Nadim Houry, L’Orient-Le Jour, 16 août 2020
Dix jours après la double explosion ayant rasé une partie de leur capitale, les Libanais continuent de lutter sans relâche pour tenter d’arracher leur dignité confisquée par cette même oligarchie qui a laissé l’impensable les meurtrir dans leur chair et semble plus que jamais déterminée à assurer sa survie à tout prix. Face à cette impasse, comment garder l’espoir d’un avenir possible ? Tour d’horizon avec Nadim Houry, directeur exécutif du think tank Arab Reform Initiative.
Beaucoup ont vu dans les explosions du 4 août l’annonce de l’explosion à venir de l’ensemble de l’ordre milicien et de la corruption endémique dont le port de Beyrouth fait figure de symbole depuis la guerre civile. Y aura-t-il vraiment, dans la dynamique de confrontation entre la révolution et la classe politique libanaise, « un avant et un après-4 août » ?
C’est à la fois une analyse et une espérance, car les explosions du 4 août sont l’aboutissement d’une dynamique en œuvre depuis quelques années et qui s’est formidablement accélérée depuis octobre dernier. Cette dynamique, c’est celle de la faillite sur tous les plans – économique, social, sécuritaire, judiciaire, environnemental… – de l’ordre d’après-guerre. Le 4 août constitue néanmoins un tournant dans la mesure où cet événement d’une violence absolue a révélé aux Libanais que leur État, qu’ils savaient déjà défaillant, négligent et corrompu, s’est révélé aussi être un État assassin.
Ou plus exactement un « régime » assassin. Car, à l’instar de nombreux autres États arabes, la réalité du pouvoir ne réside pas dans les institutions mais dans un système parallèle qui phagocyte l’État. Au Liban, aucune loi ne peut être votée, aucune décision gouvernementale ne peut être prise sans un accord préalable entre les six oligarques dirigeant effectivement le pays (Michel Aoun, Nabih Berry, Samir Geagea, Saad Hariri, Walid Joumblatt et Hassan Nasrallah, NDLR), qu’ils exercent ou non des fonctions officielles. Cette oligarchie tire son pouvoir de plusieurs facteurs : son contrôle des instruments de l’État ; ses liens organiques avec le secteur bancaire ; son contrôle direct d’une partie du secteur privé ; l’infiltration à tous les niveaux des structures communautaires et religieuses; et la mise en place d’une économie de rente fondée sur la captation des financements politiques étrangers, de l’aide internationale et des transferts de la diaspora à des fins clientélistes et d’enrichissement personnel.
C’est un régime qui ne sait rien produire, juste extraire et capter. D’une certaine manière, il agit comme un parasite qui, désormais, est en train de tuer son hôte. Comprendre la nature profonde de ce système est capital : il ne peut être réformé, l’échec du gouvernement Diab l’a d’ailleurs prouvé, et c’est bien d’une révolution que le pays a besoin. Ce constat invalide par exemple l’hypothèse d’élections législatives anticipées sans que ne soit aménagée une période de transition préalable.
La colère est effectivement immense, mais d’autres signaux – du refus d’une enquête internationale aux déclarations du président Aoun sur la perspective d’un desserrement du « blocus économique » du pays – ne donnent pas le sentiment d’une classe politique aux abois… Sur quels éléments repose votre espoir d’un renforcement de la dynamique révolutionnaire ?
Ce régime ne va bien sûr pas disparaître du jour au lendemain, car derrière la faiblesse de l’État libanais, la puissance du régime oligarchique demeure réelle. Depuis le 17 octobre, on a vu se constituer une violente force contre-révolutionnaire, qui s’exprime à travers une multitude d’acteurs et de moyens de répression, policiers ou financiers. Et effectivement, l’aveu de Aoun révèle que ces forces voient paradoxalement dans cette tragédie, et les promesses de financements qu’elle entraîne, une opportunité pour négocier les moyens de la survie du régime et une bouffée d’oxygène potentielle pour ses réseaux clientélistes. C’est d’ailleurs exactement ce qui s’est passé à la fin de la guerre civile quand la classe politique a utilisé la reconstruction et ses financements pour se redonner une légitimité. Mais c’est précisément là que, au-delà de la virulence de la contestation, se situe peut-être la véritable fragilité du système. Car, désormais, la prise de conscience de ce risque est unanime, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays. Certes, le défi principal n’est pas dans l’aide humanitaire mais la reconstruction des infrastructures détruites, qui ne peut se faire sans l’État. C’est là que le rôle de l’ensemble des acteurs de la société civile (des ONG aux médias en passant par les lanceurs d’alerte) et des partenaires internationaux (par la mise en place de mécanismes de contrôle rigoureux) est capital.
