Diego Calmard et Clément Detry, Médiapart, 23 novembre 2018
En décidant de l’arrêt de la construction – déjà lancée – d’un aéroport pharaonique, le président de gauche, qui doit être investi le 1 er décembre, a dynamité une longue tradition d’imposition des grands projets d’infrastructures aux populations mexicaines. Il veut aussi donner l’impression d’un autre mode de gouvernance.
Mexico (Mexique), correspondance.- Un nuage rouge s’élève au-dessus du village de San Salvador Atenco, visible depuis les collines environnantes. Il s’étend le long de la route départementale, en direction des montagnes, vers lesite des pyramides de Teotihuacán, classé au patrimoine mondial de l’Unesco. Chaque jour, les sous-traitants du projet de nouvel aéroport international extraient de ces formations géologiques des tonnes de tezontle , une roche volcanique. La population locale est éreintée. La poudre rouge entre dans leur bouche, leurs poumons. Jour après jour, le paysage se détruit.
C’est là, à Atenco, à une quinzaine de kilomètres au nord-est de la capitale, qu’aurait dû s’édifier le Nouvel aéroportinternational de Mexico (NAIM). Dans une zone marécageuse, vestige de l’ancien lac de Texcoco, s’étendant sur les municipalités de Texcoco et San Salvador Atenco. L’annulation du projet, imminente, interviendra cependant trop tard.
Des sites appartenant au complexe de Teotihuacán, dont l’essor remonte au III e siècle de notre ère, ont déjà été détruits. D’autres constructions sont également en danger, associées à des périodes remontant toutes au premier millénaire. Des dizaines d’espèces d’oiseaux, certaines endémiques, n’ont pas non plus été épargnées.
Cette décision, fruit d’un scrutin sans précédent, c’est Andrés Manuel López Obrador (AMLO), président élu du Mexique, qui l’a prise. « Je ne suis pas ici pour faire de la figuration ni pour tapisser les murs, je suis ici car un mandat m’a été accordé par le peuple mexicain. Et le peuple a voulu en finir avec la corruption et l’impunité. » Le message est clair. Et les entreprises impliquées dans la construction du Nouvel aéroport international de Mexico (NAIM) sommées de le retenir.
Un peu plus d’un million de citoyens ont voté dans l’un des 1 073 bureaux ouverts pour l’occasion, un chiffre plus que modeste dans un pays de plus de 124 millions d’habitants. Ils sont environ 70 % à voir dit « non » à l’aéroport. Malgré cette faible participation, le résultat contredit fortement les sondages circulant en amont de la consultation, qui donnaient une nette avance aux partisans de l’aéroport.
Morena, le parti-mouvement de López Obrador, a fait appel à un prestataire externe à la puissance publique, la fondation Rosenblueth, pour organiser cette consultation nationale extralégale qui s’est tenue les 26, 27 et 28 octobre derniers. Un choix a été proposé aux électeurs : le NAIM ou un projet alternatif optimisant plusieurs infrastructures aéroportuaires existantes. Et ce, alors que l’annulation du projet NAIM a fait partie des promesses du candidat présidentiel AMLO, au cours d’une campagne qui l’a porté au pouvoir avec 53 % des suffrages exprimés.
Le président récemment élu du Mexique a, de toute évidence, tenu à frapper fort pour faire passer le message de la« quatrième transformation de la vie publique » du pays, qu’il a projetée dans la continuité de l’indépendance de 1810, des réformes de Benito Juárez au XIX e siècle et de la révolution de 1910-1917. Quoi de mieux, donc, que de faire voler en éclats 132 marchés publics attribués sans appel d’offres pour une valeur totale de 7 milliards d’euros ?
Le chantier du NAIM ne se poursuivra donc pas au-delà de l’administration présidentielle sortante d’Enrique Peña Nieto (EPN). Le trafic aérien saturé de la capitale mexicaine se répartira entre l’actuel aéroport international deMexico, celui de Toluca (sous-utilisé, à l’ouest de la capitale) et une base de l’armée de l’air, Santa Lucía, au nord de la mégapole, qui accueillera deux pistes d’atterrissage civiles. « Il n’y aura plus d’intérêt personnel ou particulier, aussi puissant soit-il, qui profitera de la mansuétude des pouvoirs publics » , a déclaré le nouveau ténor de la gauche latino-américaine, dans une vidéo qu’il a fait circuler sur les réseaux sociaux (voir ci-dessous).
Des doutes subsistent, cependant, sur les véritables raisons qui ont poussé AMLO à convoquer le peuple mexicain aux urnes, moins de trois mois après les dernières élections. Dès le début de sa campagne, le candidat présidentiel avait désigné le projet comme « une construction pharaonique et non fonctionnelle » , en plus d’en critiquer le coût total : plus de 13 milliards d’euros, dont 7 milliards à la charge du contribuable. Par le biais de cette consultation, l’une des promesses phares du candidat élu est donc devenue réalité. Avant même la cérémonie d’investiture prévue le 1 er décembre prochain.
