Aziz Chahir, Middle East Eye, 31 mai 2021
Au moment où le président de la Commission spéciale sur le modèle de développement (CSMD), Chakib Benmoussa, un proche du Palais, présentait son rapport devant le roi, mardi 25 mai au palais royal de Fès, après des mois de tergiversations, les autorités étaient en train de disperser brutalement une manifestation appelant à la libération des journalistes Souleimain Raissouni et Omar Radi en grève de la faim.
Au lieu de prendre acte de la situation intenable des droits de l’homme, le patron de la CSMD prêchait un discours surréaliste mettant en avant « le rôle de la Constitution de 2011 dans la réaffirmation du rôle de l’État en matière de libertés […] fondé sur le principe de confiance dans la relation entre les pouvoirs publics et la société ».
Un jeu d’acteur qui atteste de la faillite de l’État et de la compromission des élites du pouvoir dans la justification d’une dérive autoritaire.
Abstraction faite de son contenu qui s’apparente à des expertises déjà vues – surtout le rapport du cinquantenaire (2005) tombé aux oubliettes –, le document pèche incontestablement par un parti pris prorégime.
Ce qui incite à se demander si derrière cette entreprise ne se cacherait pas une énième manœuvre du pouvoir, qui s’entête à bafouer les droits et les libertés, tout en continuant de s’accaparer les richesses du pays, à commencer par l’exploitation des ressources minières par le groupe Managem (holding royal).
Confronté à une crise socioéconomique insoutenable et à la montée des protestations, le roi Mohammed VI tente inlassablement d’apaiser les tensions, tout en veillant à préserver sa prééminence sur la sphère politique, quitte même à passer outre les institutions représentatives.
Depuis son accès au trône en 1999, le roi a eu recours à la création de commissions extragouvernementales pour trancher des questions de société. Cette fois-ci, la monarchie avait besoin d’une « alternative de développement » à même d’endiguer les risques non négligeables d’une implosion sociale.
Le roi n’est pas responsable de ses actes
Au Maroc, le roi détient pratiquement les pleins pouvoirs et, de surcroît, n’est responsable ni juridiquement ni politiquement de ses actes et de ses décisions. Il aurait donc été inimaginable que la CSMD, dont les membres sont majoritairement proches du sérail, puisse s’aventurer à penser remettre en question l’hégémonie du pouvoir monarchique.
Bien au contraire, les rédacteurs du rapport semblent avoir offert au pouvoir un précieux filet de sauvetage, surtout en pleine période de crises économique et sanitaire.
Mieux encore, les membres de la commission, dont certains se présentaient comme des « intellectuels démocrates engagés » ou bien des « hommes de science désintéressés », ne se sont pas sentis gênés un instant d’avoir encensé le souverain, dont le nom a été évoqué onze fois dans le rapport général, en référence à ses discours royaux. Le rapport n’a, par exemple, pas fait état de l’interventionnisme du ministère de l’Intérieur dans les sphères politique, économique et sociale
Dans ce qui s’apparente à un exercice éprouvé de légitimation de l’autoritarisme, la CSMD a tapé fort, à en juger par ce passage du rapport : « L’institution monarchique, emblème de continuité historique et de stabilité, est la clef de voûte de cet édifice dynamique. Elle donne à la nation la force et l’audace nécessaires à son essor. Le souverain, incarnation de cette singularité assumée, est le garant de l’équilibre entre un État fort et juste et une société forte et dynamique, il est porteur du leadership nécessaire à l’atteinte des grandes ambitions historiques, à leur suivi et à leur continuité. »
Pour tenter de sauver la face, les rédacteurs du rapport sont passés maîtres dans l’art de la confusion, en appelant à une « clarification » des relations ambiguës entre la monarchie et les autres institutions tout en affirmant que ces relations avaient été explicitement définies par la Constitution de 2011…
Et pour couronner le tout, la CSMD a évité d’invoquer les dérives autoritaires de l’appareil sécuritaire, qui réduit les espaces des libertés et plombe les relations de confiance entre gouvernants et gouvernés. Le rapport n’a, par exemple, pas fait état de l’interventionnisme du ministère de l’Intérieur dans les sphères politique, économique et sociale.
