FEURAT ALANI, Médiapart, 28 vévrier 2021
Après la chute du dictateur irakien en 2003, les Américains ont déversé des milliards de dollars sur le pays. Les futurs membres du gouvernement irakien adoubés par eux ont notamment profité de cette manne financière. Nous avons enquêté sur ces mouvements de fonds sans aucun contrôle.
Bagdad (Irak).– Mai 2008. L’aube se lève à l’angle de la rue Abu-Nawas et de l’avenue du 14-Juillet. Il est encore trop tôt pour le brouhaha habituel de ce quartier commerçant. Il n’y a pas de passants sur les trottoirs. Les étals sont fermés. Le quartier est calme.
Quelques secondes plus tard, le son d’un moteur à plein régime résonne au loin. C’est un camion-poubelle comme on en voit régulièrement dans la capitale irakienne. Celui-ci ne ramasse pas les ordures. À bord, un homme armé zigzague en essuyant des tirs. Le chauffeur braque sèchement à droite et mord le trottoir. Le volant lui échappe presque des mains.
Dans un mouvement de panique maîtrisée, l’homme sort un pistolet de sa poche gauche et tire en direction des véhicules qui le poursuivent. Par chance, une patrouille de l’armée américaine rôde dans les parages. Elle lui vient en aide. Les assaillants rebroussent chemin. « En Irak, j’ai vite compris qu’il fallait tirer avant de parler », raconte cet homme.
Dans ce camion-poubelle se trouve un milliard de dollars, disposés dans des palettes. Il doit les déposer à la banque Rafidayn, sur la rive droite de Bagdad. C’est sa dernière mission pour le compte du Pentagone. Dans le plus grand secret, entre 2003 et 2008, il a transporté à lui seul 40 milliards de dollars en petites coupures entre l’aéroport de Bagdad et la Banque centrale d’Irak. L’équivalent du PIB d’un pays comme le Mali. Ce récit est confirmé par David Nummy, le responsable du Trésor américain en place à Bagdad. « Il était notre homme de confiance pour ces missions difficiles. Il savait ce qu’il faisait. J’avais une entière confiance en lui », se souvient-il.
Le transporteur
On l’appelle le « Jason Statham irakien » (d’après l’acteur américain de films d’action). Ou encore le « transporteur ». Mais il préfère le surnom que lui ont donné ses supérieurs hiérarchiques : « The Money Man ». Il est surtout fier du record qui lui a été attribué. Être le responsable du plus gros transfert aérien d’argent de l’histoire n’est pas rien. Contrairement à Franck Martin dans le film Le Transporteur, The Money Man savait très bien ce que contenaient les palettes à transporter.
Au cours de nos discussions, d’un ton franc, il détaille les arcanes d’un monde interlope et improbable. « La règle était simple, raconte-t-il. Je devais assurer le déplacement de cet argent du point A, l’aéroport de Bagdad, au point B, la Banque centrale. Où allait cet argent après ? Ce n’était pas mon affaire. » Ces palettes, il les connaît par cœur. Elles contiennent toutes 16 000 liasses de billets. « En fonction des couleurs, je connaissais le montant de chaque palette. Les dorées pour les billets de 100. Les marrons pour les billets de 50. Il y avait même des palettes de billets de 1 dollar. L’une pouvait contenir un million et l’autre un milliard », ironise-t-il.
Aujourd’hui cinquantenaire, cet Américain arabophone se fait très discret. Car il est le dernier homme à avoir vu les milliards de dollars avant qu’ils ne disparaissent dans les coffres-forts de la Banque centrale d’Irak. S’il accepte de nous parler, c’est pour « rétablir certaines vérités ». Lorsque nous le rencontrons dans un des Émirats du Golfe, la première chose qu’il nous demande est de protéger son identité. « J’ai une famille, vous savez. » Son témoignage est rare et en dit long sur la non-préparation de l’après-guerre en Irak. Il pose question.
Comment un seul homme a-t-il pu transporter autant d’argent ? Mais surtout, d’où viennent ces milliards de dollars ? Pour le comprendre, il faut revenir en arrière, le jour où le régime de Saddam Hussein est tombé.