La légitimité démocratique de l’élu de gauche était sans nul doute assez forte pour que celui-ci décide seul des mesures à prendre afin de résoudre le problème de saturation de l’aéroport actuel de Mexico. En définitive, il s’est agi de marquer des points dans un rapport de force de longue haleine, à la veille d’un mandat redouté par une partie des milieux d’affaires.
AMLO prétend réaffirmer la souveraineté de l’État : « Certaines personnes n’ont peut-être pas encore compris : elles doivent être informées, elles doivent se rendre compte, maintenant, qu’il s’agit désormais d’un autre Mexique. »
Sans doute pense-t-il à la banque Citibanamex, elle-même filiale du géant financier étasunien Citigroup. La plus grande entité bancaire du pays a regretté « l’erreur d’octobre » d’AMLO, parlant d’une « crise économique imminente » , « la plus grande depuis la crise du peso mexicain de 1994 [qui a fait perdre 7 % de PIB à l’économie mexicaine en 1994-1995 – ndlr] » .
Gustavo de Hoyos, président du premier syndicat patronal du pays, Coparmex, a lui aussi fait sienne cette campagne de dramatisation du renoncement au NAIM, allant jusqu’à mettre en cause López Obrador dans son intégrité morale. Le futur mandataire, selon le porte-parole des chefs d’entreprise, a « menti, volé et trahi » la communauté d’affaires par le simple fait de revenir sur des engagements contractuels.
Après la décision, les sirènes alarmistes de ce qu’AMLO appelle le « pouvoir économique » ont pris appui sur la relative chute du peso mexicain face au dollar étasunien ainsi que sur les déboires de la Bourse mexicaine devaleurs (BMV), qui a perdu 4 % de capitalisation le lendemain du vote le 28 octobre.
La voix de Coparmex a pesé lourd dans les médias, ses entreprises membres représentant 30 % du PIB mexicain. Mais les petites et moyennes entreprises, en fin de compte, ont surtout été affectées par le recul du taux de change de la monnaie nationale, qui s’est abaissé à 21,5 pesos pour un dollar au plus fort de la « crise » . Ce dernier s’est progressivement redressé par la suite, pour se stabiliser à 20 pesos mexicains pour un dollar. La capitalisation totale de la BMV, quant à elle, s’est récupéré de 3,4 % dès le 1 er novembre.
L’aéroport allait devenir la cinquième infrastructure la plus chère au monde
« L’annulation du projet n’a pas fait paniquer « les marchés » au sens large , détaille Hernán Gómez Bruera, sociologue issu de l’université du Sussex. Ce qu’elle a suscité en réalité, c’est un cri de douleur poussé par les représentants d’une alliance de complicités historiquement perverses entre pouvoirs économique et politique. Une alliance que lepeuple mexicain a décidé d’abattre mais qui refuse de mourir » , ajoute-t-il, tout en déplorant que les contrats d’attribution directe ne soient pas examinés par la justice avant toute indemnisation de leurs bénéficiaires.
Les concessionnaires actuels du NAIM seront invités à prendre part à l’agrandissement de l’aérodrome militaire deSanta Lucía, sous réserve d’un appel d’offres. Deux d’entre eux, Carlos Slim et Carlos Hank Rhon, vont conseiller périodiquement le futur secrétaire à l’économie, Alfonso Romo, dans le cadre d’une nouvelle structure consultative prévue par le futur gouvernement.
AMLO dit avoir déjà terminé les négociations avec le secteur privé sur les compensations accompagnant la dénonciation des contrats, dont les deux tiers ont été conclus sans appel d’offres préalable avec le gouvernement d’EPN. Le futur secrétaire aux communications et aux transports, Javier Jiménez Espriú, s’est engagé à assurer leremboursement intégral du montant des contrats en cours, ainsi que des frais engagés par les entreprises. Lemontant estimé ? Entre 4 et 6 milliards d’euros. Le gouffre financier est inévitable mais, selon Espriú, « il aurait pu prendre des proportions encore plus importantes ».
Les perdants de ce scrutin se résument finalement à un club de grandes entreprises de construction, bénéficiaires de 90 % du pactole distribué par l’établissement parapublic appelée Groupe aéroportuaire de la ville de Mexico(GACM). Plus de six milliards d’euros promis à six géants nationaux de la construction – GIA+A, Prodemex, Grupo Hermes, Carso Infraestructura, la Peninsular et ICA – mais aussi deux mastodontes espagnols, Acciona Infraestructuras et FCC. Tous ont décroché des marchés publics millionnaires, voire milliardaires sous l’administration d’EPN.
