Roksana Bahramitash[1]
Il y a maintenant 20 ans, après les attentats de New York et de Washington, la vie a basculé avec l’occupation de l’Afghanistan par l’armée américaine. Les politiciens néoconservateurs américains, alors sous la gouverne du duo présidentiel Bush-Cheney, ont pensé que cette catastrophe pouvait être une opportunité pour pénétrer profondément dans une région chaude à cheval entre l’Asie du Sud et le Moyen-Orient. Ils ont alors clamé qu’ils devaient envahir l’Afghanistan pour « sauver les femmes ». C’était difficile à comprendre, puisque, quelques années plus tôt, ce sont les États-Unis qui avaient armé les Talibans.
A l’époque, j’enseignais à l’Institut Simone de Beauvoir de l’Université Concordia. J’avais fui l’Iran pour échapper à la violence domestique. J’étais donc très sensible aux exactions commises contre des femmes par des mouvements comme les Talibans. Je faisais aussi partie d’un réseau d’activistes pour la paix, de défenseurs des droits des femmes, des groupes de justice sociale et le mouvement vert. Alors que l’invasion se mettait en place, nous nous sommes mobilisés pour organiser des manifestations dans les rues de Montréal et d’autres villes du Canada et des États-Unis. Le slogan de notre campagne était « Bombardez l’Afghanistan avec de la nourriture, laissez le peuple du pays prendre en main son destin ». Nous sommes descendus dans la rue pour dire que les femmes n’avaient pas besoin des Américains pour les libérer.
Quelques années plus tard en 2006, j’étais à Kaboul pour réaliser un documentaire. Je me disais que mon hostilité à l’invasion était peut-être illusoire. J’espérais que les sommes considérables d’aide fournie par les États-Unis pourraient un peu changer les choses. Mais avec mes amies de l’Afghan Women’s Network, j’ai été ramenée à la réalité. Celles-ci se disaient furieuses d’être traités par des représentant-es d’organisations américaines comme des ignorantes, qui venaient à Kaboul avec des « packages » déjà fait sur ce que les femmes devaient penser et faire, au lieu d’outiller els groupes locaux outiller qu’ils puissent faire leur propre travail d’éducation. Parmi la trentaine d’entretiens que j’ai faits, le plus choquant était avec un volontaire de 14 ans dans un centre où les enfants de femmes emprisonnées étaient pris en charge. Elle a dit qu’elle préférait les talibans. J’ai demandé pourquoi. Elle l’a expliqué très simplement : « Sous les talibans nous avions la sécurité, maintenant nous n’en avons plus. » Elle m’a parlé du nombre de femmes et d’enfants disparus. « Nous ne savons pas si nous reviendrons lorsque nous quitterons la maison le matin ». Avec l’opium et d’autres drogues, les armes à feu et l’argent américain allant dans les poches des mauvaises personnes, ces femmes s’attendaient à tout.
Un avocat afghan travaillant pour l’ONU m’a montré combien de véhicules à quatre roues motrices étaient garés dans le quartier des Nations Unies : « regarde, tu peux voir combien de voitures il y a ici, et ils veulent en acheter plus, et il y a des enfants dans les rues qui mendient de la nourriture et leur nombre augmente ».
Après cette visite, j’entendais réaliser un documentaire avec l’aide d’Alternatives, une ONG basée à Montréal. Le plan était d’écrire un projet sur l’autonomisation économique des femmes et de travailler avec une ONG locale. Nous sommes arrivés à Kaboul pour rencontre les responsables et des groupes de femmes. Au début, on a pensé que le projet était réalisable. Mais un soir, j’ai entendu deux explosions à l’heure de la prière du matin. Un attentat-suicide venait de détruire l’hôtel voisin. Mon voyage triomphal devint un cauchemar et j’ai changé mon billet pour repartir le lendemain. J’ai alors compris ce que la jeune femme voulait dire lorsqu’elle parlait de sécurité. J’ai quitté l’Afghanistan en sachant que je n’y reviendrais pas de sitôt.
Qu’est-ce qui me reste de cette expérience ? Nous aurions dû simplement écouter la voix des jeunes femmes. Il y a quelques semaines, la chute du régime soutenu par les États-Unis à Kaboul s’est produite presque sans résistance. Pourquoi ? Je ne vois pas d’autre raison que celle qui m’avait été expliquée quelques années auparavant. L’occupation, au lieu de « protéger les femmes », a créé la catastrophe qui a duré pendant 20 ans. Les Talibans ont été accueillis encore une fois comme ceux qui pouvaient mettre fin à la violence.
[1] Roksana, d’origine iranienne, est une auteur-e prolifique. Elle a oeuvré dans la recherche universitaire à l’Université Concordia. Elle a t également conseillère en développement international pour plusieurs agences de développement. Elle a été et demeure une militante pour les droits des femmes.