À propos de Duflo, Banerjee et Kremer
Cédric Durand et Charlotte Nordmann, Contretemps, 15 octobre 2019
Le prix de la Banque de Suède à la mémoire d’Alfred Nobel 2019 a été décerné à Esther Duflo, Abhijit Banerjee et Michael Kremer pour leurs travaux sur la réduction de la pauvreté. Contretemps republie à cette occasion un compte rendu de Poor Economics paru en 2011 dans la (regrettée) Revue des livres. Dans cet ouvrage-manifeste, Banerjee et Duflo exposent le cœur de leur projet épistémologique : une économie du développement fondée sur les expériences aléatoires contrôlées.
Cette vision microéconomique appliquée a été depuis étudiée dans le livre d’Arthur Jatteau Les expérimentations aléatoires en économie. Elle continue de donner lieu à de multiples expériences, par exemple récemment à propos du déploiement des forces de police en Inde face à l’alcool au volant, ou l’utilisation des circuit de commérage pour diffuser de l’information en faveur de la vaccination. Les dispositifs imaginés par l’économie du développement sauce expérimentation aléatoire sont souvent ingénieux et se distancent des préceptes de libéralisation et de privatisation du consensus de Washington des décennies précédentes.
Comme le montre cet article de Cédric Durand et Charlotte Nordmann, ils conduisent cependant à une dangereuse dépolitisation des questions de pauvreté et récusent toute perspective systémique sur les mécanismes qui la produisent.
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L’extension de la rationalité néolibérale à l’échelle mondiale a engendré une augmentation dramatique de la pauvreté, des inégalités et de la dépendance au capitalisme mondialisé. À ces processus, les organisations internationales n’ont pas su résister, quand elles ne les ont pas accompagnés ou aggravés. Une redéfinition radicale de l’économie de la pauvreté et du développement est nécessaire, nous disent Esther Duflo et Abhijit Banerjee. Mais leur réponse est-elle à la hauteur de la situation ?
«Repenser radicalement la lutte contre la pauvreté », c’est ce que se proposent de faire Esther Duflo et Abhijit V. Banerjee dans Poor Economics. Jusqu’à récemment, nous expliquent-ils, les politiques de lutte contre la pauvreté étaient élaborées sur la base de grands principes sans ancrage probant dans la réalité. L’introduction dans le domaine de la lutte contre la pauvreté de l’expérimentation aléatoire, ou « évaluation randomisée », permettrait enfin de sortir du sommeil dogmatique – des « idéologies » – pour entrer dans l’ère du pragmatisme et de la scientificité.
Derrière ces formules aux noms imposants se cache un principe simple : l’extension au champ de l’économie du développement de la méthode des essais cliniques, en usage en médecine, afin de tester empiriquement la validité de politiques de lutte contre la pauvreté. Tout le travail du chercheur consisterait dès lors à définir une intervention, puis à l’appliquer à une population choisie de façon aléatoire pour déterminer les effets obtenus en comparant, au terme de l’intervention, la population choisie à un groupe de contrôle n’ayant pas fait l’objet du programme évalué. C’est ce principe que les auteurs de l’ouvrage et leurs équipes rassemblés au sein du laboratoire J-PAL au MIT sont parvenus à imposer ces quinze dernières années en économie du développement.
De même que l’on évalue l’effet de nouveaux médicaments avant de les mettre sur le marché, pour savoir si un programme de lutte contre la pauvreté est efficace ou non, il faut le tester, nous disent-ils avec bon sens. Plutôt que de trancher la question sur la base de grands principes (comme « les gens ont besoin de liberté, pas d’aides » ou « les gens ont besoin d’aide pour accéder à la liberté »), il faut pouvoir concrètement et précisément mesurer les effets du programme. Par exemple, comparer ce qui se produit quand on distribue des moustiquaires gratuitement et quand on les propose à prix réduit, plutôt que de se déterminer a priori pour l’une ou l’autre option – les uns estimant que ce bien essentiel à la santé publique doit être gratuit, les autres affirmant que donner quelque chose le dévalue et nuit à son usage. Au final, des résultats sont obtenus et certains frappent l’esprit : telle étude montre l’effet considérable d’une mesure peu coûteuse – comme l’administration de vermifuges aux enfants pauvres, qui permet d’allonger leur scolarisation et conduit à une augmentation de leurs revenus à l’âge adulte (p. 272) ; telle autre montre l’importance d’un facteur qu’on aurait sinon négligé – comme le fait que, pour maîtriser leur fécondité, les femmes doivent certes avoir accès à des moyens de contraception, mais surtout y avoir accès sans le contrôle de leur mari (p. 116-117).
À cette idée qu’il faut tester les politiques, les auteurs ajoutent qu’il est essentiel de comprendre la façon dont vivent et pensent les pauvres pour élaborer des politiques adéquates. Les évaluations aléatoires qui identifient les effets exacts de tel ou tel dispositif peuvent aussi permettre de saisir les « motivations » des comportements des pauvres, et à partir de là de concevoir de nouvelles mesures plus efficaces.
L’écho rencontré par ces travaux est considérable : ils ont valu à leurs auteurs des prix prestigieux, ils ont bénéficié d’une couverture médiatique très large et ils sont devenus une référence incontournable pour les gouvernements, les ONG et des institutions économiques centrales comme la Banque mondiale. Les nombreuses études évoquées dans l’ouvrage attestent de ce succès. Poor Economics est ainsi une démonstration de force de ceux qu’on appelle les randomistas : il synthétise les résultats de leurs travaux sous une forme à la fois exhaustive et extrêmement accessible. Destiné à un lectorat bien plus large que le seul monde universitaire, cet ouvrage s’inscrit dans une stratégie de construction d’une nouvelle hégémonie dans le champ de l’économie du développement et de la lutte contre la pauvreté.
