante domiciles par semaine à plus de soixante-dix. « D’abord, tout s’est détérioré avec la crise économique. Certaines “Madames” ne sont pas si méchantes, elles ne frappent pas les filles, les logent bien. Mais depuis un an, avec la crise économique, elles ne peuvent plus les payer en dollars. Moi, je me suis retrouvée avec des livres libanaises qui ne valent plus rien. » À cela est venue s’ajouter la crise sanitaire du Covid-19 : « Certaines employées n’ont plus le droit de rentrer dans les maisons, parce que les gens ont peur. Elles se retrouvent sans toit, ni travail, ni passeport, du jour au lendemain. »
En mars 2020, une consultation nationale aboutit à la création d’un contrat de travail unifié prévoyant un salaire minimum
Les violences à l’encontre des travailleurs migrants sont légion et se produisent en toute impunité, en vertu du fonctionnement même de la kafala. Au Liban, des ONG militent depuis longtemps pour l’abolition de cet esclavage moderne comparable à celui qui existe dans les pays du Golfe. En mars 2020, elles ont obtenu que le gouvernement organise une consultation nationale de deux jours sur le sujet, placée sous l’égide de l’Organisation internationale du travail (OIT) (2). L’annonce, le 9 septembre suivant, de la création d’un contrat de travail unifié est l’aboutissement de ces travaux : il prévoit notamment un salaire minimum de 675 000 livres (100 dollars au taux du marché noir, le seul auquel les particuliers ont facilement accès), dont seront déduits les frais de logement, et la domestique se voit accorder le droit de rompre son contrat pour changer d’employeur.
Qualifié de « grande avancée » vers l’abolition de la kafala, ce dispositif fait pourtant l’objet de vives critiques et a même été suspendu par le Conseil d’État après une plainte en justice déposée par le syndicat des sociétés de recrutement. Un des membres de l’ONG This Is Lebanon, qui, malgré l’hostilité des autorités, aide notamment les bonnes étrangères à quitter le pays du Cèdre, résume ainsi la situation : « Aucun plafond n’étant prévu pour la déduction de ces frais [de logement], le risque est que l’employée se retrouve sans un sou de salaire à la fin du mois. De surcroît, la question du recours légal en cas de violences de la part de l’employeur a été mise sous le boisseau. La protection de ces migrantes très vulnérables, dont le statut est foncièrement inégalitaire, est l’angle mort de la réforme. Bref, la fin effective de la kafala, ce n’est pas pour demain, sans parler du changement des mentalités que cela suppose. » Pour autant, et malgré la difficile situation économique du pays du Cèdre, l’arrivée de bonnes acheminées par des bureaux de placement n’a pas cessé.
(1) Par souci d’anonymat, les noms de la plupart des personnes citées ont été changés.
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