Le Mexique commémore ce mardi le cinquantième anniversaire du massacre de plusieurs centaines d’étudiants, le 2 octobre 1968. Un événement sans précédent dans l’histoire du pays, prémonitoire d’une transition démocratique inachevée. L’accession au pouvoir de López Obrador, en décembre, pourrait changer la donne.
Mexico, correspondance. – Les stigmates sont encore visibles sur la barre d’immeuble type HLM qui borde la place des Trois Cultures, non loin du centre historique de Mexico. La grande esplanade rassemble trois pans de l’histoire de ce pays. L’église de Santiago, symbole baroque de la conquête espagnole, fait face à des ruines préhispaniques tandis que la tour de Tlatelolco, qui abrita jusqu’en 2005 le ministère des affaires étrangères, représente le Mexique moderne.
Enrique Espinoza, 69 ans, montre du doigt l’immeuble appelé « Chihuahua » . Il se souvient des milliers d’étudiants réunis sur cette place (qui porte aussi son nom aztèque, Tlatelolco), venus écouter les leaders du mouvement. Puis de la tuerie qui a suivi les premières interventions. Aujourd’hui, Enrique Espinoza se bat au sein du Comité 68, qui souhaite punir l’un des derniers responsables encore vivants, l’ancien ministre de l’intérieur Luis Echeverría. En 2007, si un juge a bien considéré que le massacre de la centaine d’étudiants était un « génocide » , rien n’indiquait selon lui que le numéro deux du gouvernement de Gustavo Díaz Ordaz en était le responsable.
« On est arrivé vers 17 heures, le 2 octobre 1968 , se souvient Enrique Espinoza. Au troisième étage, des membres du Comité national de grève se préparaient pour le meeting. » Depuis le 26 juillet, la jeunesse étudiante mexicaine était en grève. Constitué au sein de l’Université nationale autonome du Mexique (Unam) et de l’Institut national polytechnique (IPN), le Comité national de grève demandait davantage de pluralisme politique, moins d’inégalités sociales, et la démission du gouvernement de Gustavo Díaz Ordaz, issu du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI), qui avait installé un régime clientéliste, corporatiste et autoritaire.
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Depuis début septembre, les militaires occupaient les campus de l’Unam et l’IPN. Des dizaines d’étudiants avaient déjà trouvé la mort lors d’affrontements. Quelques jours plus tard devait se tenir l’inauguration des Jeux olympiques d’été de 1968, face aux caméras du monde entier : l’occasion rêvée pour la jeunesse mexicaine de se faire entendre.
« Le meeting venait de commencer , continue Enrique Espinoza . À ce moment-là, un hélicoptère est passé au-dessus de la place et a balancé des feux de Bengale. Puis une douzaine d’hommes gantés de blanc est apparue sur la place, tirant sur tout ce qui bouge. » Une première irruption attribuée par la suite au « Bataillon Olimpia » , créé spécialement pour dissuader toute velléité d’agitation pendant l’événement international. Contestée par le gouvernement de l’époque, l’attaque initiale de ce groupe paramilitaire a finalement été confirmée en mars dernier, dans des archives photographiques diffusées par l’Unam.
Des centaines de policiers et de militaires bloquaient les accès à la place lorsque les premiers coups de feu ont retenti. Selon Enrique Espinoza et d’autres témoins, les membres du Bataillon Olimpia ont visé également les militaires pour leur faire croire à une riposte armée des manifestants, les incitant ainsi à faire feu sur la foule par réflexe de panique.
Quotidienne en cette saison, la pluie vient alors s’ajouter aux larmes de la jeunesse mexicaine. Les survivants se réfugient dans les appartements qui entourent Tlatelolco, chanceux de tomber sur des riverains solidaires ; certains sont morts ensuite, victimes de descentes nocturnes. Au petit matin, la place est vide, lavée du sang de ses morts. Une vingtaine selon la police et la presse aux ordres, qui s’empressent de qualifier les martyrs de « terroristes » .