Le nouveau Far West
Ce 9 avril 2003, Bagdad se réveille au bruit des bottes de soldats. Après trois semaines de bombardements, une odeur de brûlé plane au-dessus de la capitale irakienne. Dans les rues, il règne une atmosphère d’anarchie. Alors que les cendres de la guerre sont encore chaudes, des centaines d’Irakiens se ruent sur ce qui n’a pas été détruit.
Les habitants, encouragés par les Américains, s’attaquent aux symboles de l’ancien régime. On arrache les portraits du raïs. On déboulonne ses statues. On conspue à voix haute son parti, le Baas. Adossés à la tourelle de leur tank, des Marines balancent des bonbons aux enfants. D’autres sympathisent avec des badauds. Une opération de communication se met en place.
Mais c’est un autre spectacle, triste, qui va faire le tour du monde. Ce jour-là, le musée national, trésor de la culture irakienne, est saccagé et pillé. Les bâtiments ministériels sont désossés, les voies publiques démembrées. Générateurs électriques, mobiliers de bureau, climatisations, lampadaires, tout y passe. Des scènes de razzia surgissent dans toute la ville. Des maisons sont cambriolées. Les règlements de comptes et les vengeances commencent.
La cavale de Saddam Hussein aussi. Le régime tombe et emporte avec lui l’armée et la police. L’ordre et la loi ne sont plus. Dans la ville, le shérif américain ne bouge pas. Seuls deux bâtiments sont protégés par des tanks américains, le ministère du pétrole et la Banque centrale d’Irak. Pour le reste, advienne que pourra.
L’empereur Bremer
Presque au même moment, aux États-Unis, sur les quais de chargement du centre d’opérations d’East Rutherford, des camions banalisés font marche arrière. On les remplit d’une douzaine de palettes de billets de 100 dollars sous film rétractable. De là, les camions se dirigent vers une base de l’US Air Force à proximité de Washington et déchargent l’argent dans des avions cargos C-17 en partance pour l’Irak. Ils signent le début du plus grand transport aérien d’espèces de l’histoire. Celui dont va être responsable Money Man.
Des dizaines de milliards de dollars en petites coupures. Cet argent est débloqué par un homme tout-puissant, choisi par l’administration Bush pour gouverner l’Irak, Paul Bremer. Son rôle n’est pas simple. Il doit faire en sorte que la transition entre l’occupant et le futur gouvernement irakien soit douce. Pour cela, pense-t-il, il faut du cash. Beaucoup de cash. Or, la devise irakienne ne vaut plus rien. L’Irak a besoin d’une nouvelle monnaie. En attendant, il prend la décision de déplacer les milliards de dollars provenant du fonds de développement irakien (DFI selon l’acronyme anglais), dont les avoirs ont été gelés durant l’embargo irakien de 1991 à 2003*.
Lorsqu’il arrive en Irak, le 12 mai de la même année, les ordonnances 1 et 2 sont sur le point d’être appliquées. Le 19 mai, Paul Bremer s’adresse à Donald Rumsfeld, le secrétaire d’État à la défense, dans une note récemment déclassifiée. Il y annonce son intention de dissoudre les ministères et les forces de sécurité affiliées au régime de Saddam Hussein et à son parti, le Baas. À commencer par le ministère de la défense qui, « à lui seul, note Bremer dans le mémo, représente 400 000 personnes ».
D’autres ministères clés sont démantelés, comme ceux de l’information et des affaires militaires, mais aussi les services de renseignement et l’armée de l’air ou encore l’Assemblée nationale. Autrement dit, près d’un million de personnes, fonctionnaires et soldats, « n’auront pas de compensations ni d’indemnisations en guise de punition », affirme-t-il dans la note.
Calife à la place du calife, Paul Bremer installe ses bureaux dans l’ancien palais de Saddam Hussein à Bagdad. Aux côtés des représentants kurdes, il décide d’y réunir les représentants de l’opposition irakienne, sunnites et chiites, de retour de longues années d’exil. Durant ses quatre premiers mois en poste, Paul Bremer se consacre presque exclusivement à la libéralisation économique du pays, selon lui trop centré autour de l’État, forgé d’une main de fer durant 24 années par Saddam Hussein.
