France : des millions de personnes dans la précarité subissent une double peine face au virus

Entretien avec Annie Thébaud-Mony, sociologue de la santé et du travail, directrice de recherche honoraire à l’Institut national de la recherche médicale et militante à la CGT [1].

 

À la lumière de votre expérience de lutte contre des maladies infectieuses, vous critiquez la gestion de la pandémie Covid-19 pratiquée dans de nombreux pays, dont la France. Pourquoi ?

Annie Thébaud-Mony – En Algérie, dans les années 1970, j’ai participé à des programmes sanitaires de lutte contre la tuberculose, une maladie infectieuse se transmettant de manière similaire au Covid-19. J’y ai appris que, pour arrêter les chaînes de contamination et organiser une prise en charge conséquente des malades, il faut des structures sanitaires au plus proche de la population – et d’abord, de la population la plus vulnérable.

Plus on développe des soins de première ligne afin de répondre aux besoins de santé de base, plus on traite tôt la maladie, moins elle prendra des formes graves. Cela permet aussi de cerner et d’isoler les clusters, ainsi que de diminuer la pression sur les hôpitaux.

Certains pays – la Nouvelle-Zélande, l’Australie, l’Islande et certains pays asiatiques – ont fait cet effort de prise en charge au plus près de la population. Ils ont eu beaucoup moins de cas graves et de morts.

En revanche, de nombreux gouvernements, notamment en Europe, ont totalement ignoré cette expérience.

En France, j’ai été estomaquée de voir que la gestion du Covid-19 ne s’appuyait pas sur les médecins généralistes et les centres de santé, qui sont pourtant un maillon central de la chaîne des soins pour les personnes en situation précaire.

Tout le monde n’est pas égal face au virus ?

Face au Covid-19 comme face à toutes les maladies infectieuses, les inégalités sont flagrantes.

En Seine-Saint-Denis, le taux de mortalité dû au Covid-19 est le plus haut de France, en particulier parmi les quartiers défavorisés. C’est lié à plusieurs facteurs : les mauvaises conditions de logement ; le fait qu’y résident de nombreux travailleurEs, souvent précaires, œuvrant dans des secteurs « essentiels » et donc fortement exposés au virus ; et les conditions de santé moins bonnes des classes défavorisées. Souvent, les personnes très exposées sont aussi celles qui résident le plus loin de lieux de soins susceptibles de les prendre en charge de manière précoce.

Ces inégalités sociales jouent aussi un rôle face à la vaccination : les personnes les plus éloignées des systèmes informatiques, sans connexion internet ou téléphone portable, peu informées, ont été le plus souvent écartées des circuits de la vaccination.

Des millions de personnes vivant dans la précarité subissent ainsi une double peine face au virus. Alors qu’elles devraient être les premières cibles de la politique sanitaire.

Vous dénoncez aussi la mise en danger de certaines catégories de travailleurEs…

Dès le début de la pandémie, nous avons subi une politique de « double standard » : pendant qu’une partie de la population était confinée au nom de la santé publique, l’autre était contrainte de se rendre au boulot dans des ­conditions ­sanitaires parfois déplorables.

En tant que simple citoyenne je pouvais me faire verbaliser si je sortais sans mon attestation. En revanche, un employeur qui ne protégeait pas ses salariéEs n’encourait aucune sanction. Des inspecteurEs du travail ont même été sanctionnés pour avoir voulu renforcer les mesures de prévention sur les lieux de travail !

Comment expliquer ce refus de prendre en compte les risques liés au travail ?

Tout travailleurE devrait avoir le droit de ne pas être mis en danger sur son lieu de travail. Or ce droit est aujourd’hui largement bafoué – pour le Covid-19, mais aussi bien au-delà.

Cette situation est le fruit des rapports de domination qui traversent notre société. En France, dès la fin des années 1970, les entreprises ont pu licencier à leur guise. Cela a entraîné une augmentation spectaculaire du chômage. Cette situation a été instrumentalisée afin d’escamoter le contenu du travail réel : les conditions de travail, les risques qu’elles peuvent représenter pour la santé des salariéEs, voire pour leur vie, tout cela a été effacé devant l’impératif de l’emploi, la peur que des places de travail soient supprimées.

Le travail vivant est ainsi devenu invisible… et les travailleurEs qui l’effectuent aussi, à commencer par les moins qualifiés – la plupart des gens ne connaissent pas, par exemple, le nom de la personne qui nettoie leur palier, leur escalier ou leur bureau !

Cette invisibilisation du travail a été intériorisée par les salariéEs eux-mêmes : dans beaucoup d’entreprises, des enquêtes révèlent un niveau d’exposition affolant à des produits toxiques. Mais si on en discute avec les salariéEs, ils répondent qu’ils doivent d’abord nourrir leur famille. Au sein des syndicats, la question de la santé au travail est aussi un parent pauvre, par peur pour « l’emploi ».

On retrouve ce biais dans le corps médical : les médecins ne s’intéressent presque jamais au travail des malades. Pour déterminer l’origine d’une maladie, ils se contentent souvent de questions sur les comportements individuels.

La santé au travail et les maladies professionnelles sont ainsi totalement invisibilisées. C’est le fruit d’une volonté politique.

Comment affronter cette réalité ?

Nous vivons une situation très dure sur le plan de la précarisation du travail et de l’emploi. Néanmoins, il est possible de faire bouger les lignes, y compris au niveau syndical, et de poser le problème de la santé avec les salariéEs eux-mêmes, à partir de situations très concrètes.

On pourrait citer de nombreux exemples. L’usine Eternit à Albi, au sud de la France, a produit des fibres d’amiante de 1973 à 1997. Confrontés à la mort de leurs collègues, atteints de cancers, les salariéEs se sont organisés et ont œuvré au sein des syndicats pour faire prendre conscience des dangers de l’amiante et formuler des revendications. Ils ont exigé, d’une part, que les cancers dus à ce matériau soient reconnus comme maladie professionnelle. De l’autre, ils ont insisté sur la nécessité d’arrêter la production d’amiante, en raison de ses dangers pour la santé. En 2005, des salariéEs et l’association des familles des victimes ont déposé ensemble une plainte pénale contre ­l’entreprise pour homicide involontaire.

En avril 2019, l’incendie de la cathédrale de Notre-Dame a causé une pollution au plomb très importante. Le gouvernement n’a pas traité ce problème sérieusement, car il voulait reconstruire au pas de charge, dans la perspective des JO de 2024. Les travailleurEs chargés de la manutention et du nettoyage du site et de ses environs n’ont pas été informés du danger, ni protégés. Face à ce scandale sanitaire, un collectif s’est constitué. Depuis deux ans, il unit des associations de défense de la santé, des syndicats d’enseignantEs, de fonctionnaires de la mairie, des transports, de la préfecture de police, ainsi que le collectif nettoyage de l’Union départementale CGT de Paris. Leur lutte a permis d’avoir accès aux informations concernant le niveau de plomb sur certains lieux de travail, d’y faire de la décontamination, etc. En juillet, l’association Henri Pézerat de défense de la santé, du travail et de l’environnement, au sein de laquelle je milite, le syndicat CGT et deux familles de riverains ont déposé une plainte pénale pour mise en danger de la vie d’autrui. Cette plainte fait le lien entre pollution professionnelle et environnementale.