Un deuxième facteur d’espoir pour la dynamique révolutionnaire en cours, sans doute le plus fondamental, réside dans le réveil de l’imaginaire collectif depuis octobre. Et ce, aussi bien au niveau des vieilles peurs intercommunautaires qui ont nourri le système qu’à celui de la puissance symbolique des zaïms. Qui pouvait imaginer avant octobre que ces derniers n’oseraient plus sortir dans la rue, restant cloîtrés dans leurs forteresses pour échapper aux huées de la foule ? De ce point de vue, une brèche majeure a été entrouverte et il s’agit désormais de capitaliser sur ce basculement.
Le réalisme politique impose donc de tenir compte de cette part d’imaginaire dans le rapport des forces. Toute dynamique révolutionnaire est un saut dans l’inconnu, et c’est en cela que la crise économique et sociale et surtout le drame du 4 août constituent un tournant : des millions de Libanais n’ont désormais plus rien à perdre et l’inconnu peut difficilement être pire que ce qu’ils vivent actuellement. Et même si les oligarques peuvent encore remporter de nouvelles batailles (sur la formation du nouveau gouvernement par exemple), même si l’issue de la confrontation n’est pas claire, il est capital de continuer à rêver.
S’agissant de la « prochaine bataille », nombreux sont ceux qui, dans la rue ou les partis se réclamant du 17 octobre, craignent la formation d’un gouvernement d’union nationale similaire à celui qui a été poussé à la démission par la rue en octobre dernier ? Ce scénario vous paraît-il être le plus plausible ?
Le gouvernement prétendument d’« union nationale » – une appellation pour le moins usurpée dans la mesure où il s’agit en réalité d’un scénario de perpétuation des divisions – a toujours été l’option privilégiée des oligarques. Sans doute aussi par la plupart de leurs parrains régionaux, voire des partenaires internationaux du Liban : pour les premiers, il garantirait un certain rééquilibrage des rapports de forces sur la scène locale; pour les seconds, il pourrait offrir certaines perspectives de stabilité géopolitique. A priori, de nombreux éléments plaident donc pour ce scenario. Mais les jeux ne sont pas encore complètement faits, ne serait-ce que parce que l’on ne voit pas bien en quoi ce gouvernement se montrerait davantage capable que les précédents de relever les défis urgents du pays.
La seule alternative viable, certes très compliquée, est de former un gouvernement de sauvetage national, composé de personnalités vraiment indépendantes et doté de pouvoirs législatifs exceptionnels sur certains domaines bien délimités. Ce gouvernement aura ainsi pour charge d’adopter un programme économique et financier capable d’obtenir l’aide du FMI ; d’assurer – en garantissant l’indépendance de la magistrature – l’exigence de justice suscitée par le drame du 4 août (pour ne pas reproduire la logique d’auto-amnistie post-guerre civile) et d’adopter une nouvelle loi électorale permettant la tenue d’un scrutin à horizon d’un an.
Quelle serait la légitimité politique d’un tel gouvernement ?
Contrairement au gouvernement Diab, qui avait une légitimité formelle issue du Parlement mais pas fonctionnelle ou populaire, ce gouvernement puiserait sa légitimité dans le soutien populaire et, on peut l’espérer, dans celui de la communauté internationale. Reste la question de la légitimité formelle qui, en l’absence d’élections, dépend d’un Parlement contrôlé par les partis traditionnels. Mais il n’est pas impossible d’espérer qu’acculée par les événements et la pression internationale et populaire, l’oligarchie consente, contre certaines garanties (au Hezbollah notamment), à ce scenario. Elle pourrait par exemple y voir la possibilité de tendre « un piège » à la contestation en laissant à d’autres le fardeau d’assumer une tâche qu’elle est incapable de mener. Et la pression internationale peut jouer un rôle décisif sur ce point, notamment à travers la menace de sanctions et d’enquêtes internationales sur les biens mal acquis à l’étranger.
