Eric Toussaint, porte-parole international du Comité pour l’Abolition des dettes illégitimes (CADTM)
Il existe un moyen simple de libérer des ressources financières : il consiste à suspendre immédiatement le remboursement de la dette publique. Les sommes libérées pourront alors être canalisées directement vers les besoins prioritaires en matière de santé.
Les États peuvent décréter de manière unilatérale la suspension du remboursement de la dette en s’appuyant sur le droit international et notamment sur les arguments suivants : l’état de nécessité, le changement fondamental de circonstances et la force majeure.
Les souffrances et le nombre de décès sont très clairement aggravés par le sous-financement de la santé publique tant dans les États du Sud que dans les États du Nord. Les États, à quelques très rares exceptions près, ont systématiquement, sous prétexte de rembourser la dette et d’atteindre une réduction du déficit budgétaire, imposé des restrictions de dépenses dans le domaine de la santé publique. Si, au contraire, ils avaient renforcé les instruments essentiels d’une bonne politique de santé publique aux niveaux du personnel employé, des infrastructures, des stocks de médicaments, des équipements, de la recherche, de la production de médicaments et de traitements, de la couverture de santé dont bénéficie la population, la crise du coronavirus n’aurait pas atteint les proportions actuelles et ne serait pas en train de se développer aussi dramatiquement.
Sous-investissements
Les gouvernements et les grandes institutions multilatérales comme la Banque mondiale, le FMI ont instrumentalisé le remboursement de la dette publique pour généraliser des politiques qui ont détérioré les systèmes de santé publique : suppression de postes de travail dans le secteur de la santé, suppression de lits d’hôpitaux, fermeture de postes de santé de proximité, sous-investissements dans les infrastructures et les équipements, privatisation de différents secteurs de la santé, sous-investissement public dans la recherche et le développement de traitements au profit des intérêts de grands groupes privés pharmaceutiques…
Avant l’éclatement de l’épidémie COVID-19, ces politiques avaient entraîné des protestations aux quatre coins de la planète.
La demande de suspension du paiement de la dette ou de son annulation est revenue sur le devant de la scène à l’occasion de la crise sanitaire mondiale. Le 23 mars, l’Assemblée nationale de l’Équateur a demandé la réalisation d’une union des gouvernements d’Amérique latine pour suspendre le paiement de la dette. Fin mars, les représentants de la Cemac (communauté économique et monétaire des États d’Afrique Centrale qui regroupe 6 pays) ont demandé l’annulation de la dette extérieure de leurs pays. Le 4 avril, le président sénégalais Macky Sall a demandé l’annulation de la dette publique de l’Afrique.
La Conférence des Nations unies pour le commerce et le développement (CNUCED) soutient que les pays endettés doivent pouvoir de manière unilatérale geler temporairement le remboursement de leur dette (1).
C’est une position qui est avancée depuis longtemps par le CADTM dans des termes sans ambiguïté.
Les arguments juridiques
1. L’état de nécessité. Un État peut renoncer à poursuivre le remboursement de la dette parce que la situation objective (dont il n’est pas responsable) menace gravement la population et que la poursuite du paiement de la dette l’empêche de répondre aux besoins les plus urgents de la population. C’est exactement le cas de figure auxquels un grand nombre d’États de la planète sont confrontés maintenant : la vie des habitants de leur pays est directement menacée s’ils n’arrivent pas à financer toute une série de dépenses urgentes pour sauver un maximum de vies humaines.
L’« état de nécessité » est une notion de droit utilisée par les tribunaux internationaux et définie à l’article 25 du projet d’articles sur la responsabilité de l’État de la Commission du Droit International (CDI) de l’ONU. L’« état de nécessité » est utilisé dans les cas exceptionnels où le seul moyen pour un État de sauvegarder un intérêt essentiel menacé par un péril grave et imminent est, momentanément, l’inexécution d’une obligation internationale dont le poids ou l’urgence est moindre.
2. Le changement fondamental de circonstances. L’exécution d’un contrat (ou d’un traité international) de dette peut être suspendue si les circonstances changent fondamentalement indépendamment de la volonté du débiteur. La jurisprudence en matière d’application des traités et des contrats internationaux reconnaît qu’un changement fondamental de circonstances peut empêcher l’exécution d’un contrat. Dans le cas de la crise actuelle, au cours des deux derniers mois, les circonstances ont fondamentalement changé :
– une épidémie très grave est en pleine expansion ;
– les prix des matières s’effondrent (le prix du pétrole a baissé de moitié en un mois) et toute une série d’Etats débiteurs dépendent des revenus qu’ils tirent de l’exportation des matières premières pour trouver les dollars ou les euros nécessaires au remboursement de leurs dettes externes ;
– l’activité économique baisse brutalement et de manière très forte ;
– les pays du Sud sont victimes de la décision des grandes entreprises et des fonds d’investissement du Nord de retirer leurs capitaux du pays pour les rapatrier vers leur maison mère et les insérer dans un schéma d’optimisation fiscale.
3. La force majeure. Les circonstances présentées plus haut sont des exemples de cas de force majeure. Un État peut invoquer ces cas qui l’empêchent d’exécuter un contrat.
Quand un État invoque l’état de nécessité, le changement fondamental de circonstance ou la force majeure pour suspendre le paiement de la dette, le caractère légitime ou non de cette dette n’a aucune importance. Quand bien même la dette réclamée au pays serait légitime, cela n’empêche en rien ce pays d’en suspendre le paiement. Ce qui est alors fondamental, c’est que la population s’assure que l’argent effectivement libéré par le non-paiement de la dette soit utilisé au profit de la lutte contre le coronavirus et contre la crise économique. Cela implique que la population exerce un contrôle strict sur l’action du gouvernement, qu’elle se mobilise et qu’elle soit prête à exprimer fortement son mécontentement si le gouvernement n’agit pas au mieux de ses intérêts, quitte à le renverser si besoin.
Par ailleurs, il est fondamental que soit organisé un audit avec participation citoyenne active de la dette afin d’identifier les parties illégitimes, odieuses et illégales qui doivent être définitivement annulées.
Priorité à la santé publique
Réorienter les dépenses destinées au paiement de la dette et d’autres dépenses (dépenses militaires, dépenses somptuaires) en donnant une priorité à la santé publique peut conduire à un début de changement fondamental et salutaire.
En effet, une augmentation radicale des dépenses de santé publique aura également des effets bénéfiques très importants pour combattre d’autres maladies qui accablent surtout les pays du Sud global.
228 millions de cas de paludisme ont été détectés en 2018 et on estime à 405.000 le nombre de décès dus à cette maladie. La tuberculose est l’une des 10 premières causes de mortalité dans le monde. En 2018, 1,5 million en sont mortes. Ces maladies pourraient être combattues avec succès si les gouvernements y consacraient des ressources suffisantes.
Environ 2,5 millions d’enfants meurent chaque année, dans le monde, de sous-alimentation, directement ou de maladies liées à leur faible immunité due à la sous-alimentation.
Les décès dus aux maladies diarrhéiques s’élèvent à plus de 430.000 par an.
Comme élément de comparaison, à la date du 7 avril 2020, on comptabilise au niveau mondial 75.000 décès causés par le Covid-19 depuis le début de l’épidémie.
Il est largement temps d’agir en utilisant en priorité le levier si puissant de la suspension du paiement ou de l’annulation de la dette.