Autre contradiction : tout en relevant que les rapports entre le wali (préfet) et les élus locaux dans les régions ne sont pas clairement définis – ce qui contribue à rendre la chaîne de responsabilités complexe et illisible –, la commission a considéré que la mise en place d’une régionalisation effective passe, notamment, par une déconcentration effective diligentée par le wali.
Fixer le cap politique pour la prochaine décennie
« Les Marocaines et les Marocains s’engagent à ce que leur nation fasse perdurer son attachement à la paix et la prospérité ». Des mots qui nous rappellent étrangement l’« accord du siècle » de Trump, appelé aussi le plan « paix vers la prospérité », auquel le Maroc a adhéré avant qu’il décide de la normalisation de ses relations avec Israël.
C’est en des termes hypothétiques et terriblement irréalistes que les rédacteurs du rapport ont essayé d’avancer le « patriotisme et l’attachement des Marocains à leur pays », en feignant d’ignorer la détresse des populations, qui s’empressent de quitter le pays – encouragées subrepticement par le régime – pour regagner l’Espagne, comme en témoigne d’ailleurs, tout récemment, la vague de migration de milliers de Marocains à Ceuta.
Faisant fi de la détresse des populations qui fuient le royaume (le Maroc se classe 121e sur 189 pays en 2020, selon l’indice du développement humain du PNUD), les rédacteurs du rapport de la CSMD ont conclu que « l’autonomisation économique est la condition de l’inclusion sociale et la dignité », tout en évoquant la proposition d’une habitante de la région de Jerada d’y construire une usine de batteries à partir du plomb extrait par la société Managem dans les mines de cette région.
Les membres de la CSMD n’ont pas eu l’honnêteté intellectuelle d’invoquer l’enclavement de cette localité. En 2016, l’éclatement du « hirak de Jerada » a débouché sur une répression violente des manifestations et de lourdes peines de prison.
Dans un autre registre, les rédacteurs du rapport ont appelé, à raison d’ailleurs, à « lutter contre les collusions et les conflits d’intérêts, qui découlent de l’absence de délimitation claire entre les sphères économiques et politiques, ce qui érode la confiance dans les institutions et entre les citoyens et les acteurs politiques ».
Cependant, la CSMD n’a pas eu l’audace de recommander l’application de cette mesure pour invoquer l’hégémonie du roi et ses affidés dans le monde des affaires. Sans compter l’implication de l’entourage royal dans des affaires suspectes liées, par exemple, au scandale des « Panama Papers ».
Avec la sortie de ce rapport, la monarchie pourrait se réjouir d’avoir bénéficié d’un filet de sauvetage politique, qui pourrait provisoirement redorer le blason d’un régime autoritaire en crise, surtout après le Printemps arabe en 2011.
Dix ans après, les réformes constitutionnelles annoncées en fanfare semblent encore hors de portée. Mais le régime a décidé d’appeler à la rescousse les conseillers du prince. Les populations désœuvrées auront droit aux faux espoirs et aux promesses politiciennes d’un Maroc meilleur d’ici à 2035 !
Dans un acte de défiance à l’égard de la méthodologie démocratique, ces « légitimistes de la royauté » se sont surpassés, en proposant à la monarchie une ouverture de taille : l’adoption d’un « pacte national pour le développement qui constituerait un engagement moral et politique fort des acteurs concernés devant Sa Majesté le roi et la nation tout entière ». Une sorte de « nouvelle » allégeance avant l’heure !
Par ailleurs, la CSMD a tout prévu, y compris le mécanisme de mise en œuvre des projets placé sous l’autorité du roi.
À la veille des élections législatives de 2021, le rapport de la CSMD va assurer au roi un portage hégémonique sur les questions du développement de manière à lui permettre de fixer le cap politique au moins pour la prochaine décennie.
De leur côté, les populations désœuvrées auront droit aux faux espoirs et aux promesses politiciennes d’un Maroc meilleur d’ici à 2035 ! Et si ces laissés-pour-compte ne sont pas d’accord, alors « ils n’ont qu’à boire la mer », pour reprendre littéralement un vieil adage marocain.