Pierre Beaudet, 14 novembre 2020
Le 4 août dernier, plusieurs explosions détruisaient une grande partie du port de Beyrouth et frappait très durement plusieurs quartiers adjacents, dont Achrafieh, Mar Mikhaël, Karantina, Gemayzeh et la zone qui longe le port de Zaituna Bay à Jisr. Les rapports font état de plus de 2000 mots et 6500 blessés, avec des dégâts matériels estimés à plusieurs milliards de dollars. Selon les ONG qui travaillent sur le terrain depuis plusieurs années, cette destruction a été perçue par la population comme le « dernier clou dans le cercueil ».
Le désastre
En effet depuis des mois, le Liban est à la dérive avec une grave crise économique et le quasi-effondrement d’une gouvernance discréditée. À cela s’est ajoutée l’arrivée de près de deux millions de réfugiés syriens dont 75 % vivent en dessous du seuil de la pauvreté. Avant l’éclosion de la pandémie, l’heure était à la révolte générale, avec des centaines de milliers de personnes qui ont pris les rues de la capitale et de plusieurs autres cités pour demander la démission du gouvernement. Mais aujourd’hui, la mobilisation est arrêtée, avec le confinement d’une part, et l’attention nécessairement à faire renaître Beyrouth où plus de 350 000 personnes se sont retrouvées sans abri. Cela ne change rien au fait cependant que la population rejette le gouvernement, accusé par ailleurs de négligence dans le désastre du 4 août. Les responsables du gouvernement restent invisibles et inaudibles, et malgré les tractations pour reconstituer un gouvernement autour de Saad Hariri, l’opinion reste très sceptique[1]. Les mêmes clans politiques se partagent le pouvoir selon des lignes confessionnelles qui deviennent de moins en moins opérantes.
Trois mois plus tard
Par centaines et par milliers, les Beyrouthins sont sortis de leurs immeubles à moitié détruits pour prendre les choses en mains. Ce sont les gens des quartiers avec leurs outils rudimentaires qui ont secouru des victimes, évacuer les immeubles trop dangereux et réparer là où le pouvait. Les services essentiels ont été rétablis, encore là à l’initiative des individus et des groupes d’entraide locaux, ce qui peut donner l’impression faussée qu’on revient à la normale. En réalité, des pans entiers de la société et de l’administration restent effondrés, en particulier le secteur de la santé. Certes, on a remis les centres hospitaliers à peu près en état de marche, mais dans plusieurs cas, une grande partie du personnel n’est plus en place, Des rapports préliminaires évoquent le départ de plus de 800 médecins. D’autre part, les équipements et les produits médicaux et sanitaires font gravement défaut, en partie parce qu’ils ne sont plus facilement accessibles. Le pays qui dépend à 80 % de ses importations pour faire rouler l’économie n’est plus en mesure d’acheter et de trouver l’essentiel. Sur le plan alimentaire, la situation n’a pas encore atteint un seuil dramatique, mais on prévoit que la pénurie va faire des ravages au début de 2021. Devant tout cela selon les ONG libanaises, le gouvernement est 100 % absent. Et ici on ne parle même pas de l’impact de la COVID-19 qui surcharge ce qui reste de l’infrastructure sanitaire.
Au-delà de l’urgence
Avec ce que vit ce pays depuis 40 ans, la population a appris à faire face aux catastrophes, à commencer par la mobilisation communautaire spontanée. Cependant, réparer les dégâts pas la même chose que de reconstruire le pays. Mais les initiatives d’urgence ne peuvent se substituer à une administration fonctionnelle. Dans une large mesure, le pays est décomposé en une série de mini « États dans l’État », menés par les diverses factions politiques et communautaires. Dépendamment des régions, on a des semblants d’administration plus ou moins effectifs, dont celle animée par le mouvement Hezbollah qui couvre la plus grande partie du sud à partir des quartiers périphériques de Beyrouth jusqu’à la frontière avec Israël, et qui est reconnu pour son efficacité. Entre temps, l’activité économique est très au ralenti, compensée par le fait que les ménages des classes moyennes vivent de leurs économies en dollars. Mais pour combien de temps ? Sur le plan politique, aucun des protagonistes ne désire céder son contrôle des territoires fragmentés sous l’égide des grands partis tels Hezbollah, Amal, le Parti socialiste populaire, les Forces libanaises, le Courant du futur, etc.[2]
Vers le collapse
Les mécanismes de compensation et de soutien en place au niveau des quartiers, les programmes caritatifs des partis et alliances politiques et le support de la vaste diaspora sont parmi les facteurs qui expliquent que le pays n’est pas totalement effondré, malgré des défaillances de plus en plus graves, notamment au niveau de la santé. Les réserves de la Banque centrale ont beaucoup diminué, la valeur de la libre libanaise a chuté de moitié. Le FMI dans un plan dit de « sauvetage » (repris par le président français Macron) demande aux autorités de réduire les subsides et les dépenses publiques, dans un pays où plus de la moitié de la population arrive à peine à joindre les deux bouts, et ce, sans compter la misère qui affecte les réfugiés syriens et palestiniens, et des groupes vulnérables comme les milliers de travailleuses domestiques étrangères qui sont pour la plupart incapables de sortir du pays. Les menaces de conflits militaires ne sont jamais loin, avec les guerres « par procuration » mettant aux prises les États-Unis, Israël, l’Iran, l’Arabie saoudite, la Turquie, et dont les théâtres d’opération déchirent la Syrie, l’Irak, le Yémen. Le petit Liban reçoit les rebonds de tout cela. On ne voit pas le bout du tunnel, bien que les nouvelles générations qui se sont énormément investies dans le soulèvement jusqu’au début de 2020 n’ont pas dit leur dernier mot.
[1] Tout de suite après la catastrophe, le gouvernement a promis une enquête en profondeur pour déterminer les causes qui ont déclenché l’explosion de 2,750 tonnes de nitrate d’ammonium. Jusqu’à aujourd’hui cependant, l’enquête n’a pas abouti alors que la possibilité d’une attaque de missiles refait périodiquement surface. Généralement, c’est le gouvernement libanais qui est blâmé pour le cafouillage de l’enquête. Autrement, malgré ce qu’avait promis le président, aucun responsable n‘a été accusé de méfaits, comme si l’explosion avait été un phénomène « naturel »,
[2] La plupart des partis font partie de deux coalitions, l’« Alliance du 14 mars ») tels le Courant du futur de Saad Hariri et les Forces libanaises de Samir Geagea, et l’« Alliance du 8 mars » dont Amal, Hezbollah et le Courant patriotique de Michel Aoun. Ces alliances sont davantage circonstancielles plutôt que marquées par des clivages idéologiques. Elles sont également influencées par leurs alliances régionales et internationales, l’Alliance du 14 mars du futur étant proche de l’Arabie saoudite et des États-Unis, alors que l’Alliance du 8 mars est alliée de l’Iran et de la Syrie.