Dans la plupart des cas, sans appel d’offres. C’est ce qu’a révélé une enquête du magazine d’investigation Proceso : un groupement formé par une petite dizaine d’entrepreneurs – dont les milliardaires Carlos Slim (Carso) et Carlos Hank Rhon (Grupo Hermes) – a raflé près de la moitié des marchés publics octroyés pendant les cinq premières années d’EPN, pour un montant total de 56 milliards d’euros.
Dans cette somme, le train express Mexico-Toluca, ligne assurée en partie par La Peninsular, ainsi que le chantier du train à grande vitesse Mexico-Querétaro, abandonné après la révélation par Aristegui Noticias de l’existence d’une « maison blanche » d’une valeur de huit millions d’euros offerte à l’épouse d’EPN par l’un des principaux prestataires.
Les personnes mentionnées ont également été désignées comme concessionnaires dans le cadre du NAIM. Hipólito Gerard Rivero est aussi le beau-frère de l’influent ex-président Carlos Salinas de Gortari (1988-1994), toujours considéré comme le dirigeant officieux du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI), au pouvoir dans l’administration sortante.
Selon Hernán Gómez Bruera, le NAIM représentait « un projet typique des fins de mandat, un arrangement caractéristique du capitalisme de copinage à la mexicaine, qui profite à un quintette d’entrepreneurs triés sur levolet, très habiles pour déguiser leur intérêt particulier en intérêt général » .
Le NAIM devait être le cinquième projet d’infrastructure le plus cher au monde. Son budget est passé de 8 milliards à 13 milliards d’euros, avec un surcoût de 69 % reporté sur les finances publiques. La capacité d’accueil prévue ? 120 millions de passagers par an (dans un pays qui compte moins de 130 millions d’habitants).
En comparaison, l’aéroport de Dubaï, le plus cher de tous les temps, a coûté 32 milliards de dollars pour 160 millions de passagers par an. En 2018, le chantier du NAIM, d’une superficie de 4 430 hectares dont sept destinés au seul bâtiment, a absorbé 40 % du budget des transports et communications de l’État mexicain.
Le chantier n’aurait abouti au plus tôt qu’en 2024, soit à l’issue du mandat de six ans d’AMLO. Des spécialistes, comme le géologue de l’Université nationale autonome de Mexico (Unam) Rafael Huizar Alvarez, expliquent enoutre que « les fondations de l’ouvrage auraient requis une maintenance permanente » car « le lit du lac sur lequel repose la capitale aztèque n’est pas fait pour supporter une construction aussi lourde » .
María Fernanda Campa Uranga, géologue elle aussi, craignait pour sa part que l’urbanisation du site lacustre deTexcoco ne mette à l’épreuve les équilibres hydriques de la zone de Mexico. « La capitale, construite sur un vaste réseau lacustre qui incluait Texcoco, croule sous son propre poids. La ville s’enfonce de 30 centimètres par an. »Lorsqu’ils ont présenté leur carte des « fractures géologiques » de la ville à la suite du séisme de 2017, des géophysiciens de l’Unam ont aussi remarqué l’accélération de ce phénomène d’enfoncement après la catastrophe.
Selon cette même universitaire, « le NAIM aurait fait empirer les choses. Lorsqu’il pleut, la pluie s’écoule dans la vallée. Et le risque d’inondation est grand » . Et même s’il était prévu qu’un système d’évacuation d’eau soit créé, Luis Zambrano González, depuis l’Institut d’écologie de l’Unam, affirme qu’il « existait la possibilité que les zones autour du NAIM s’inondent, notamment à l’est, dans les villes de Texcoco ou d’Ecatepec » . Cette dernière, en banlieue deMexico, compte plus d’un million d’habitants.
D’après la loi mexicaine et la convention 169 de l’Organisation mondiale du travail que le Mexique a ratifiée, les peuples indigènes – dont se réclament notamment les habitants de San Salvador Atenco – doivent être consultés séparément et préalablement lorsqu’un grand projet les affecte. AMLO, cependant, a fait savoir qu’il recourrait ànouveau aux consultations nationales pour la mise en oeuvre d’une dizaine de projets d’infrastructures de son administration.
Ce mécanisme s’appliquera notamment au « Train Maya » dans les régions du sud du pays, au coeur de la forêt tropicale protégée de Lacandona. Il ne cache pas que cette infrastructure ferroviaire de 1 500 kilomètres est l’ouvrage qu’il souhaite laisser à la postérité, de même qu’EPN aurait voulu entrer dans l’Histoire avec le NAIM. Plusieurs communautés mayas ont d’ores et déjà annoncé qu’elles n’accepteraient aucune intervention sur leur territoire sans avoir été consultées au préalable en tant que populations indigènes. Là encore, une consultation citoyenne, cette fois sur le « Train Maya », doit avoir lieu au Mexique le 25 novembre.