Brésil : comment vaincre la droite à Sao Paulo ?

GUILHERME BOULOS, extrait d’une entrevue publiée parLuciana Araújo et Lucas Oliveira dans Jacobin, 25 novembre 2020.
Le 14 novembre, le candidat du Parti pour le socialisme et la liberté (PSOL), le leader du Mouvement des travailleurs sans-abri (MTST) Guilherme Boulos, et sa colistière, l’historienne féministe et dirigeante de gauche Luiza Erundina, ont stupéfié l’élite brésilienne en arrivant au deuxième rang lors des élections pour la mairie de São. Paulo, la plus grande ville d’Amérique latine. Le second tour aura lieu le 29 novembre contre le centriste sortant Bruno Covas.
À peine âgé de trente-cinq ans lorsqu’il s’est présenté à la présidence en 2018, Boulos est à la tête de ce qui est aujourd’hui l’une des organisations sociales les plus importantes du Brésil – le Mouvement des travailleurs sans-abri. Il a été choisi comme candidat du PSOL avec Sônia Guajajara, un leader autochtone important de la Confédération des peuples autochtones du Brésil (APIB).
Le PSOL a été fondé en 2004 lorsque certains secteurs de la gauche socialiste brésilienne ont rejeté les politiques pro-entreprises adoptées par le Parti des travailleurs pendant le premier gouvernement du président Lula da Silva, de 2003 à 2007.
Boulos fait campagne aux côtés de Luiza Erundina, quatre-vingt-cinq ans, originaire du nord-est pauvre du pays et candidate à la vice-maire. Au cours des années 1980 et 1990, elle a été élue à six reprises au poste de députée fédérale et a été élue maire de São Paulo entre 1989 et 1993.
Comment analysez-vous la situation actuelle au Brésil et quelles sont selon vous les tâches les plus importantes qui nous attendent en cette période réactionnaire, avec un gouvernement dirigé par le président d’extrême droite Jair Bolsonaro?
Le Brésil, comme le monde entier, a été bouleversé par la pandémie de coronavirus. La situation est encore plus urgente au Brésil que dans de nombreuses régions du monde. Nous sommes l’un des épicentres de la pandémie, et cela n’est pas dû à des causes naturelles, mais de l’indifférence politique dont le gouvernement a fait preuve.
Bolsonaro, ou plus exactement, le bolsonarisme suit une logique tordue par rapport à la pandémie. Nous pourrions dire que nous avons affaire aux mathématiques de la mort. Il était prévisible, sur la base d’informations réelles, que l’impact de la pandémie serait dévastateur si des mesures de sécurité adéquates n’étaient pas prises.
Je crois qu’ils ont fait un calcul conscient, macabre mais conscient, pour dire «laissez-le suivre son cours», puis se sont concentrés sur la «protection» de l’emploi afin de se présenter comme des «gardiens» de l’économie, comme ceux qui voulaient empêcher la l’économie de s’arrêter, en tant que prétendus défenseurs des intérêts du peuple, de toutes ces personnes qui ne pouvaient pas se mettre en quarantaine ou s’isoler.
Je pense que notre tâche principale en tant que gauche brésilienne est de vaincre le bolsonarisme, d’interrompre un génocide en cours et de mettre fin à son projet autoritaire. Telles sont nos tâches. La question est de savoir comment les réaliser?
De plus, la gauche doit pouvoir se réinsérer dans le processus populaire, pour qu’elle puisse être vue comme une alternative crédible par le peuple. Pour ce faire, elle doit présenter un projet clair lié aux revendications populaires, qui pointe vers un nouveau cycle qui prend comme point de départ la défaite du bolonarisme, mais indique également où nous voulons aller.
Ces politiques sont dirigées contre les populations noires, les femmes, les opprimés en général, les populations autochtones, les populations colonisées du monde et, principalement, les populations «non blanches». La gauche doit-elle, entre autres tâches, actualiser sa vision de la construction d’un projet politique?
 Si nous parlons du Brésil, nous parlons d’un pays qui a vécu la majorité de son histoire en tant que colonie, dont les gens ont été réduits en esclavage pendant la majeure partie de leur histoire. Nous parlons d’un pays dans lequel les marques d’inégalité sociale ne peuvent se réduire à un revenu ou à un héritage.
Les marques de l’inégalité sociale résident principalement dans la division raciale de la société, qui est ce qui a défini et caractérisé l’esclavage comme mode de production dans ce pays, et elles continuent de s’exprimer aujourd’hui dans la division de personnes considérées comme des «citoyens» et qui sont considérés comme «périphériques» au Brésil.
Nous devons également nous attaquer aux traces laissées par le génocide contre les peuples autochtones, celles laissées par le sexisme et la violence contre les femmes. De toute évidence, nous avons récemment assisté à un épisode révélateur à propos de ce dernier: une affaire de viol sur une fillette de dix ans. Ces marques sont l’expression de tout le terreau de l’histoire brésilienne.
Ainsi, tout projet visant à lutter contre les inégalités, et tout projet anticapitaliste au Brésil, doit être un projet décolonisant. Ce doit être, par définition, un projet antiraciste. Et, il doit aussi être, par définition, un projet qui approfondit la démocratie et la participation populaire et qui est par conséquent anti-autoritaire. Je crois que les marques de notre histoire, que nous portons tous, placent devant nous l’urgence d’un projet de transformation pour notre pays.
 Que doit faire le PSOL pour se positionner dans le contexte actuel ?