En juin, le palais est transformé en Autorité provisoire de la coalition, la CPA. Bremer devient officiellement gouverneur de l’Irak. C’est le poste étranger le plus puissant occupé par un Américain depuis celui du général Douglas MacArthur au Japon. D’ailleurs, « l’empereur Bremer », comme le surnomment les Irakiens, n’hésite pas à se comparer à lui ou encore au général Lucius Clay, chargé de la zone américaine en Allemagne après sa défaite lors de la Seconde Guerre mondiale.
L’insurrection qui vient
Les milliers de fonctionnaires éconduits ruminent leur colère. Elle va rencontrer celle des soldats irakiens. Depuis la chute de Saddam Hussein, les 400 000 hommes de son armée ont quitté les casernes avec, pour tout remerciement, un rejet ostensible. Leurs seuls biens : une arme en main et une expérience solide de la guerre.
Dès le lendemain, c’est pourtant avec la volonté de collaborer que certains d’entre eux contactent le quartier général de la coalition. Le message est pacifique. Ils signalent au passage que tous ces hommes sont prêts à travailler à la reconstruction de l’Irak, à condition qu’on les reconnaisse comme Irakiens et non pas comme ennemis potentiels.
Mais, sous l’influence de son conseiller à la défense Walter Becker Slocombe, Paul Bremer balaie ces revendications. Il craint de voir les fidèles de Saddam continuer à contrôler l’armée. La réponse est radicale : « Rentrez chez vous. » La réaction ne se fera pas attendre. Une semaine après l’annonce de la dissolution de l’armée, cinq GI’s sont tués dans des attaques en pleine rue. Premier épisode d’un engrenage meurtrier pour l’armée américaine.
La fonction publique irakienne est décimée. Les Américains se retrouvent sans élites régionales et nationales avec lesquelles échanger. Le pays est devenu une terre hostile non seulement aux Américains mais aussi aux Occidentaux de manière générale. Paul Bremer pense alors que pour maintenir l’ordre, il faut faire fonctionner les ministères et payer de nouveaux fonctionnaires, recrutés à la hâte. Pour cela, « l’empereur d’Irak » a besoin d’espèces.
Il y a urgence.
Bremer commence par débloquer les avoirs irakiens à la Réserve fédérale américaine. Cela lui permet d’éviter le contrôle par le Congrès de cet argent qui n’est pas américain. Il vient en grande partie du programme « Pétrole contre nourriture » et appartient de facto au peuple irakien. Or, Bremer a tout pouvoir sur lui et ne le consulte pas. Il concentre tous les pouvoirs, attribués par l’administration George W. Bush et Donald Rumsfeld, le secrétaire d’État à la défense dont il dépend. Les jours suivants, il applique ces décisions importantes au mépris de la transparence et des avis divergents.
Le montant débloqué est énorme. Selon les estimations les plus réalistes, entre 12 et 16 milliards de dollars ont été transférés en espèces et 5 milliards en transfert électronique en seulement une année.
La Réserve fédérale américaine refuse jusqu’à aujourd’hui de préciser le montant exact du cash envoyé dès 2003 en Irak. Car pour cela, elle doit obtenir la signature du gouvernement irakien, qui a toujours refusé de signer. Probablement parce que, par la même occasion, des informations sur les intermédiaires, voire les bénéficiaires du gouvernement, seraient révélées. Car si le pays est inondé par les dollars en petites coupures, les futurs membres du gouvernement irakien adoubés par Bremer ont profité de cette manne financière.
Lorsque l’argent arrive à Bagdad, Money Man s’occupe de sa réception et de son transport. Sa mission n’est pas simple. Sur le tarmac de l’aéroport de Bagdad, il doit décharger les palettes de milliards de dollars des avions de transport C-17. « Ces palettes ne touchaient même pas le sol. Je les disposais à l’arrière de camions et je prenais la route », se remémore Money Man.
La partie suivante est la plus périlleuse. Prendre la route de la mort. Ce tronçon de six kilomètres qui relie l’aéroport à Bagdad est régulièrement visé par des tirs de roquettes et des voitures piégées. Il faut ensuite rejoindre le centre-ville, près de la zone verte, et y déposer l’argent dans les coffres-forts de la Banque centrale d’Irak. « Toujours en présence de deux officiels irakiens. J’ai toujours exigé la présence de deux témoins pour attester que je remettais bien la totalité des comptes. Ensuite, je leur faisais signer un papier en guise de preuve », poursuit-il.
