Sion Assidon, ACTA, 9 février 2021
Co-fondateur et activiste de BDS Maroc, défenseur des droits humains centré sur la cause de la Palestine, Sion Assidon nous a accordé un entretien à propos de la normalisation entre le Maroc et l’entité sioniste. Tout en rappelant l’ancienneté de leur coopération, notamment en ce qui concerne le domaine sécuritaire et commercial, ou encore la planification de l’immigration juive marocaine en Palestine, Sion Assidon n’en pense pas moins que la normalisation représente un cap franchi dans la collaboration entre les deux États. D’autant que celle-ci s’inscrit selon lui dans un processus plus large qui concerne l’actualité de la présence américaine au Maroc et en Afrique face à la Chine et la Russie, et la constitution d’un axe anti-iranien entre l’entité sioniste, les pays du Golfe et les USA.
À l’heure où la criminalisation du combat pro-palestinien atteint des sommets, nous affirmons plus que jamais la centralité de la cause palestinienne et la nécessité de se mobiliser le plus largement possible contre les manoeuvres du colonialisme sioniste, de l’impérialisme US et des pays du Golfe.
ACTA : Quelles étaient les relations entre Israël et le pouvoir marocain avant cette officialisation ? On se souvient de la contribution de Hassan II à la préparation de la signature des accords de Camp David entre l’Égypte et Israël.
Sion Assidon : Le jour de l’annonce (10/12/2020) par les pouvoirs marocains de leur décision de renforcer leurs relations avec l’État d’occupation de la Palestine, le New York Times publiait un article du journaliste sioniste Ronen Bergman – ex publiciste du Yedioth Aharonoth, le quotidien de Tel Aviv ayant le plus fort tirage – et que je vous invite à consulter, sous le titre suivant : Israel-Morocco Deal Follows History of Cooperation on Arms and Spying (« L’accord Israël/Maroc est la suite d’une histoire de coopération en matière d’armes et d’espionnage »), et ainsi sous-titré : For almost 60 years, the two countries, which agreed to normalize ties, have worked together closely but secretly on military and intelligence matters, assassinations, and migration of Jews to Israel (« Pendant presque 60 ans, les deux pays, qui se sont mis d’accord pour normaliser leurs liens, ont travaillé ensemble, étroitement mais secrètement, en matière militaire et de renseignement, de meurtres, et de migration des Juifs vers Israël »).
D’ailleurs l’article est agrémenté d’une photo montrant des migrants Marocains juifs en transit vers la Palestine sur une plage de Gibraltar en 1961.
Il s’agit effectivement de l’acte inaugural de cette coopération : le double crime, contre le peuple marocain qui a été amputé d’une partie de sa population, vendue en dollars (à 50$ / tête), et contre le peuple palestinien, qui voit arriver pour occuper sa terre et porter les armes contre lui une population arabo-amazighe de confession juive….
(NB : il est intéressant de souligner que dans le discours officiel de justification de la normalisation, un argument majeur est largement utilisé : l’existence d’une importante « communauté marocaine » en Palestine. Double tour de passe-passe, qui innocente ces colons – « nos frères marocains » – de leur contribution à la commission des crimes de guerre et de crimes contre l’humanité contre le peuple palestinien, et qui vise en même temps à blanchir le régime marocain du double crime originel de leur transformation de citoyens marocains en mercenaires coloniaux.)
L’article du New York Times apporte une série d’illustrations à son sous-titre : entre autres l’assassinat à Paris en octobre 1965 du leader national Mehdi Ben Barka, et la permission, donnée en juillet de la même année au Mossad, de placer ses écoutes dans les salles de conférences du sommet de la Ligue Arabe et dans les chambres des participants. À noter que la moisson des informations faite en 1965 par le Mossad a permis de connaitre non seulement l’état d’esprit des dirigeants des pays de la ligne de front, mais les détails des situations militaires respectives dans ces pays – ce qui semble avoir largement contribué au succès de l’agression de juin 1967.
Depuis, les relations entre les deux complices se sont approfondies, et la normalisation militaire et du renseignement s’est étoffée de divers normalisations : commerciale – produits alimentaires dans un sens (mais maintenant véhicules automobiles aussi), et biens de production agricole dans l’autre, maritime (lignes régulières Haïfa-Tanger et Casablanca), culturelle, touristique…
Une réponse (erronée) à la question « qu’est-ce que la signature d’un tel accord (et des accords annexes) change dans les relations entre les deux pays » a été donnée par le Ministre des Affaires Étrangères Bourita – réponse qui dit en substance : « business as usual » – et vise à masquer plusieurs choses : il y a bien d’abord un saut politique dans le geste symbolique de l’ouverture d’un canal diplomatique officiel. Déjà en soi, c’est un tabou qu’on essaie de briser. Ne serait-ce que le fait que ce qui était relativement confidentiel jusque-là sorte du cercle de ce qui est « honteux » pour devenir le nec plus ultra de la « tolérance », bref de ce qui est in…
Ajoutez à cela l’aspect quantitatif. Par exemple le projet de 200 000 touristes au lieu de 50 000. Il faut s’attendre à ce que le niveau courant des échanges (quelques dizaines de millions de dollars) soit multiplié de manière substantielle. En fait, les propos de Bourita sont faux comme le seraient ceux de n’importe quel courtisan qui aurait dit au début du siècle dernier : « on a toujours eu des relations avec la France et depuis bien longtemps avant 19121. Alors qu’est-ce que cela change ? »…
Qu’est-ce que la signature de cet accord change dans les relations entre le Maroc et les États-Unis ?