La classe dirigeante ne pourrait-elle pas également voir dans la crise économique et sociale actuelle une opportunité ? Celle d’« aérer » le pays en forçant encore davantage la classe moyenne, souvent à l’avant-garde de mouvements révolutionnaires, à l’exil ?
Sans aller jusqu’à leur prêter ce type de pari, il est certain qu’une telle perspective ne les dérangerait guère. On en revient à la question des moyens de survie de ce régime qui ne voit dans les talents du pays qu’un produit d’exportation, afin de pouvoir capter ensuite les dollars envoyés par la diaspora. Les oligarques ne peuvent imaginer une autre économie politique, ils ne peuvent concevoir que cette classe moyenne puisse produire et être utile dans le pays.
À cet égard, la violence extrême des explosions du 4 août et l’étendue des dégâts causés peut engendrer deux dynamiques antagonistes : d’un côté, l’immense colère de la population peut renforcer la dynamique révolutionnaire et pousser la jeunesse à continuer à se mobiliser sur le long terme pour affaiblir le régime ; de l’autre, elle peut aussi finir par céder la place à la résignation, une forme de dépression collective menant effectivement à un exil de masse. C’est toute la difficulté de la course contre la montre dans laquelle nous sommes engagés : dans la mesure où ce réveil de l’imaginaire se produit en même temps qu’une crise économique et sociale sans précédent, quelle tendance l’emportera sur l’autre ? À ce stade, il est impossible de répondre à cette question.
L’incarnation politique de la révolution ne s’est-elle pas également heurtée jusqu’à présent à d’autres éléments de faiblesse internes, comme le rejet de toute forme de verticalité ou la persistance de divergences stratégiques majeures en son sein ?
On assiste en effet à des phénomènes d’organisation très horizontaux qui semblent exclure toute forme de verticalité et de leadership par la jeunesse. Ce n’est d’ailleurs pas un phénomène strictement libanais mais mondial. Par ailleurs, l’espoir de voir émerger un homme providentiel voire, comme certains l’évoquent, un recours à l’armée, me semble illusoire et dangereux.
Quant à la question de la consolidation de la représentation politique, ce processus est en cours, mais les difficultés sont énormes compte tenu de la complexité et du cumul des enjeux. Des plateformes communes commencent à émerger avec, certes, des points de divergence importants, mais cela est tout à fait logique. Ce processus ne concerne d’ailleurs pas seulement les partis politiques mais aussi les syndicats, les associations professionnelles et les mouvements estudiantins. On peut à cet égard envisager une évolution en plusieurs étapes, avec dans un premier temps la constitution d’un rassemblement autour d’un socle d’exigences communes pour renverser la table et refonder les bases de la vie politique ; puis, dans un deuxième temps, l’émergence de nouvelles lignes de fracture fondées cette fois sur des clivages idéologiques réels, ce qui est la base du jeu démocratique. Ce processus suppose de hiérarchiser les priorités immédiates, quitte à laisser temporairement de côté certaines questions stratégiques où les positions sont difficilement conciliables. À mon sens, le débat autour des armes du Hezbollah et du monopole de la violence légitime, des questions effectivement existentielles, en fait partie, ne serait-ce que parce que les Libanais n’ont pas les moyens de régler ce problème à court terme…
Encore une fois, nous sommes dans un processus de transition extrêmement compliqué, à l’issue incertaine, et il n’y a pas de solution miracle mais un travail de longue haleine à mener. Le plus important est de ne pas étouffer le réveil de l’imaginaire que j’évoquais précédemment : pour reprendre le mot célèbre de Guevara : « Soyons réalistes, exigeons l’impossible ! »