- Aurélie Leroy, CETRI, 27 février 2020
La frénésie de violence contre les musulmans qui a enflammé Delhi, en cette fin février, est l’un des pires épisodes que la capitale ait connus depuis des décennies. Elle est le résultat d’une accumulation de politiques provocatrices et délibérées de la part du gouvernement nationaliste hindou Modi-Shah à l’encontre de la principale minorité du pays. La mise en péril du droit des musulmans à la citoyenneté aura mis le feu au poudre.
« Chaque jour qui passe, l’Inde change », nous dit Harsh Mander – écrivain, chercheur et militant des droits humains [1]. L’image fantasmée de « la plus grande démocratie du monde » qui prévalait hier encore pour désigner le sous-continent, semble aujourd’hui incongrue, au point que l’opposition indienne accuse son premier ministre « d’avoir tué la démocratie ».
Narendra Modi et son parti Bharatiya Janata (BJP) dirigent le pays, depuis les élections générales de 2014, et le refondent sans complexe, sous l’impulsion d’un imaginaire musclé et « safranisé ». « Exit » les valeurs d’égalité et de diversité, héritage des luttes pour l’indépendance et fondement de la Constitution indienne. Le rouleau compresseur de haine du pouvoir de Modi menace aujourd’hui d’assimiler la nation et l’identité indienne à la seule majorité hindoue.
Diabolisés, fantasmés, les musulmans sont dépeints comme des êtres violents, déloyaux, misogynes et irresponsables en matière de reproduction, perçus comme des « ennemis de l’intérieur » de connivence avec « l’ennemi extérieur » pakistanais. Discours venimeux qui soulèvent épisodiquement l’effroi, mais plus souvent la frénésie et l’adhésion des foules. La fièvre identitaire semble avoir fait mouche au regard du ralliement d’une majorité de la population à l’homme fort de l’Inde. Les clivages s’accentuent et un mur de séparation s’érige, dans les esprits et dans les corps, entre un « nous » – les garants de l’identité indienne – et « les autres » – les « infiltrés » [2] étrangers dans le pays.
Des paroles aux actes, le pas a été vite franchi. La fabrique de la haine s’est poursuivie, aux yeux de tous, à travers la refonte des livres d’histoire, l’hindouisation des noms de rue et de villes afin de « nettoyer » l’espace public de tout héritage musulman. Depuis 2014, une déferlante de violences – agressions, passages à tabac, lynchages – s’est abattue sur le pays, créant un climat d’intimidation et de peur au sein de la communauté musulmane minoritaire [3]. Des campagnes à répétition (contre le « Love Jihad » [4], contre les conversions à l’islam et pour la protection de la vache) d’une cruauté et d’une brutalité sans nom, ont été menées par des groupes de jeunes « vigilantistes » hindous avec la « bénédiction » des forces de l’ordre et des autorités.
Au cours des manifestations des dernières semaines, il n’a ainsi pas été rare de voir des véhicules ou des agents de police accueillis par des foules de jeunes hindous armés et déchaînés au cri de « Delhi Police Zindabad » (Longue vie à la police de Delhi). (Sagar, 2020). Dans les ghettos musulmans de la ville, tous soutiennent que la police est délibérément partiale et qu’elle « les a laissé tomber », tout comme les médias, auxquels ils ne font plus confiance. « The media does not show our side of the story. We say something else but they show something else » (Idem).
Les musulmans ont plus que jamais été relégués à un statut de citoyen de seconde zone. Leur exclusion s’est normalisée et a pénétré l’appareil de l’État. Un processus d’effacement s’est déployé inexorablement au sein des institutions de la République. Si leur sous-représentation était déjà marquée dans des organes étatiques comme la police, l’armée, la justice, la fonction publique ; avec l’essor du « majoritarisme » hindou, le phénomène a aussi touché les assemblées élues. Marginalisés, absents, les musulmans sont dès lors devenus les oubliés des politiques publiques et des proies faciles des officiants du système répressif de l’État. Arundhati Roy dénonçait récemment l’instauration d’« un nouveau système de castes (…) en parallèle de l’ancien système » (Le Soir, 2020), dans lequel les musulmans occupaient le bas de la hiérarchie.
Les élections de 2019 ont renforcé le rôle de « gardien de la nation » confié à Narendra Modi et marqué un pas de plus dans la mise en pratique de l’idéologie de « l’hindouïté » (l’hindutva). Auréolé de son succès, il a tiré parti de son pouvoir pour consolider son contrôle, imposer son agenda et étouffer les oppositions. Avec son redouté ministre de l’Intérieur Amit Shah, compagnon de route et puissant bras droit, plus rien ne semblait désormais l’arrêter. Et les coups de force se sont ainsi multipliés, avec notamment la révocation du statut d’autonomie du Jammu-et-Cachemire, seul État indien à majorité musulmane ; la décision de la Cour suprême d’autoriser la construction d’un temple hindou sur le site très disputé d’Ayodhya ou encore, le projet d’amendement de la loi sur la citoyenneté.