Le « transporteur » ne se berce d’aucune illusion sur le parcours de cet argent. Une fois déposé, il a transité dans les sous-sols des anciens palais de Saddam Hussein et dans des bases militaires, puis a été distribué aux différents ministères irakiens et aux entrepreneurs sur le terrain. Beaucoup de mouvements de fonds, sans aucun contrôle.
De son expérience en Irak, Money Man a fait un curriculum vitae de guerre qui lui a ouvert de nouvelles opportunités à travers le monde. Il s’est imposé comme l’un des plus grands experts mondiaux du transport d’argent liquide dans les zones à risque, exploitant une entreprise depuis sa nouvelle résidence dans un pays du Golfe où nous nous sommes entretenus avec lui.
Il affirme opérer en Irak pour des sommes réduites « mais importantes, juste quelques millions ». Pour l’avenir, il cherche à s’introduire sur le marché sécuritaire du Soudan et de la Libye. Il négocie entre autres un contrat pour transporter des milliards de dollars en espèces dans la Libye post-Kadhafi. Pour quel gouvernement ? « Le plus offrant, ironise-t-il, je suis un mercenaire, comme les autres, mais moi je n’ai rien volé. »
« Où est l’ennemi ? »
En cet été 2004, le pays est toujours en ruine et la formation d’un nouveau gouvernement n’est qu’un projet sur le papier. En attendant, il faut reconstruire. L’Irak est un immense chantier sur lequel vont fleurir nombre de contrats. Des appels d’offres sont lancés, qui concernent les contrats de reconstruction. L’administration américaine invite les sociétés à s’implanter en Irak. Et avec elles, les nouveaux chercheurs d’or : les contractors, les entrepreneurs privés de la guerre.
En juin 2004, au cours des deux dernières semaines avant que la CPA ne cesse ses activités, elle ordonne un dernier transfert dans le cadre d’une série de vols rapides. Plus de mille contrats sont attribués par la CPA ce seul mois de juin. Toutes sortes de contrats : reconstruction d’une centrale électrique, construction d’écoles, rétablissement du système de voirie. Est-ce un dernier acte de bonne conscience ou un cadeau de départ aux sociétés privées ? Toujours est-il que Paul Bremer accélère les signatures comme jamais auparavant.
Quant à ce transfert d’argent de dernière minute, le montant s’élève à 5 milliards de dollars. Il n’y a toujours aucun contrôle sur la destination de cet argent. Il est distribué en petites coupures un peu partout dans le pays. Alors que l’insurrection monte, ce cash permet aux Marines d’acheter de l’information. Ils distribuent des liasses de billets de 100 dollars aux Irakiens qui acceptent de collaborer. La conséquence de ces actes est inévitable : une économie de la corruption se met en place.
Le seul combat de Matthew est l’ennui
« Welcome to Iraq ! » C’est ce qu’entend le Marine Matthew Hoh lorsqu’il pose pour la première fois le pied au camp Al-Assad dans la province d’Al-Anbar, à l’ouest de Bagdad. Le tout jeune Marine est surexcité. Il est prêt à faire la guerre. À venger les victimes du 11 septembre 2001. Peu importe si l’Irak de Saddam n’avait rien à voir avec cette histoire. Quelqu’un doit payer et il a choisi de venir ici pour en découdre avec les ennemis de l’Amérique.
Il déchante quelques jours plus tard. Face à lui s’étend un désert aride. Derrière les barbelés qui entourent la toute nouvelle base américaine, Matthew cherche la trace de la moindre menace. Il n’y a que du sable à perte de vue. La guerre n’est pas au rendez-vous. Les ennemis de l’Amérique non plus. Et le Marine se pose déjà la question : où est l’ennemi ?
« Je m’attendais à être confronté au danger dès mes premiers pas en Irak. J’ai été vite déçu. J’étais venu pour combattre et rentrer au pays avec une décoration militaire, le Combat Action Ribbon. Ça m’a inquiété : et si je rentrais bredouille ? »
Le Combat Action Ribbon récompense les Marines ayant participé activement à un combat en zone hostile contre le feu ennemi. Pour l’instant, la seule guerre que mène Matthew est contre l’ennui. Il a fait d’énormes sacrifices pour venir ici afin de pouvoir rentrer au pays en héros : de longs mois à s’entraîner au fin fond d’une base militaire californienne, dans les conditions climatiques prétendument similaires à celles du pays ennemi.