Peut-être faudrait-il inverser les séquences entre « signature de cet accord », et changement dans les relations Maroc-USA, ne serait-ce qu’en rappelant qu’un accord de collaboration militaire entre les deux pays pour 10 ans (jusqu’à 2030 !) a été signé le 2 octobre, donc avant l’annonce du 10 décembre du rétablissement d’un canal diplomatique entre le régime marocain et l’État d’occupation.
En réalité, les choses vont de front. Dans la mise en place de l’accord de normalisation, on sait le rôle des États Unis, et de Trump en particulier (n’oublions pas ses liens étroits avec les évangélistes, chrétiens sionistes s’il en est), avec Kushner à la manœuvre (lui c’est plutôt du côté de son maître à penser le Rabbin « faiseur de miracles » Pinto qu’il trouve son inspiration…).
En replaçant ces évènements dans un cadre global, c’est à un vrai changement géostratégique auquel on est en train d’assister. D’un côté, la coopération militaire maroco-américaine prend de l’ampleur. Au-delà de la facilitation des achats d’armements – y compris des équipements sophistiqués – c’est carrément de promotion d’une industrie locale d’armements dont l’accord parle. De plus – mais l’information reste pour le moment au conditionnel – il est question du transfert d’une base militaire américaine (de Rota en Espagne ? ou d’Allemagne ?) vers le Maroc. Le redéploiement des efforts militaires américains autour de l’échiquier africain est partie intégrante des manœuvres résultant des rivalités qui les opposent à la Chine et à la Russie. Enjeu : l’Afrique, source de matières premières et marché potentiel. Qui dit que l’impérialisme est de la vieille histoire ?
Et évidemment cela colore d’une lumière ambiante particulière – plus martiale – les accords qui viennent d’être signés entre le Maroc et l’État d’occupation de la Palestine.
En mettant bout à bout les relations militaires anciennes du Maroc et des USA, la traditionnelle collaboration militaire (et sécuritaire) du Maroc avec l’État d’occupation, et la coopération militaire plus récente (limitée ?) du Maroc avec les monarchies pétrolières du Golfe (au Yémen), on change de dimension.
C’est bien un axe militaire contre l’Iran que les occupants sionistes de la Palestine mettent en place en normalisant avec les EAU, Bahrein, et avec ceux qui vont suivre. Et voilà le Maroc embarqué dans la même galère. Et le parapluie américain est assuré, là-bas et ici.
Peut-être que la fonction lénifiante des propos du MAE Bourita serait à analyser dans ce contexte…
Comment se porte la mobilisation pro-palestinienne au Maroc ? Craignez-vous que cet accord fasse reculer les luttes antisionistes au Maroc ?
La mobilisation pour la Palestine est multi-séculaire au Maroc, chaque époque avec ses caractéristiques. La réponse au XIIème siècle des combattants marocains à l’appel de Salaheddine El Ayoubi pour délivrer Jérusalem Al-Qods avait clairement des motivations religieuses. Cela a laissé des traces : Bab el Maghariba (la Porte des Marocains) est une des portes traditionnelles de la ville… La participation à la Résistance anticoloniale de jeunes marocains (dont certains sont tombés au champ d’honneur) dans les années 70 et jusqu’aux batailles autour du siège de Beyrouth…
Durant les dernières décennies les manifestations de masse contre le colonialisme sioniste, déclenchées le plus souvent par des crimes particulièrement atroces de l’occupant (Gaza à de nombreuses reprises et l’invasion du Liban de juillet 2006), révèlent la solidarité indéfectible résultant du sentiment de l’unité de destin des peuples de la région maghrébine et arabe avec le sort de la Palestine. Dire que « la Palestine est une cause nationale marocaine » n’est pas un vain mot. Il suffit d’écouter ce qui se chante dans les stades pour comprendre la constance de ce sentiment, au-delà des évènements sanglants qui jalonnent l’actualité de la région.
Certes la manœuvre qui a consisté à présenter l’ignominie de la normalisation comme un deal dont le Maroc tirerait profit peut troubler les consciences pendant un certain temps. Les flonflons véhiculés non seulement par les médias officiels mais par les partis traditionnels, en plus des associations aux ordres, y contribuent. Un avant-goût de l’odeur de poudre pourrait faire oublier momentanément la profonde détresse actuelle de l’immense majorité – les classes pauvres – touchée de plein fouet par les conséquences de la pandémie. Tout le discours sur « nos frères marocains » (qui occupent la Palestine !) ajouterait une tonalité de soi-disant « tolérance » (à la pratique des crimes de guerre contre les civils palestiniens ?).
En plus de cela, il faut noter la corruption de certaines associations, mais aussi d’artistes et d’intellectuels, voire de journalistes, invités à venir visiter les beaux jardins de l’occupation (pas Gaza à quelques kilomètres de là, bien sûr…). Tout cela pèse. Mais la mobilisation des associations de droits humains et des activistes de la cause palestinienne, les prises de position publiques d’intellectuels et d’artistes, l’agitation dans la grande fourmilière des réseaux sociaux, devenus un terrain d’affrontement… tout cela pèse à l’inverse. Ce sera peut-être, encore une fois malheureusement, les atrocités commises par l’occupant sur le terrain qui décilleront les yeux de ceux qui sont tombés dans les différents pièges.
Le stade actuel de la « normalisation » entre les vieux complices de longue date – le Makhzen et l’État d’occupation de la Palestine – est la tentative forcenée de normalisation des cerveaux (par le matraquage médiatique), stade suprême qui, fort heureusement, ne sera pas atteint. Car les masses marocaines ont la Palestine chevillée au coeur.