Difficile de chiffrer, en réalité ; les corps ont été déplacés et des centaines d’étudiants portés disparus après avoir été faits prisonniers. Le mouvement s’arrête net. Le 12 octobre, Díaz Ordaz peut inaugurer ses « Jeux olympiques de la paix » . Lors de la cérémonie d’ouverture au Stade olympique universitaire de l’Unam, un groupe d’étudiants parvient toutefois à lancer un cerf-volant noir en forme de colombe dans le ciel de la capitale.
Par la suite, les enquêtes des familles et de la société civile font rapidement état de plus de 300 morts et disparus. Mais ce n’est que trente ans après le « massacre de Tlatelolco » , grâce aux anciens leaders du mouvement, que le Comité 68 prend forme. « Son rôle est de faire la lumière sur les événements. Pas seulement pour les victimes du 2 octobre, mais pour perpétuer la mémoire de la répression de ce grand mouvement démocratique » , explique Victor Guerra, lycéen au moment des faits, et avocat au sein du Comité.
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À la mi-septembre 2018, l’organisme a présenté un recours en amparo auprès de la Cour suprême de la justice, une action juridique propre au droit mexicain. Pour les victimes du 2 octobre, le Comité 68 entend obliger le Parquet général de la République (PGR) à reprendre l’enquête sur Luis Echeverría, alors ministre de l’intérieur, et l’un des derniers hauts responsables du « massacre de Tlatelolco » encore en vie aujourd’hui à 96 ans.
En 1998, le Comité avait porté plainte contre M. Echeverría auprès du PGR pour génocide. L’ancien ministre de l’intérieur avait finalement été acquitté. Le groupe de Victor Guerra a donc eu recours à l’ amparo pour que la Cour suprême de la justice demande à la PGR de rouvrir l’enquête. « Nous ne pouvons nous résigner à l’impunité d’un crime de génocide » , explique l’avocat.
En définitive, le Comité 68 vise la réouverture du procès afin qu’Echeverría – qui a succédé à Díaz Ordaz entre 1970 et 1976 – soit reconnu coupable de crime contre l’humanité, pour lequel il n’existe pas de prescription. Une démarche confortée par le mouvement pour retrouver et rendre justice aux disparus du pays, dont un certain nombre ont été victimes de crimes d’État.
C’est le cas, par exemple, des 43 étudiants disparus en 2014 à Iguala, un crime commémoré massivement le 26 septembre dernier, quatre ans après les faits. Dans cette affaire, le PGR n’a jamais voulu enquêter sur l’implication de l’armée malgré les soupçons de la Cour interaméricaine des droits humains (CIDH).
Enrique Espinoza se dirige vers l’église de Santiago. Là, un large bloc de pierre se dresse devant le lieu saint. La stèle commémorative du « massacre de Tlatelolco » ne comporte qu’une quarantaine de noms. Elle n’a été érigée qu’en 1993, soit 25 ans après les faits ; la reconnaissance du massacre prend du temps. Symbole fort, des plaques portant le nom de Gustavo Díaz Ordaz ont été retirées ce lundi de divers lieux publics. Progressivement, la responsabilité du président et de son bras droit Luis Echeverría est reconnue, du moins symboliquement.
Lundi, Jan Jarab, représentant du Haut-Commissariat aux Nations unies pour les droits de l’homme, a regretté « l’absence d’une enquête fondée, ainsi que de sanctions contre les responsables aux graves atteintes aux droits humains commises lors du mouvement étudiant de 1968 » . Quelques jours plus tôt, le président récemment élu Andrés Manuel López Obrador, qui prendra ses fonctions début décembre, a tenu un meeting à Tlatelolco. Pour beaucoup de citoyens, il représente l’alternance à la « dictature parfaite » du PRI. Il y a promis de « ne jamais faire usage des militaires contre le peuple » . Son élection pourrait bien affaiblir les défenses du vieil éléphant du PRI, qui bénéficie encore des largesses de la justice.