BALIBAR Etienne, Le Monde, 16 août 2018
En Méditerranée, la situation ne cesse de se tendre. Une hécatombe quotidienne, en partie dissimulée. Des Etats instituant ou tolérant des pratiques d’élimination que l’histoire jugera sans doute criminelles. Entre les deux, des initiatives incarnant l’effort de solidarité de la « société civile » : villes refuges, « passeurs d’humanité », navires de sauvetage trop souvent contraints à la guérilla contre l’hostilité des pouvoirs publics.
Cette situation n’est pas sans analogues dans le monde. Mais pour nous, citoyens d’Europe, elle revêt une signification et une urgence particulières. Elle appelle une refonte du droit international, orientée vers la reconnaissance de l’hospitalité comme « droit fondamental » imposant ses obligations aux Etats, dont la portée soit au moins égale à celle des grandes proclamations de l’après-guerre (1945, 1948, 1951). Il faut donc en discuter.
Et d’abord, de qui parlons-nous : de « réfugiés », de « migrants », ou d’une autre catégorie qui les englobe ? Ces distinctions, on le sait, sont au cœur des pratiques administratives et de leur contestation. Mais surtout, de la façon dont nous nommons les humains qu’il s’agit de protéger ou de contraindre dépend aussi le type de droits que nous leur reconnaissons, et la façon dont nous qualifions le fait de les en priver.
Le terme auquel je pense est celui d’errants. Il me conduit à parler d’errance migratoire ou de migrance plutôt que de « migration ». Le droit international de l’hospitalité doit s’adresser aux errants de notre société mondialisée, refléter les caractères de l’errance migratoire comme telle, en particulier du fait des violences qui se concentrent sur son parcours.
Les Etats transforment des migrants en réfugiés sans refuge
Plusieurs arguments iraient dans ce sens. D’abord, l’obsession pour le refoulement de l’immigration dite clandestine et l’identification des « faux réfugiés » a fini par produire un « retournement du droit de l’asile » (Jérôme Valluy, politologue).
Les gouvernements utilisent la catégorie de « réfugié » non pour organiser l’accueil des individus fuyant la cruauté de leur existence, mais pour délégitimer quiconque ne correspond pas à certains critères formels ou ne sait pas bien répondre à un interrogatoire. Ceci ne serait pas possible, cependant, si les critères officiels n’étaient pas extraordinairement restrictifs, de façon à disjoindre l’obtention du statut de réfugié et le droit de circulation, tout en plaçant la souveraineté des Etats hors d’atteinte d’une véritable contestation.
Aussi ne font-ils aucune place aux conditions de guerre civile ou de guerre économique, dictature ou restriction de la démocratie, catastrophe environnementale qui sont aujourd’hui à la racine des errances. De plus, en déniant ces réalités en même temps qu’ils font violence à ceux qui les vivent, les Etats transforment à leur tour des masses de migrants en réfugiés sans refuge, pourchassés d’un campement à l’autre. Ce sont les usages (et mésusages) de la distinction qui nous obligent aujourd’hui à repenser le problème, pour lui apporter une solution qui passe aussi par le droit.
« LE PRINCIPE DES PRINCIPES, C’EST QUE LES MIGRANTS EN SITUATION D’ERRANCE JOUISSENT DE DROITS OPPOSABLES AUX LOIS ET RÈGLEMENTS ÉTATIQUES »
Les discussions montrent toutefois qu’elle peut chercher à se justifier diversement. Une conception humaniste posera que la liberté de circulation est un des droits de l’homme, aussi fondamental que la liberté d’expression ou l’habeas corpus. Elle exigera que les Etats lui fassent le moins d’obstacles possible. Une conception libérale exprimera la même exigence en termes de « laissez-passer », valant pour les hommes aussi bien que pour les marchandises, les capitaux ou les informations. Dans ses variantes égalitaires, elle insistera sur l’injustice qu’il y a à réserver le droit de changer de résidence aux individus puissants et fortunés, en excluant les pauvres et les exploités.
Ces raisonnements ne manquent ni de force ni de fondement, mais ne me semblent pas affronter la spécificité de la migrance contemporaine, parce qu’ils neutralisent le choc des situations de détresse et des interventions étatiques qui les visent.
Beaucoup plus pertinente me semble l’application rigoureuse des notions contenues dans la Déclaration universelle des droits de l’homme à propos de la circulation, de la résidence et de l’asile : d’une part en raison de sa logique consistant à corréler des droits de signe contraire (comme le droit d’émigrer et le droit au retour), d’autre part en raison de son souci d’éviter la formation d’individus privés de droits ou de non-personnes.
Leur grande limitation, c’est qu’elles font de l’appartenance nationale et de la souveraineté territoriale l’horizon absolu des dispositifs de protection des personnes, alors que, dans la situation actuelle, la nécessité criante est de limiter l’arbitraire des Etats, en leur opposant des contre-pouvoirs légitimes internationalement reconnus.
C’est pourquoi je suggère de passer au-delà de ces textes en donnant corps à un droit de l’hospitalité, dont le principe est que les errants (et ceux qui leur portent secours) peuvent obliger l’Etat « souverain » lui-même, de façon que leur dignité et leur sécurité ne soient pas, comme aujourd’hui, systématiquement foulées aux pieds.