Citoyenneté, appartenance et droits
Ce dernier projet, adopté le 11 décembre 2019 et désormais baptisé CAA pour Citizenship Amendment Act vise à légiférer pour instituer des droits de citoyenneté différenciés fondés sur la religion, remettant en cause l’essence de la notion de citoyenneté telle qu’inscrite dans la Constitution.
Au lendemain de l’indépendance, les rédacteurs de ce texte fondamental avaient développé une idée inclusive de la citoyenneté. Après deux années de discussion, ils avaient fini par opter pour une définition territoriale qui impliquait que « la citoyenneté s’acquiert en Inde par la naissance sur le sol indien ou par l’ascendance » (Institut Montaigne, 2020).
Pendant des décennies, cette règle a prévalu, mais sans jamais satisfaire les suprémacistes hindous ; ceux-ci estimant que les travaux de la Partition étaient inachevés et que la « théorie des deux nations » (Mander, 2020c) restait leur horizon à atteindre. Cette vieille blessure a été ravivée à plusieurs reprises, en particulier lorsque les nationalistes hindous ont gagné en audience et en pouvoir d’influence. En 2004, le gouvernement BJP de Vajpayee a ainsi opportunément réussi à introduire une dimension ethno-religieuse dans la loi sur la citoyenneté de 1955, à la suite d’une nouvelle poussée xénophobe en Assam liée à des migrations « illégales » en provenance du Bangladesh voisin.
L’amendement de la loi sur la citoyenneté qui enflamme le pays aujourd’hui ne fait que poursuivre dans la même veine en tailladant plus encore l’esprit séculariste et égalitaire de la Constitution et en cherchant à légitimer l’utilisation de la religion comme critère d’accès à la nationalité.
Le CAA viserait, selon ses zélateurs, à offrir un refuge aux membres de minorités persécutées dans les pays voisins, mais au-delà du vernis, ce projet revêt un caractère discriminant en agissant selon un mode exclusif.
D’une part, il ne s’appliquerait qu’aux seuls hindous, sikhs, bouddhistes, jaïns, parsis et chrétiens, faisant d’eux des « réfugiés », tandis que les minorités musulmanes victimes de persécution seraient ignorées et laissées dans l’illégalité. D’autre part, il s’appliquerait uniquement aux sans-papiers originaires d’Afghanistan, du Bangladesh et du Pakistan (arrivés en Inde avant le 31 décembre 2014), omettant de considérer d’autres pays voisins où les persécutions religieuses envers les minorités sont notoires, comme les Rohingyas musulmans du Myanmar ou les Tamouls sri-lankais notamment.
En outre, le CAA dévoile son vrai visage à la lecture de deux autres mesures administratives qui lui sont attachées : le Registre national de la population (NPR) et le Registre national des citoyens (NRC). En effet, alors que le CAA définit les critères de sélection pour être éligible à la nationalité indienne, le NRC et le NPR fourniraient les données permettant d’établir le profil de la population et d’identifier, selon des critères opaques et laissés à la discrétion des autorités, les individus dont la citoyenneté serait jugée « douteuse ».
La menace bien réelle est que le gouvernement Modi-Shah utilise les informations collectées pour réaliser un ciblage fondé sur une base ethno-religieuse ou de caste, et cherche ensuite à démanteler la citoyenneté des musulmans. « L’amendement deviendrait alors une arme contre les citoyens que le gouvernement juge indésirables » (Mander et Alam Bhat, 2020).
Mouvement de désobéissance
La normalisation d’un climat de haine à l’encontre des musulmans ne semblait, jusqu’il y a peu, souffrir d’aucune entrave. Tout pouvait être dit, tout pouvait être fait dans une relative impunité. Mais, au tournant de l’année, quelque chose a changé. Après la répression brutale des étudiants de l’Université Jamia Millia Islamia, le 15 décembre 2019, par la police de Delhi [5], une onde de choc a secoué les musulmans indiens touchés à vif avec la remise en cause de leur droit fondamental à la citoyenneté.
Une ligne rouge aurait-elle été franchie ? Une chose est sûre, le gouvernement Modi fait face, depuis ce moment à un mouvement de mobilisation sans précédent depuis son arrivée au pouvoir. Des manifestants par milliers se rassemblent ou défilent quotidiennement dans le pays, bravant les menaces et les violences policières pour rejeter les politiques toxiques qui dominent la vie publique et pour affirmer l’égalité des droits des personnes indépendamment de leur identité.