Il était loin d’imaginer la fournaise irakienne en été. À l’école de l’infanterie où il subit un entraînement intensif, « on ne souhaite qu’une chose, se blesser pour arrêter cette souffrance physique et mentale ». En Irak, en guise d’action, il se retrouve au camp Al-Assad à remplir des sacs de sable à longueur de journée.
Le camp Al-Assad est vaste. On y trouve deux salles de restauration, plusieurs gymnases, une piscine et une boutique « PX », un magasin de militaires pour les militaires. « Cette base ressemblait à peu de choses près au camp Lejeune en Caroline du Nord, là où nous avons été entraînés à combattre. Et je me souviens très bien de la déception qui est montée en moi. Mon fantasme de la guerre exotique et aventureuse s’effondrait lentement sous mes yeux. »
Un jour, Matthew voit arriver des hommes qui ne ressemblent pas à des soldats. Ils ne portent pas l’uniforme et ne sont pas soumis aux mêmes règles. Pourtant, ils dorment au même endroit et partagent la même cantine que lui. Il apprend que ce sont des employés de la société Kellogs Brown and Roots (KBR), l’une de ces entreprises américaines spécialisées dans la guerre. Ou plutôt l’après-guerre. Quelques semaines plus tard, Matthew se retrouve à les escorter.
Jusqu’à l’an 2000, KBR appartenait au groupe Halliburton, dont le patron n’était autre que Dick Cheney. Ce dernier démissionne ensuite pour devenir le vice-président des États-Unis sous l’administration de George W. Bush. Quand la Maison Blanche prépare sa guerre, un premier contrat secret, sans appel d’offres, est accordé à KBR à l’automne 2002.
Dans un premier temps, il s’agit de préserver et de relancer les installations pétrolières, puis d’organiser, en parallèle, le ravitaillement et la logistique de l’armée américaine. L’existence du contrat secret a été révélée en mars 2003, peu après le début de la guerre. Le vice-président, qui fut par ailleurs secrétaire à la défense, a toujours nié son intervention. Toujours est-il, lorsque les forces américaines envahissent l’Irak, l’armée a besoin de suppléants, du logement des troupes à la reconstruction des aéroports militaires, en passant par la livraison de douches et de réfectoires.
Au cours de ces missions, Matthew fait connaissance avec ces hommes.
« Presque tout ce que nous avons fait au cours du premier mois de notre déploiement a été de les aider à faire leur travail. La plupart étaient des hommes costauds et d’âge moyen. Certains avaient travaillé en Afghanistan. C’étaient de bons types avec des femmes, des enfants et des hypothèques à régler. Ils sont venus en Irak pour avoir la chance de gagner beaucoup d’argent en construisant nos bases. »
Au fil des jours, Matthew voit l’occasion de sortir de son ennui : quitter l’armée pour basculer dans le civil. Autrement dit, sortir de la base et gérer l’argent de la reconstruction.
« Nous étions tous profondément jaloux de ces entrepreneurs. Ils avaient des missions plus excitantes et un équipement plus cool. En plus, ils étaient bien mieux payés et ils n’avaient pas obligation de se raser. Ils allaient et venaient. On se croisait à la cantine ou au gymnase. J’en ai profité pour me faire des contacts. » Quelques semaines plus tard, il quitte l’uniforme des Marines et franchit le pas. Finie l’armée, il veut passer dans le civil.
Sans trop y croire, il postule à une offre d’emploi de l’ambassade américaine à Bagdad. L’intitulé : chef de projet de reconstruction. Lorsque Matthew est recruté, il est surpris. On lui propose un poste à haute responsabilité, sans vérifier ses compétences. Il se retrouve du jour au lendemain responsable régional chargé de projets de reconstruction. Puis il est affecté à Tikrit, dans la province de Salaheddine, au nord de Bagdad. On lui confie un budget de 50 millions de dollars, en espèces et avec un accès à différents coffres situés dans les anciens palais de Saddam Hussein.