Des droits opposables aux lois et règlements étatiques
Il n’en est pas moins nécessaire de se rattacher ici à l’une des formules clés de 1948 : « Chacun a le droit à la reconnaissance en tous lieux de sa personnalité juridique » (article 6 de la Déclaration universelle). En tous lieux veut dire même dans un office d’immigration, dans le cadre d’un contrôle frontalier, dans un camp de réfugiés, et si possible dans le fond d’un radeau pneumatique dérivant en haute mer…
Là où il faut demander à une autorité de remplir ses obligations, mais aussi là où il faut lui résister, en raison de sa tendance propre à sacrifier les droits humains à des exigences sécuritaires, voire identitaires.
Le principe des principes, c’est que les migrants en situation d’errance jouissent de droits opposables aux lois et règlements étatiques, ce qui implique aussi qu’ils puissent se défendre ou être représentés devant des juridictions ad hoc ou de droit commun.
De ce principe découleraient plusieurs ordres de conséquences. En tout premier lieu, l’interdiction de refoulement : non seulement les errants ne peuvent pas être violemment écartés d’une frontière ou d’une côte, mais ils doivent pouvoir exprimer leurs besoins dans des conditions qui respectent leur dignité, leur intégrité corporelle, leur autonomie individuelle, et tiennent compte des souffrances endurées. La « charge de la preuve » ne doit pas être du côté des errants, mais du côté des Etats hésitant à les accueillir.
« LA « CHARGE DE LA PREUVE » NE DOIT PAS ÊTRE DU CÔTÉ DES ERRANTS, MAIS DU CÔTÉ DES ETATS HÉSITANT À LES ACCUEILLIR »
Deuxièmement, les Etats et leur police opérant aux frontières ou à l’intérieur du territoire ne doivent pas brutaliser les errants : notion hélas très vaste qui s’étend des violences exercées contre des individus sans papiers jusqu’à la création de ce que la première ministre britannique Theresa May avait appelé un « hostile environment » pour les étrangers, en passant par l’enfermement dans des camps et la séparation des familles.
Les errants sont une partie mobile de l’humanité
Troisième point : les Etats ne doivent pas établir des listes de pays d’origine dont les ressortissants sont interdits d’entrée a priori en fonction de critères raciaux, culturels, religieux ou géopolitiques (nonobstant la nécessité pour eux de se prémunir contre les entreprises terroristes auxquelles l’errance peut servir de couverture).
Quatrièmement : les opérations militaires ne doivent pas chercher à détruire des organisations ou des réseaux de passeurs au risque de la vie des errants eux-mêmes, qui sont leurs victimes et non leurs commanditaires. A fortiori, les décisions qui interdisent les opérations de secours ou tentent de les faire échouer doivent être considérées comme des complicités de crimes (éventuellement de crimes contre l’humanité).
Enfin, en cinquième et dernier point : les Etats ne doivent pas, pour se défausser, externaliser la « gestion » des flux de migrants et de réfugiés. En particulier, ils ne doivent pas négocier avec des pays tiers – qualifiés de « sûrs » pour la circonstance – des accords de troc (rétention forcée contre subventions) qui, de façon inavouable, les rabaissent au même niveau que les « passeurs » mafieux dont ils dénoncent les activités.
Pour qu’humanité rime enfin avec égalité
Ces dispositions formulent des limites ou des interdits plutôt qu’elles ne prescrivent des comportements. Ceci est conforme à la nature du discours juridique lorsqu’il entreprend de rectifier une violence ou un abus.
Il ne s’agit pas de mettre fin par décret à l’errance des migrants et des demandeurs d’asile, non plus que de supprimer les causes qui ont déterminé leur exode. Mais il s’agit d’empêcher que, sous couvert de hiérarchiser ces causes, la politique des Etats transforme l’exode en un processus d’élimination. Les migrants en proie à l’errance et ceux qui leur viennent en aide doivent avoir le droit avec eux, dans leurs efforts pour y résister. C’est peu – à moins que ce ne soit beaucoup.
Il n’y a pas de droit à l’hospitalité, car l’hospitalité est une disposition collective relevant de la liberté, une « responsabilité partagée » (M. Delmas-Marty). Mais il faut développer le droit de l’hospitalité, activité civique en plein essor, à la mesure de l’urgence. Dépassant la proposition kantienne d’un « droit cosmopolitique » limité au droit de visite, il en généraliserait la norme fondamentale : les étrangers ne doivent pas être traités en ennemis. Or tel est précisément l’effet des politiques d’un nombre croissant d’Etats contre la migrance globale.
Les errants ne sont pas une classe. Ils ne sont pas une race. Ils ne sont pas « la multitude ». Je dirais qu’ils sont une partie mobile de l’humanité, suspendue entre la violence d’un déracinement et celle d’une répression.
Ce n’est qu’une partie de la population mondiale (et même une petite partie), mais hautement représentative, parce que sa condition concentre les effets de toutes les inégalités du monde actuel, et parce qu’elle porte ce que Jacques Rancière a appelé la « part des sans-part », c’est-à-dire le manque de droits qu’il faut combler pour qu’humanité rime enfin avec égalité. Il s’agit de savoir si l’humanité expulse de son sein cette partie d’elle-même, ou si elle en intègre les exigences à son ordre politique et à son système de valeurs. C’est un choix de civilisation. C’est notre choix.