Entrevue de Jean Bonald Fatal, avocat et syndicaliste haïtien, de passage au Quéec et au Canada, réalisée par Denise Charles pour JdA-PA.

La dernière décennie marque une période sombre pour Haïti. L’avènement au pouvoir du Parti Haitien Tèt Kale (PHTK) a doté le pays de gouvernements autoritaires, ravivant le débat sur la démocratie et les longues périodes ténébreuses des «Tonton Makout». Le gouvernement de Jovenel Moise et celui qui a suivi du premier ministre Ariel Henry ont renforcé divers gangs armés afin de démanteler les mouvements populaires opposés à leur gouvernance. Celle-ci ne sert que leurs intérêts personnels et ceux des puissances impérialistes.

Avocat, Jean Bonald Fatal est président de la Confédération des travailleurs des secteurs public et privé (CTSP) en Haïti. Il représente le Collectif des syndicats haïtiens pour le Respect de la constitution (COSHARCO) au sein de l’Accord de Montana. Il était invité notamment à intervenir au congrès du Syndicat canadien de la fonction publique à Québec.

Cette influence dans la politique du pays inquiète la société civile haïtienne. De passage au Québec et au Canada, l’avocat et syndicaliste Jean Bonald Fatal soutient que «Toute tentative nationale de changement est vouée à l’échec, étant donné la situation de crise dans laquelle se trouve le pays. C’est la solution de cette communauté internationale qui prime, celle dont les États-Unis sont le chef de file».

Le consortium international, aussi appelé Core Group, est dirigé principalement par trois pays impérialistes, les États-Unis, la France et le Canada. Pour la population, son influence sur les autorités haïtiennes remet en question l’indépendance du pays. Toutefois, une grande partie de la population et de ses organisations conservent la conviction de lutter pour la souveraineté et la dignité du peuple haïtien, poursuit le syndicaliste.

L’Accord de Montana s’inscrit dans cette dynamique populaire. Me Fatal souligne que cet accord est un processus consensuel et porteur d’une vision de changement, axé sur la transparence, la reddition de compte, la participation inclusive de la population et la justice sociale. Pourtant, cet accord se trouve désapprouvé par le groupe de la communauté internationale qui prétend vouloir aider Haïti à sortir de cette crise en exerçant sa tutelle.

L’Accord de Montana remet en question le statu quo

Pourquoi l’indifférence devant cette initiative? Selon Me Fatal, «les idées de l’Accord de Montana génèrent une grande crainte chez la communauté internationale, parce qu’elles remettent en question certains accords politiques et économiques néolibéraux existants». Ce sont ces mêmes idées qu’on retrouve dans la rue, dans les diverses manifestations revendicatives générées par ce régime.

Il a fallu une forte répression pour adoucir la population et avoir le champ libre pour l’implantation de la politique impérialiste. Celle-ci a commencé par la stratégie des gangs armés et se poursuit maintenant par l’intervention militaire décidée par l’ONU et confiée au Kenya.

Le sombre tableau de l’action des gangs

En effet, en se référant au rapport du 15 septembre 2023 du groupe d’experts créé par le Conseil des Nations Unies, Me Fatal rappelle le sombre tableau des gangs :

les gangs contrôlent ou tiennent sous leur influence 80 % de la zone métropolitaine de Port-au-Prince, mais les 20 % restants ne sont pas non plus à l’abri de leur incursion. Il existe plus de 20 foyers de gang dans la zone métropolitaine de Port-au-Prince entraînant des cas d’assassinats, d’enlèvements, de viols collectifs sur les femmes, des déplacées au niveau interne entraînant l’occupation des espaces publics.

Le Réseau national de défense des droits humains (2023) a dénombré plus de 9 massacres entre avril 2022 et avril 2023, conduisant à plus de 734 personnes assassinées et 105 femmes victimes de viols collectifs. Les gangs armés sont de plus en plus puissants et relativement autonomes. Leur niveau de cruauté alimente des débats à l’échelle internationale, où la crise haïtienne est labélisée de crise humanitaire mondiale.

Or, cette crise dévoile l’implication de certaines autorités anciennement élues et des élites économiques dans le financement des gangs en Haïti. Les rapports d’organisations de droits humains et des experts des Nations-Unis témoignent de l’implication des politiciens et oligarques nationaux dans le financement des gangs. Ceux-ci jouent un rôle déterminant dans le maintien du statu quo.

La nouvelle stratégie impérialiste

Le changement de stratégie est donc devenu primordial, nécessaire et urgent pour le Core Group afin de maintenir le contrôle sur le pays. Pour le syndicaliste, l’intervention militaire du Kenya n’est autre qu’une manœuvre politique pour sauvegarder leur domination.

Me Fatal rappelle les actes immondes et inhumains des précédentes interventions militaires en Haïti. Parmi les conséquences désastreuses qui en a résulté, il rappelle les 10 000 morts du choléra, causés par les Casques bleus de la MINUSTAH.1 Gangs armés ou militaires onusiens, les deux constituent un couteau à double tranchant, répondant au besoin de maintenir la dépendance du pays vis-à-vis des politiques impérialistes.

Renforcer et contrôler la police

Devant cette domination, que peuvent les organisations, les associations et personnalités de la société civile qui croient encore en une réponse haïtienne à cette crise caverneuse? À cette interrogation, Me Fatal préconise le renforcement de la police pour résoudre la crise haïtienne, en lieu et place d’une intervention militaire étrangère.

Selon lui, il est aussi important de contrôler l’institution policière et ses membres. Il s’agit d’un pas essentiel pour démanteler les gangs et rétablir la sécurité. Cependant, il souligne qu’une véritable réforme de la police ne peut être efficace sans une refonte du système judiciaire. L’impunité favorise la création des chefs de gangs puissants, souvent de mèche avec des autorités.

En outre, il fait appel à une solidarité internationale respectueuse de la souveraineté et de la dignité du peuple haïtien. Il sollicite le gouvernement canadien afin qu’il reconsidère sa politique envers Haïti, de manière indépendante de l’influence américaine. Il profite aussi pour solliciter la solidarité des syndicats canadiens, notamment la Confédération des syndicats nationaux du Québec, incitant la population à exiger une utilisation responsable des Fonds vers Haïti. Une telle perspective exige de consolider des solidarités capables de mener une lutte globale face au système de domination impérialiste et néolibéral.

 

  1. MINUSTAH : Mission des Nations Unies pour la stabilisation en Haïti qui s’est déroulée de 2004 à 2017. Renaud Piarroux, Choléra. Haïti 2010-2018 : histoire d’un désastre, Paris/58-Clamecy, CNRS Éditions, 21 mars 2019, 350 p. []