Les services de renseignement marocains continuent au grand jour de bafouer les libertés individuelles. Les opposants tenaces sont englués dans des scandales sexuels fabriqués de toutes pièces. Voilà de retour l’« État policier », ranimé par l’état d’urgence sanitaire
Tout récemment, les réseaux sociaux se sont enflammés après la diffusion, par un média marocain proche du pouvoir, d’extraits vidéo où l’on voit dans une chambre une personne nue, ressemblant à maître Mohammed Ziane, avocat et chef du Parti marocain libéral (PML), en compagnie d’une femme qui serait sa cliente, Wahiba Kharchich, une ex-officier de police, réfugiée actuellement aux États-Unis.
Alors que l’avocat a ouvertement accusé la Direction générale de la surveillance du territoire (DGST) d’être derrière cette vidéo, sa cliente n’a pas hésité un instant, preuves à l’appui, à qualifier de « règlement de comptes » l’opération fomentée à son encontre par les services de renseignement.
Et pour cause : en 2016, l’ancienne officier de police a porté plainte pour harcèlement sexuel contre son supérieur hiérarchique – des faits qui remonteraient à 2014 –, le chef de la police d’El Jadida, Aziz Boumehdi, un proche d’Abdellatif Hammouchi, patron de la Direction générale de la sûreté nationale (DGSN) et de la DGST.
La plaignante était à l’époque responsable de la cellule de police chargée de la lutte contre les violences faites aux femmes. En dépit de son statut particulier, sa plainte a été classée sans suite par le parquet, alors que, sans surprise, le juge d’instruction a décidé de ne pas poursuivre le chef de la police d’El Jadida.
Dans ce genre de scandales liés à des affaires de mœurs, le département de la Justice fait souvent corps avec le ministère de l’Intérieur.
Dans ce cas de figure, la partie plaignante s’expose à des pressions, voire des représailles de la part de l’administration, surtout lorsque des sécuritaires ou des hommes du sérail sont impliqués.
Le régime du roi Mohammed VI, qui se prétend libéral en matière de mœurs, l’utilise pour déstabiliser ses opposants et jeter sur eux le discrédit moral. On ne compte plus le nombre d’affaires dans lesquelles le régime accuse les dissidents d’adultère, de harcèlement ou de viol, qui se transforment rapidement en scandales sexuels grâce aux relais offerts par une presse de caniveau.
Bouachrine et Raissouni
En 2011, par exemple, les services de renseignement ont divulgué des photos de Nadia Yacine, fille du leader d’Al Adl Wal Ihsane (mouvement islamiste), l’accusant de trahison conjugale en Grèce.
En 2016, les autorités ont arrêté deux responsables du Mouvement unicité et réforme (MUR) également pour adultère.
Ces deux dernières années, trois journalistes du quotidien arabophone Akhbar Al-Yaoum, qui dénonce régulièrement les abus du pouvoir, ont été arrêtés pour des affaires dites de « mœurs » : le directeur du journal, Taoufik Bouachrine, a été condamné à quinze ans de prison ; Hajar Raissouni, la nièce de deux intellectuels hostiles au pouvoir, accusée d’avortement illégal et finalement graciée ; et Soulaiman Raissouni, accusé d’avoir tenté de violer un homosexuel en 2018 via un post diffusé par un faux profil Facebook !
En 2019, ce fut le tour d’Omar Radi, journaliste et militant des droits humains, d’être mis en détention pour des accusations ayant une relation avec les « mœurs ».
L’affaire de l’ex-officier de police et de son avocat et chef du PML, Mohammed Ziane, vient nous démontrer, une fois de plus, l’incapacité du roi Mohammed VI à composer démocratiquement avec les voix de l’opposition qui dénoncent l’autoritarisme et aspirent à l’État de droit et des libertés.
Et ce n’est certainement pas avec des traquenards et des campagnes de calomnie fomentées par les renseignements que le pouvoir pourra garantir sa pérennité.
Avec une police apparemment au-dessus de la loi, dirigée d’une main de fer par Abdellatif Hammouchi, Mohammed VI se trouve ainsi pris en otage par les sécuritaires. Son régime a ainsi régénéré le modèle d’un « État policier » que son père confectionna durant une dictature marquée par les « années de plomb ».
Sinon, comment expliquer le silence assourdissant du ministère public, lequel n’a pas jugé utile d’ouvrir une enquête sur-le-champ, une procédure d’usage à prendre après la diffusion suspecte d’extraits vidéo qui portent gravement atteinte aux droits et aux libertés individuelles des citoyens ?
Des sécurocrates au pouvoir
Piqués au vif, les sécuritaires ont décidé de monter au créneau pour désamorcer une affaire qui semble avoir échappé à tout contrôle.
Première erreur dans l’affaire Mohammed Ziane : Abdellatif Hammouchi a commencé à faire le ménage autour de lui, espérant étouffer une affaire qui pourrait prendre des proportions démesurées.