Il se retrouve à gérer 136 projets allant de la construction de ponts à la réparation du barrage de Mossoul. Matthew Hoh est également celui qui paie les travailleurs irakiens. Tous les mois, il doit rassembler les salaires en espèces sur une table, distribuer des enveloppes et enregistrer les montants sur un tableau Excel créé par ses soins. La direction ne lui demande aucun compte.
« Ce qui comptait, c’était de dépenser cet argent qui débordait des coffres. Il y en avait beaucoup trop. Cela encourageait des officiers américains à donner de l’argent à des Irakiens pour n’importe quoi, souvent pour obtenir des informations, sans même vérifier leur véracité. Je suis persuadé qu’une partie de cet argent est allée dans les mains d’insurgés irakiens », raconte-t-il. L’ex-Marine le constate par lui-même. La distribution de cet argent est non seulement incontrôlable mais son montant augmente au fur et à mesure que l’insécurité grandit.
La tentation du vol
Matthew l’apprendra quelques semaines plus tard, la personne qu’il a remplacée a été accusée de vol. 600 000 dollars en petites coupures ont été retrouvées sous son lit. Il découvre également d’autres cas similaires.
« Je m’aperçois surtout qu’un sac à dos de militaire peut contenir 6 millions de dollars en petites coupures. Et que les affaires de ce type étaient monnaie courante », se souvient-il. Lorsqu’il prend son poste, les règles sont plus strictes, mais elles restent dérisoires. L’accès aux coffres est toujours aussi simple : « Il suffit de descendre des escaliers et de montrer son badge à un camarade soldat. » Seule différence, on ne peut désormais y avoir accès qu’en short et en tee-shirt. Mais un simple document signé par un responsable comme Matthew suffit pour repartir avec des sacs remplis d’argent.
« Je comprends la tentation du vol, poursuit Matthew. Ces hommes ont des dettes et des rêves de richesse et tout cet amas de dollars dans des coffres accessibles les a rendus fous. »
La reconstruction est un vaste chantier où va s’engouffrer la corruption. Factures exorbitantes, contrats inexistants, les exemples se suivent et se ressemblent. Un jour, Matthew voit par exemple passer une facture étonnante : 63 millions de dollars pour un campement et l’achat de matériel. Et à chaque fois, la justification de la surfacturation est la même : « Frais de sécurité. »
En d’autres termes, la situation d’insécurité grandissante permet aux entreprises de justifier de coûts supplémentaire. « L’insécurité était bien sûr une réalité. Les attaques contre les convois américains se multipliaient. On dénombrait environ 75 attaques anti-américaines par jour. Donc les contractors en profitaient. Ils disaient que pour aller d’une base à une autre, il fallait par exemple deux fois plus de soldats privés, des véhicules blindés, etc. », explique Matthew.
« La combinaison du chaos et des milliards de dollars a mené à une corruption gigantesque »
Au fil des jours, il côtoie d’autres types de contractors. Eux sont armés jusqu’aux dents, mieux équipés que les Marines. On les appelle les mercenaires, souvent d’anciens soldats des forces spéciales, des policiers ou encore des légionnaires. On les reconnaît à leurs tatouages, à leurs pantalons en jean et à leurs gilets pare-balles noirs. Ils sont là pour assurer la sécurité des entrepreneurs et des diplomates américains. Ils sont surtout à l’origine de nombreux « incidents ». Des intimidations, des bavures, des meurtres d’Irakiens au passage de leurs convois. La liste est longue.
Ces mercenaires sont hors de contrôle. Il arrive parfois qu’ils braquent d’autres Américains, comme cet autre « incident » arrivé en plein milieu d’après-midi du mois de juillet 2003.
Au carrefour d’un quartier huppé de la capitale irakienne, trois mitraillettes MP5 sont pointées sur Robert Isakson, un ex-membre du FBI, devenu contractor. Les hommes qui portent les armes veulent son argent et son badge de sécurité. Ils le dépouillent également de ses armes et le laissent ainsi désarmé en plein milieu du chaos irakien.
« Nous étions sans défense », racontera l’ancien agent du FBI à la presse. Venu en Irak pour aider à reconstruire le pays dévasté, il refuse de participer à des activités frauduleuses et de collaborer avec des employés de sa propre entreprise, Custer Battles, une société de sous-traitance basée dans l’État de Rhode Island. Il va le payer cher.