L’establishment du BJP a par habitude sorti les crocs et fait usage de la répression, il a aussi cherché à toiser et discréditer les protestataires, essentiellement musulmans. Sans succès. La police a brutalisé et arrêté par centaines les étudiants pour faire taire toute opposition, elle a laissé plusieurs dizaines de morts parmi les manifestants dans des États dirigés par le BJP – en Uttar Pradesh essentiellement – ainsi qu’à Delhi où la police relève directement du gouvernement central, mais cette déferlante de violence a, au final, produit une réaction inverse à celle escomptée.
En dépit de la peur et de l’insécurité, les soutiens à la communauté musulmane discriminée ont afflué. « Si vous nous divisez, nous nous multiplierons » (Sengupta, 2020), peut-on lire et entendre dans les manifestations. Les protestations dispersées se sont transformées en un mouvement national de désobéissance civile, qui s’est répandu comme une traînée de poudre. Plus de cinquante universités à travers le pays se sont ralliées au mouvement. Les femmes de Shaheen Bagh [6], invisibles d’ordinaire, ont investi des lieux publics et manifesté en leur nom, devenant un symbole fort de la résistance.
Plus embarrassant pour le gouvernement, les responsables des régions gouvernées par l’opposition ont rejoint le mouvement en refusant d’appliquer la loi et de se plier à l’exercice du recensement de la population. Un appel à chaque citoyen a aussi été lancé par la société civile pour boycotter le NPR et le NRC et refuser de se conformer à la loi. Sur les réseaux sociaux, dans les rassemblements, un message ressort : « Nous ne montrerons pas nos papiers » (Idem).
L’ampleur et l’esprit qui se dégagent des contestations sont tels qu’on les décrit à présent comme une continuation du mouvement de lutte pour l’indépendance, vieux de 100 ans et l’un des mouvements de résistance les plus importants de ces dernières décennies (Pratap Bhanu Mehta, 2019). Au-delà des populations opprimées – musulmans, dalits, adivasis, travailleurs migrants, femmes –, des défenseurs de l’unité hindoue-musulmane, toute identité confondue, se sont greffés au mouvement.
La répulsion populaire causée par les politiques ségrégationnistes de Modi n’a cessé de croître au point de se traduire, le 8 février dernier, dans les résultats des élections régionales pour l’assemblée législative de la capitale Delhi, où se situe l’épicentre de la contestation. Ce scrutin que la droite nationaliste hindoue avait imaginé comme une sorte de référendum permettant de valider ses orientations politiques, s’est donc finalement avéré être un échec retentissant.
Les protestations vont-elles durer ? Il est peu probable que la défaite électorale de Delhi entame la détermination des tenants du pouvoir à mettre en pratique leurs projets. Au contraire, des signes laissent craindre un renforcement des mesures coercitives et le déploiement d’une dérive encore plus autoritaire. Les heurts sanglants du 24 février (Sagar, 2020) – plusieurs dizaines de morts – dans des zones périphériques à majorité musulmane du nord-est de la mégapole laissent craindre un pourrissement de la situation et l’aggravation d’un climat délétère dont le gouvernement Modi-Shah porte une lourde responsabilité. Les efforts de hauts responsables du BJP pour faire glisser le mouvement de contestation actuel en affrontements intercommunautaires sont ici clairement perceptibles.
Le combat qui se joue notamment dans les rues de Delhi risque
d’être long et inégal. Deux idées s’y opposent : la défense de la
Constitution indienne censée protéger les droits et les libertés de tous les
citoyens, et la promotion d’une autre Inde, remodelée en un Etat hindou.
En dépit de l’issue incertaine du mouvement de désobéissance, un des principaux
acquis des protestations est d’avoir démontré que l’agenda national-populiste
n’est pas « invincible », que le projet d’isolement, d’invisibilisation
et de marginalisation des musulmans a échoué et qu’à tout le moins, cette vague
de protestation « met un frein à l’effrayante descente de l’Inde dans
une République de la haine et de la peur » (Mander, 2020).
Notes
[1] Lire Mander H. (2019), « Inde, la résistible ascension de Narendra Modi », in Alternatives Sud. Asie : des pouvoirs et des luttes, CETRI/Syllepse, Louvain-la-Neuve/Paris, vol.26/4.
[2] Le ministre de l’Intérieur a ainsi promis « de chasser hors du pays les ‘infiltrés’ qui vivent comme des termites dans le sol », cité dans Landrin (2020).
[3] Les musulmans sont la principale minorité du pays, avec près de 200 millions d’individus, soit le deuxième plus grand pays musulman du monde en nombre d’habitants.
[4] Campagne de harcèlement contre des jeunes hommes musulmans accusés de vouloir séduire des jeunes filles hindoues pour les convertir à l’islam.
[5] Pour plus d’informations sur la répression des étudiants de l’Université Jamia Millia Islamia, lire Sagar, 2019.
[6] Pour plus d’informations sur Shaheen Bagh, lire Sengupta (2020)