Liban: le système de la kafala, un engrenage de violences pour les femmes migrantes

Travailleuse migrante au Liban - le système Kafala @John Owens for VOA, domaine public, via Wikimedia Commons

Amélie David, correspondante au Liban

Les employées domestiques au Liban, comme dans bon nombre d’autres pays du Moyen-Orient, sont soumises au système de la kafala pour leur résidence et leur permis de travail. Cette forme de parrainage s’apparente fortement à de l’esclavage moderne institutionnalisé. Les femmes migrantes font ainsi face à de nombreuses violences et privations et, depuis la crise économique et le début de la guerre à Gaza, leurs conditions de vie ne cessent de se dégrader.

Dans les rues d’Achrafiyeh, un quartier cossu de Beyrouth, capitale du Liban, elles sont nombreuses à arpenter les trottoirs tôt le matin pour promener les chiens de leurs employeurs. Elles portent un tablier, parfois bleu, parfois blanc. Un liseré propret, des sabots en plastique, une doudoune mal attachée pour affronter l’hiver humide libanais… Elles baissent la tête ou regardent ailleurs, comme si elles craignaient de croiser le regard des autres passants. Elles : les travailleuses domestiques migrantes soumises au régime de la kafala.

Miriam Prado se souvient parfaitement de cet uniforme, de ces «chaussures blanches» et des «chaussettes blanches» impeccables qu’elle devait porter chaque fois qu’elle dépassait le seuil de la maison d’un de ses anciens employeurs. La Philippine est au Liban depuis 31 ans. Depuis 31 ans, elle est une employée domestique, soumise au système de la kafala. Même si elle a pu se débarrasser de son uniforme, les règles de la kafala pèsent toujours sur ses épaules, tout comme le poids des abus qu’elles entrainent.

Main-d’œuvre à bas prix

Le système de la kafala désigne, à la base, une mesure spécifique au droit musulman qui permet de confier un enfant à une famille sans filiation et ainsi d’avoir un kafil, un parrain. Mais depuis les années 1970, il s’agit d’un système institutionnalisé et légal de main-d’œuvre à bas prix auxquels sont soumis les travailleurs.ses immigré.es au Liban tels que les professeurs.ses d’université, les employé.es dans divers domaines ou d’autres professions plus précaires, comme le personnel de nettoyage, en entreprise ou chez les particuliers. 1

Selon les estimations, il y aurait 250 000 travailleurs domestiques au Liban. La plupart seraient des femmes, principalement venues d’Éthiopie, du Kenya, des Philippines et du Bangladesh. Une étude récente indique 2 que «les femmes représentent 76 % de l’ensemble de la main-d’œuvre immigrée, venue au Liban pour trouver du travail, et 99 % de l’emploi domestique.» 2

Invisibilisées par un statut et une absence totale de protection de leurs droits, ces femmes sont souvent à la merci de leur employeur. Beaucoup de ces employées de maison vivent chez leurs employeurs.ses, parfois sans aucune intimité. Dans la plupart des cas, dès leur arrivée sur le sol libanais, leur passeport leur ait retiré et est «confié» à la famille qui les emploie. Les salaires fluctuent d’un foyer à un autre, et d’une nationalité à une autre, et oscillent entre 500 USD et 150 USD par mois.

Leurs communications et leurs déplacements sont contrôlés. «En outre, elles courent un grand risque de voir leurs droits de travailleuses déniés — absence de jours de repos, longues journées de travail, non-versement de salaires — et de subir harcèlement et violence sexuels et sexistes, sans que les auteurs soient inquiétés…», continuent les autrices de l’étude.

«J’avais tellement peur»

C’est ce qu’a vécu Miriam Prado. Au cours de ces trois décennies de labeur au Liban, elle a presque tout vécu. «Dans mon premier emploi, mes employeurs m’ont battue. Je suis allée me réfugier dans les toilettes, j’avais tellement peur… J’y suis restée pendant 8 heures avant que la situation ne se calme. Quand j’ai pu sortir, c’était la nuit, je me suis enfuie», décrit celle qui est aujourd’hui présidente de l’Alliance des employées migrantes, une organisation qui vient en aide aux employées domestiques.

Elle retrouve un emploi, mais au bout de deux ans, la famille la met dehors sans plus d’explications selon elle. Chez son troisième employeur, Miriam y reste trois ans. «Quand je suis rentrée de mes vacances aux Philippines, ils m’ont accusée de leur avoir volé un diamant d’une valeur de plusieurs milliers de dollars… J’ai dit que ce n’était pas moi et ils m’ont menacée de me jeter du 18e étage…», raconte cette mère de deux garçons qui vivent toujours aux Philippines. Les rapports d’ONG et les interviews avec des travailleurs sociaux confirment que ce genre d’abus sont courants pour les employées domestiques.

Nombreuses sont celles qui font aussi face à des abus sexuels, même s’il reste difficile pour elles d’en parler ouvertement. De nombreuses employées de maison décèdent chaque année au Liban dans des conditions obscures. En septembre dernier, un rapport du mouvement antiraciste indiquait, selon une information d’un média local, qu’une employée de maison à Tripoli (deuxième ville du Liban) avait été hospitalisée dans un état grave après avoir chuté du balcon de son employeur. «Lebanon24 a rapporté que l’employée fuyait la maison de son employeur, sans mention du traitement de ce dernier ni de son environnement de travail», note le rapport de l’ONG.

Des salaires confisqués «en raison» de la crise

Depuis le début de la crise en 2019, la chute continuelle des salaires, la dévaluation fulgurante de la monnaie locale et l’inflation à trois chiffres que connaît le Liban, la situation pour ces populations vulnérables ne s’est guère améliorée. Nour (le prénom a été changé), une Éthiopienne arrivée au Liban à l’aube de la crise, en a fait les frais. «Mon employeur m’a payée pendant deux ans et puis il a arrêté. Il disait que c’était en raison de la COVID-19, de la crise économique, de l’explosion», souffle-t-elle.

Depuis le déclenchement de la guerre entre le Hamas et Israël, qui a des répercussions importantes au sud du Liban, les choses n’évoluent pas dans le bon sens. En janvier dernier, le mouvement antiraciste s’inquiétait de l’abandon de ces migrantes employées domestiques qui vivent dans le sud du Liban par leurs employeurs, comme cela avait déjà pu être le cas lors de la guerre entre Israël et le Hezbollah en 2006.

Nour est aujourd’hui accompagnée par une ONG d’aide aux droits des femmes. Elle est hébergée en attendant de récupérer son salaire confisqué et de retrouver ses papiers. «Après ça, je veux rentrer dans mon pays et revoir ma famille.»

  1. La venue des employées de maison est souvent organisée par des multitudes d’agences spécialisées. D’après l’organisation Human Rights Watch, ce système génère plus de 100 millions de dollars chaque année. En début d’année, plusieurs médias ont rapporté que les frais pour les règles et les lois qui régulent le recrutement des travailleurs migrants ont augmenté et ont été approuvés par le conseil des ministres en février dernier. Selon le rapport tiré des journaux, l’ARM indique que de nombreuses agences ont fermé leurs portes en raison de la crise économique. Les journaux indiquent aussi que les frais des visas pour les travailleurs migrants ont eux aussi augmenté. Les auteurs des articles rapportent notamment qu’entre 20 et 30 % des familles libanaises emploient travailleurs domestiques, la plupart probablement, vivant avec elles.[]
  2. Mezher Z., Nassif G., Wilson C., Travailleuses domestiques immigrées au Liban : une perspective genrée, dans : Aurélie Leroy éd., Migrations en tout « genre ». Paris, Éditions Syllepse.[]