Le PSOL a connu une croissance significative de sa base sociale et électorale, bien que cette croissance se soit concentrée sur la représentation parlementaire. Et si vous regardez le profil de cette croissance, vous pouvez voir qu’elle s’est produite, surtout, parmi les jeunes, dans les mouvements et le militantisme luttant pour la diversité – dans le mouvement des femmes et dans le mouvement antiraciste. Le PSOL a conquis des secteurs dynamiques de la société, qui ont véritablement identifié le parti comme leur canal d’expression politique et électorale. C’est important, mais c’est insuffisant pour construire un projet capable de vaincre le bolonarisme et d’ouvrir un nouveau cycle pour la gauche au Brésil.
Le plus grand défi du PSOL est de s’immerger dans le peuple, sans perdre sa capacité dynamique, ni sa capacité de dialogue avec les secteurs d’avant-garde de la lutte sociale brésilienne. Le PSOL doit parvenir à une plus grande insertion dans la vie populaire.
Je ne pense pas qu’il s’agisse, en général, de réinventer la roue. Il est clair que le monde a changé, la façon dont les gens communiquent a changé. Nous n’utilisons pas de miméographes, maintenant c’est WhatsApp. Les formes de communication sont différentes, mais les gens ont toujours une certaine idée lorsqu’ils parlent, par exemple, du travail à la base.
Nous devons approfondir notre insertion dans la périphérie urbaine, pour devenir une référence quotidienne pour les populations, pour reconstruire un lien de confiance et de crédibilité. C’est l’espace que les églises néo-pentecôtistes ont progressivement occupé – certaines d’entre elles, pas toutes, devenant les instruments d’un projet politique arriéré et conservateur. C’est un espace que la gauche, les mouvements sociaux et les partis politiques ont laissé vide.
Le PSOL a la tâche historique primordiale de réoccuper cet espace. Cela prendra du temps. Nous ne parlons pas d’un projet à terminer lors des prochaines élections. Cependant, en attendant, nous pouvons remporter des victoires électorales car la dynamique électorale dépend d’autres facteurs. Mais il faut garder à l’esprit que si nous n’entreprenons pas cette tâche, nous n’aurons pas de victoires historiques. Nous pouvons et devons travailler assidûment pour remporter les élections.
Notre approche ne peut pas être mécanique: construire d’abord un travail de base parmi le peuple, puis contester les élections. La vie ne fonctionne pas de cette façon. En outre, les élections, si nous les utilisons comme un moment pour lutter pour nos principes, peuvent également être comprises comme une forme de travail de base et de construction d’une base populaire. Mais cela doit s’accompagner d’un travail continu. On ne peut pas alterner entre la contestation idéologique et le travail de la base tous les quatre ans, car cela ne fera que contribuer à la perte de crédibilité auprès du peuple.
Quelles ont été les principales erreurs de la gauche au Brésil ?
Le Parti des travailleurs a choisi de gouverner avec un programme  visant à réduire la pauvreté sans proposer de réformes structurelles. C’est ce que nous appelons une «stratégie conciliationniste», qui consiste à dire: «nous allons créer la Bolsa Familia, un programme social, pour faire entrer plus de gens dans les universités, augmenter les dépenses sociales, améliorer la vie des gens.» Mais faites tout cela sans remettre en cause en aucune façon les privilèges historiques des secteurs dominants, sans procéder à une réforme fiscale, ni à une réforme du système financier, sans lutter contre l’influence destructrice des banques, ni réorganiser l’État brésilien, qui favorise la concentration de la richesse plutôt que sa redistribution.
Une deuxième limite importante était l’absence de lutte. Comme le dit l’ancien président uruguayen José Mujica, se référant au cycle latino-américain dans son ensemble, «nous n’avons pas créé de citoyens, nous avons créé des consommateurs». Nous avons renforcé la logique de consommation, la capacité à acheter une voiture, comme un substitut à la victoire, pour une vie prospère, sans remettre en cause les principes ou le modèle.
Quel type de modèle de développement voulons-nous? L’idée d’augmenter les revenus des plus pauvres, et de garantir la croissance économique comme but ultime, sans remettre en cause le projet global, remettre en question ses principes, remettre en cause le modèle social, nous a conduit là où nous en sommes aujourd’hui.
Autrement, il y a le problème de ne pas avoir fait de progrès dans la démocratisation de la société. Les gouvernements PT eux-mêmes ont été les otages de cette politique lorsqu’ils ont naturalisé l’idée que la gouvernance ne signifiait rien de plus que d’avoir une majorité parlementaire, en utilisant les mêmes méthodes traditionnelles par lesquelles une majorité parlementaire était toujours obtenue au Brésil.
La construction de processus participatifs faisait défaut, la démocratisation du pouvoir au Brésil faisait défaut, les gouvernements PT n’ont pas réussi à ouvrir l’espace pour gouverner avec les mouvements sociaux, pour renforcer les processus de mobilisation au sein de la société, ce qui peut être décisif dans certains cas.
Quelle place ont les élections municipales? 
Le défi auquel nous sommes confrontés lors des élections à São Paulo, en plus de vaincre le bolsonarisme,  est de montrer qu’il existe une alternative. Que cette alternative est réelle, même au milieu d’un scénario dévastateur comme celui dans lequel nous vivons, avec plus de cent mille morts, avec Bolsonaro au gouvernement, avec une crise économique imminente qui contraindra notre peuple à une situation très difficile situation.
São Paulo est la plus grande ville du Brésil et ce qui se passe ici résonne dans tout le pays. Et si nous battons le bolsonarisme à São Paulo et, en plus de cela, nous construisons un projet qui inspire l’espoir, qui place la périphérie au centre, qui fait de la lutte contre les inégalités l’axe central d’un gouvernement populaire, cela montre que c’est possible (même si c’est au niveau municipal avec toutes les limites que cela implique), alors il sera possible de commencer la défaite du bolonarisme ici et de promouvoir un nouveau cycle pour la gauche.