Ses assaillants sont ses collègues. Ils sont américains, comme lui. Ils lui ordonnent de quitter le pays parce qu’il refuse de les suivre dans le détournement d’argent.
Embourbée dans des poursuites et dans une enquête criminelle du Pentagone, la société a ensuite été placée sur une liste noire. Elle ne peut plus exercer en Irak. Durant cette année 2004, les affaires de ce type se suivent et se ressemblent.
En janvier 2005, les premières élections en Irak se déroulent tant bien que mal, dans la peur et l’insécurité. La communauté sunnite, se sentant lésée, boycotte ces élections. Un gouvernement irakien à majorité chiite est formé, avec à sa tête le nouveau premier ministre de l’Irak de l’après-guerre, Ayad Allaoui. Le 20 mai 2006, après des mois de conflits interconfessionnels entre milices sunnites et chiites, Nouri al-Maliki arrive au pouvoir. Il succède à Ibrahim al-Jaafari, rejeté par les sunnites et les Kurdes.
Le gouvernement de Maliki n’échappe pas à l’économie de la corruption mise en place depuis 2003. Elle s’organise même de manière triviale. Au sein des nouveaux ministères irakiens, des dizaines de milliers de dollars cachés dans des boîtes de pizza sont livrés à des bureaux de contractors américains.
Des responsables irakiens décrivent également des paiements aux entrepreneurs locaux d’énormes sommes d’argent, dans des sacs bourrés de dollars, sans que jamais cela ne soit notifié quelque part. L’Irak bascule cette année encore plus loin dans le chaos. On retrouve une centaine de cadavres par jour sur les trottoirs ou dans le fleuve Tigre.
Paul Bremer a laissé un Irak chaotique avec le sentiment du devoir accompli. Les contractors, eux, sont restés, profitant de cet argent qui continue à affluer sans interruption. À mesure que l’insécurité en Irak grandit, le budget alloué par le Congrès à la reconstruction et à l’aide humanitaire augmente. Mais cette fois-ci, quelques mois après le départ de Bremer, ce n’est plus l’argent des avoirs irakiens qui est envoyé en Irak mais celui du contribuable américain. Lorsque la Maison Blanche se voit contrainte par le Congrès de créer un poste d’inspecteur général pour auditer l’argent envoyé en Irak, les proches du président Bush se disent qu’un poste aussi dangereux doit être confié à quelqu’un de confiance. Quelqu’un comme Stuart Bowen.
Stuart Bowen est un avocat texan, républicain, qui a participé à la campagne électorale de George W. Bush, au Texas comme à Washington. On ne peut pas dire qu’il soit un anti-Bush primaire. L’homme était pour l’invasion de l’Irak. Il a même été l’un des premiers à faire du lobbying et de la levée de fonds pour la reconstruction de l’Irak.
Lorsqu’il est choisi pour être l’inspecteur général de la reconstruction en Irak, personne ne mise sur son indépendance. Et pourtant. Stuart Bowen va se montrer l’un des plus critiques de la gestion par l’administration américaine de la reconstruction en Irak. Paul Bremer lui en veut et dénonce le SIGIR (Special Inspector General for Iraq Reconstruction) qui « a imposé des standards que même des pays occidentaux en paix ne respectent pas. C’est comme s’il ne voyait pas le chaos irakien dans lequel nous avons navigué », lui reproche-t-il.
« Rien n’a jamais été aussi gigantesque que le programme de reconstruction de l’Irak. Et en même temps, nous n’avons pas vraiment préparé l’après-guerre. Il y avait un plan mis en place 40 jours avant l’invasion, mais c’était trop court pour gérer la reconstruction d’un pays. En vérité, il ne devait pas y avoir de plan, car nous devions libérer et partir, pas occuper et reconstruire, explique Stuart Bowen. La combinaison du chaos et des milliards de dollars a mené à une corruption gigantesque. »
Auditer dans un environnement de guerre et de cash n’a certes pas été simple. Pointer du doigt les responsables américains non plus, et « aller regarder de plus près l’argent des contribuables américains », insiste Stuart Bowen. Son rapport n’en reste pas moins édifiant.