Celui qui aime qu’on le présente comme le « superflic du royaume » a, pour rappel, été accusé d’être impliqué dans la torture de l’ex-champion du monde de boxe Zakaria Moumni, dans le centre de détention secret de Témara. La plainte déposée par le boxeur a été classée sans suite.
Il n’a pas hésité à démettre Abdelhak Al Khayam de son poste à la tête du Bureau central des investigations judiciaires (BCIJ), bras armé de la DGST, à quelques semaines du départ de ce dernier à la retraite.
Redoutant, fort probablement, qu’il fasse l’objet d’une enquête judiciaire préjudiciable, Abdellatif Hammouchi a préféré nommer Al Khayam comme chargé de mission auprès de lui au sein de la DGST.
Deuxième erreur : la sortie hasardeuse du ministère de l’Intérieur qui vient se substituer au ministère public, alors que c’est au parquet de commenter la diffusion de la vidéo compromettante.
Sans citer Mohammed Ziane, ni Wahiba Kharchich, ni leurs relais sur les réseaux sociaux, un communiqué du ministère de l’Intérieur, publié le 4 décembre par l’agence officielle MAP, fustige les sorties sur les réseaux sociaux et plusieurs sites de « certaines personnes » qui attaquent l’institution de la police.
Le ministère condamne ainsi « les allégations malveillantes et les déclarations irresponsables » émises contre des institutions sécuritaires nationales et déclare se réserver le droit de recourir à la justice.
Sans daigner se concerter réellement avec le chef du gouvernement – comme lorsqu’il proposait vigoureusement la prorogation de l’état d’urgence sanitaire –, le ministre de l’Intérieur Abdelouahad Laftit a préféré soutenir Hammouchi en prenant la défense de la police avant même qu’une enquête judiciaire du parquet soit ouverte sur la diffusion suspecte de la vidéo en question.
Troisième erreur : deux jours après ce communiqué hasardeux, le 6 décembre, c’est le directeur central de la police judiciaire en personne, Mohamed Dkhissi, qui a été invité par la M24, la chaîne officielle de la MAP, à donner une interview dans laquelle il a tenté en vain de soigner l’image écornée de la police et du renseignement au Maroc.
De nombreuses contre-vérités ont émaillé l’intervention, savamment orchestrée, du patron d’Interpol au Maroc. Il a notamment essayé de discréditer Wahiba Kharchich alors que les rapports sur ses aptitudes professionnelles attestent de son parcours exemplaire depuis qu’elle a rejoint l’institution policière en 2003.
Espérant blanchir le responsable de la police d’El Jadida des accusations de harcèlement sexuel à l’encontre de l’officier de police, Mohamed Dkhissi a aussi essayé de jeter le soupçon sur l’intégrité des témoins alors qu’un document signé et légalisé par un témoin dans cette affaire, consulté par Middle East Eye, atteste que des responsables sécuritaires lui auraient proposé des pots-de-vin pour ne pas témoigner en faveur de la plaignante.
Comble de ce fiasco, le directeur général de la police judiciaire va même jusqu’à calomnier Wahiba Kharchich en évoquant, sans scrupule et sans aucune obligation de réserve, l’implication de son frère dans une histoire d’avortement illégal !
Des médias aux ordres
Quatrième erreur : les sécuritaires cherchent à étouffer l’affaire « Wahiba-Ziane » en œuvrant laborieusement à dédouaner Abdellatif Hammouchi de toute responsabilité dans des actes d’espionnage, d’intimidation ou de violence.
Dans une interview accordée à un influenceur marocain le 5 décembre, depuis sa résidence aux États-Unis, Wahiba Kharchich affirme avoir été filmée par les services de renseignement d’Hammouchi, pendant qu’elle prenait sa douche avec sa petite fille de 7 ans dans une chambre d’hôtel au Maroc.
Si jamais cela venait à être confirmé, cela constituerait une atteinte grave aux libertés des individus dans un pays où l’impunité des responsables de l’État est devenue monnaie courante.
Cinquième et dernière erreur : afin d’entériner les thèses volatiles du régime, les services de renseignement continuent bassement à faire appel à une presse de caniveau et à des médias aux ordres.
Ainsi, ces médiateurs du Makhzen (Palais royal) bénéficient de subventions publiques pour s’adonner à des pratiques de lynchage des opposants, souvent avant même que ces derniers ne soient jugés de leurs délits et crimes présumés.
Les partisans de cette presse de service sont organisés et même soutenus par des « professionnels » de la presse, à l’instar de Younes Moujahid, secrétaire général du Syndicat national de la presse marocaine (SNPM) et membre du bureau politique de l’Union socialiste des forces populaires (USFP).
Dans un communiqué, publié le 4 décembre, la SNPM a pris le parti des sécuritaires en protestant vigoureusement contre « les insultes dégradantes proférées par Mohammed Ziane contre les médias et les journalistes ».
Un « État policier » en marche
À y voir de plus près, il n’est pas exagéré d’affirmer que le régime de Mohammed VI est en train de basculer entre les mains des sécuritaires.
Les coudées franches, Abdellatif Hammouchi et ses sbires se permettent ainsi d’outrepasser leurs prérogatives sous prétexte de préserver la stabilité et la pérennité du régime.
Dans leur entreprise sordide, les « flics de Sa Majesté » n’hésitent pas à mettre à genou le département de la Justice. Dans les faits, celui-ci finit la plupart du temps par adopter le parti pris de l’administration ou de ses représentants, au détriment des citoyens, surtout parmi les opposants.
Et si on ajoute à cela la compromission de journalistes indignes, on pourrait avancer, sans grand risque de se tromper, que le régime de Mohammed VI vient de confirmer, une fois pour toutes, son penchant pour le « tout sécuritaire », où le droit est phagocyté par les rapports sordides du renseignement, les accusations calomnieuses, l’intimidation et la violence contre les opposants, aussi bien au Maroc qu’à l’étranger.
Les ingrédients, somme toute, d’un « État policier » avec lequel Mohammed VI semble renouer après un peu plus de deux décennies de règne marquées par une oppression remarquable des libertés et une aggravation de la crise socioéconomique.
Renforcés par les mesures exceptionnelles liées à l’état d’urgence sanitaire inhérent au COVID-19, les sécuritaires du service jouent aux apprentis sorciers en piétinant impunément les droits et les libertés individuelles.
Alors que se resserre l’étau sur les opposants à l’intérieur, nombreux tentent l’expérience de l’exil afin de pouvoir dénoncer librement l’autoritarisme du régime. Sous prétexte de combattre le terrorisme, lequel est nourri par la précarité et l’endoctrinement religieux qui sévissent dans le royaume, Abdellatif Hammouchi est en train d’exposer le régime de Mohammed VI à un danger imminent : la décrédibilisation de la police.
Avec l’« affaire Wahiba-Ziane » et la fragilité déconcertante de la thèse des sécuritaires, les rangs de l’opposition pourraient ainsi se renforcer à l’étranger, notamment aux États-Unis.
Après l’ex-officier marocain des Forces armées royales (FAR) Mustapha Adib, fervent opposant du régime de Mohammed VI, qui vit lui aussi en Amérique, c’est maintenant au tour d’une ancienne officier de police d’y trouver refuge pour défendre librement sa cause après avoir sollicité l’intervention du roi.
Installés aux États-Unis, les opposants marocains auront probablement plus de chance de faire entendre leur voix, surtout avec l’arrivée du président Joe Biden à la Maison-Blanche.
Un affront politique pour Mohammed VI, qui aura probablement davantage de difficultés à convaincre l’administration Biden, contrairement à celle de son prédécesseur, de continuer à fermer les yeux sur les dérapages des sécurocrates marocains, dont certains sont proches des services secrets américains, à commencer par Abdellatif Hammouchi.
Il est vrai que ce n’est pas une mince affaire au regard de l’ancrage de la monarchie dans les milieux politiques américains. La majorité des politiciens n’accordent pas un intérêt particulier à la situation dans la région. Mais un jour, ils se rendront compte que l’une des raisons de la montée de l’extrémisme violent au Maroc, qui menace le monde occidental et l’Europe en premier, est justement la répression des libertés individuelles par des régimes autocratiques.
Tout compte fait, on pourrait, malgré tout, espérer que les « apprentis espions de Sa Majesté », eux qui ont pris tant l’habitude d’opérer dans l’ombre du prince, se retrouvent davantage sous les feux des projecteurs de l’oncle Sam et des pays démocratiques d’Occident. Or, malheureusement, la réalité semble attester du contraire.
Le mardi 29 décembre 2020, une source à la DGSN a fait état de l’interpellation de l’historien et défenseur des droits humains Maâti Monjib. Après des années de persécution et un lynchage médiatique affligeant, ce dernier a été directement présenté au parquet des crimes financiers à Rabat pour un présumé blanchiment d’argent.
Abstraction faite de la véracité ou non de cette accusation, qualifiée d’ailleurs d’« obscène et mensongère » par Monjib, on aurait bien souhaité que l’État fasse preuve de pareille « célérité » à vouloir respecter la loi dans des affaires avérées de blanchiment d’argent, impliquant notamment l’entourage royal, selon les révélations des Panama Papers.
Bien pire, alors que des journalistes et des militants des droits de l’homme croupissent en prison, on a du mal à comprendre comment le régime continue de tolérer une justice à deux vitesses, comme dans le cas de cet ancien ministre socialiste, Khalid Alioua, poursuivi pour dilapidation de deniers publics et qui, après seulement neuf mois de détention, a bénéficié en 2013 de la liberté provisoire, afin d’assister aux funérailles de sa mère.
Alors que son procès est encore ouvert, l’homme est toujours libre dans la mesure où il n’a jamais été inquiété par l’appareil judiciaro-policier, lequel semble avoir pris le régime de Mohammed VI en otage.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.