Intitulé Les plus grandes leçons de l’Irak, il énumère, sur plus de 500 pages, tous les points défaillants de la gestion des milliards de dollars. Washington a ainsi dépensé plus de 15 milliards de dollars pour rétablir l’électricité et l’eau, reconstruire les écoles, réparer les infrastructures ; puis 9 milliards pour la santé, pour la sécurité et l’assistance humanitaire ; 20 milliards dans la formation des forces de sécurité irakiennes et leurs équipements ; 8 milliards pour renforcer l’État de droit et la lutte contre le narcotrafic ; et enfin 5 milliards pour relancer l’économie.
À chaque fois, la mécanique est la même : des sociétés américaines prennent tel ou tel contrat de reconstruction et détournent une bonne partie de la somme sans mener à bien leur mission. Personne ne contrôle. Ce que le rapport note de plus évident est le manque de traçabilité et les surfacturations de sociétés comme KBR et Bechtel. Rien que le contrat militaire passé entre le Pentagone et l’Irak a généré plus de 553 millions de dollars de facturation douteuse et 32 renvois pour fraude. Et cela n’est que la partie visible de l’iceberg. Des dizaines de milliards de dollars ont disparu et n’ont pas encore été retrouvées.
Le rapport détaille également un cas typique d’abus de pouvoir. Il implique le major de l’armée américaine Roderick Sanchez, qui a servi de 2004 à 2007 en tant que contractor pour le compte de l’armée en Afghanistan, en Irak et au Koweït.
Sanchez a utilisé son autorité pour solliciter des paiements en espèces, des montres Rolex et d’autres cadeaux coûteux en échange de la direction de contrats du Pentagone avec des entreprises étrangères, récoltant des avantages d’une valeur de plus de 200 000 dollars. De retour aux États-Unis, à la suite de l’enquête de Stuart Bowen, il a été condamné à cinq ans de prison et à une amende de 15 000 dollars. Ce qui n’a certainement pas plu aux acteurs de la reconstruction de l’Irak, à commencer par Paul Bremer.
Sous la pression de ce dernier et de nombreux responsables américains, le bureau de l’inspecteur, devenu trop gênant, sera finalement fermé en 2007. Durant les années du Far West irakien, entre 2003 et 2008, il y a eu au moins 35 condamnations aux États-Unis et plus de 17 millions de dollars d’amendes, de confiscations et de restitutions effectuées dans des affaires de fraude en rapport avec la reconstruction américaine de l’Irak.
Ces affaires ne représentent qu’une partie infime des milliards de dollars qui ont disparu. Les petites mains de la corruption sont condamnées. Les plus grands voleurs, eux, courent toujours. Des dizaines de milliards de dollars sont déplacés hors du pays, placés dans l’immobilier à Londres ou encore dans des paradis fiscaux, parfois cachés dans des pays voisins en attendant d’être blanchis ailleurs dans le monde. Comme au Liban, où les connexions entre courants politiques et religieux sont flagrantes.
Juste avant de quitter son poste, en 2012, l’un des assistants de Bowen reçoit une information sérieuse sur l’existence d’un bunker dans une région rurale du Liban. À l’intérieur, 1,6 milliard de dollars en provenance d’Irak et l’équivalent de 400 000 dollars en lingots d’or. Stuart Bowen se déplace en personne et retrouve la trace de cet argent. Il nomme cette opération « Brick Tracker » (« Traqueur de briques »). Mais cet argent n’est pas américain. Il appartient au gouvernement irakien. Il ne peut rien faire hormis alerter les autorités irakiennes. De retour à Bagdad, Stuart Bowen sollicite un rendez-vous avec le premier ministre de l’époque, Nouri al-Maliki.
Plusieurs sources nous confirment que cette entrevue entre Stuart Bowen et Nouri al-Maliki a bien eu lieu au début de l’année 2013. Après avoir exposé sa découverte au premier ministre irakien, Stuart Bowen est rentré aux États-Unis avec l’assurance que Maliki irait réclamer cet argent. Mais le premier ministre n’a rien fait.
Coïncidence ? Un an plus tard, en décembre 2014, un homme est arrêté à Beyrouth avec un milliard et demi de dollars, soit environ la même somme décrite par Stuart Bowen dans le bunker libanais. Cet homme s’appelle Ahmed al-Maliki. Il n’est autre que le fils du premier ministre irakien…Interrègne américain
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[…] [7] https://alter.quebec/lirak-post-saddam-hussein-une-enorme-machine-a-cash/ […]