Étant donné l’ampleur de ce phénomène, il est urgent d’adopter à son sujet un regard critique. Le point de départ est bien entendu de reconnaître qu’il y a quelque chose de précieux dans ce « retour à l’empirie », mais il faut aussitôt pointer le caractère excessif de l’engouement qu’il suscite. Il y a là quelque chose de surprenant, qui renvoie à la crise intellectuelle que subit l’économie du développement depuis le tournant des années 2000.
Du point de vue de la démarche scientifique, la validité et la portée des résultats de l’expérimentation aléatoire posent des problèmes très largement sous-estimés. Sur le plan éthique, le rapport de pouvoir qui s’instaure entre chercheurs et sujets du test doit aussi être interrogé. Enfin, la neutralité idéologique à laquelle prétend cette démarche est largement illusoire : elle procède d’une entreprise dangereuse de dépolitisation des débats de politique économique.
Ce qu’a de précieux la démarche de l’expérimentation aléatoire
Cet ancrage dans le réel, cette attention aux situations vécues par les individus a parfois pour effet de faire vaciller certains principes néolibéraux. Montrer que, dans une famille donnée, l’accès d’un des membres à « un bon emploi », stable et bien payé, a pour effet une augmentation globale de la prospérité de la famille, du fait notamment d’un accroissement de l’investissement dans l’éducation des enfants (p. 233), remet en question le modèle de l’universalisation de l’entreprenariat. De façon plus générale, l’idée qu’une certaine sécurité est nécessaire aux individus pour se projeter dans l’avenir et le construire, et que par conséquent l’État doit davantage protéger les individus, en subventionnant par exemple l’assurance des plus pauvres, ou en veillant au respect du code du travail (p. 154 et 233), va à l’encontre des dogmes néolibéraux selon lesquels la clé de tout serait de « responsabiliser » les pauvres. L’insistance constante sur la réciprocité nécessaire des droits et des devoirs est de la même manière affaiblie lorsqu’on établit qu’un transfert d’argent aux plus pauvres a le même effet sur la scolarisation des enfants qu’il soit conditionné à l’inscription des enfants à l’école ou pas (p. 80).
À partir de l’étude des entreprises gérées par les pauvres (p. 205-234), Duflo et Banerjee sont amenés à contester la thèse selon laquelle les pauvres seraient des « entrepreneurs naturels » qui n’auraient besoin, pour sortir de la pauvreté, que de se voir attribuer les moyens de réaliser leurs talents (par exemple par le microcrédit). Si tant de pauvres créent leur propre entreprise, c’est par défaut : c’est une façon pour eux d’« acheter un travail » (p. 225) quand ils n’en trouvent pas ailleurs, leur modèle restant un emploi salarié stable, voire le fonctionnariat.
Par ailleurs, contre un certain fatalisme, Banerjee et Duflo montrent que des obstacles qui paraissaient insurmontables peuvent en fait souvent être aplanis assez facilement. Dans les domaines les plus divers, ils portent la conclusion optimiste que le changement est possible, et qu’il tient parfois à bien moins qu’on ne le penserait : les parents qui ne faisaient pas vacciner leurs enfants le font si on leur offre en compensation du déplacement un kilo de lentilles ; les gens cessent de voter en fonction de l’ethnie dès lors qu’ils disposent de faits leur permettant d’éclairer autrement leur décision ; imposer l’élection d’une femme dans certains districts indiens a pour effet d’accroître ensuite, une fois l’obligation levée, le pourcentage de femmes élues.
Mais l’intérêt intrinsèque de la démarche prônée par Banerjee et Duflo ne permet sans doute pas à lui seul d’expliquer son succès actuel, qui n’est pas sans lien avec la conjoncture politique et intellectuelle des années 2000 dans le champ du développement.
Un succès surprenant ?
L’écho considérable suscité aujourd’hui par l’expérimentation aléatoire en économie a quelque chose de surprenant. En effet, cette méthodologie n’est pas à proprement parler nouvelle, pas plus que son application au domaine des politiques sociales. On a même connu un âge d’or de l’expérimentation aléatoire aux États-Unis de 1968 au milieu des années 1980, avec des dizaines d’évaluations de ce type pour mesurer l’impact des crédits d’impôt aux ménages les plus pauvres, des politiques d’accès au logement ou encore des réformes de la politique pénale.
Un autre élément surprenant du succès rencontré par ces travaux consacrés à la lutte contre la pauvreté tient au fait qu’ils n’ont rien – ou très peu – à dire sur les phénomènes qui expliquent massivement l’évolution de la pauvreté. Il est ainsi difficile d’ignorer que, dès 2004, le nombre de Chinois qui vivaient avec moins d’un dollar par jour avait baissé de 500 millions par rapport à 1981, tandis qu’il augmentait de 130 millions en Afrique. La croissance rapide de la Chine explique à elle seule la diminution du nombre de pauvres dans le monde au cours des dernières décennies. À l’inverse, la grande crise de 2008 a accru la pauvreté, notamment du fait d’un accroissement du chômage dans de nombreux pays et d’une baisse des transferts d’argent de la part des migrants vers les pays en développement. Il peut ainsi sembler paradoxal que l’approche de la lutte contre la pauvreté par l’expérimentation aléatoire rencontre un succès si important au moment même où les effets de phénomènes macroéconomiques – le rattrapage chinois, une grande crise – sur la pauvreté sont extrêmement visibles.
L’aura dont jouit le travail des équipes du J-PAL ne se comprend que si on le replace dans le contexte du champ de ruines qu’est aujourd’hui l’économie dominante du développement. Au tournant des années 1990, le Consensus de Washington représente le point de vue des experts internationaux basés à Washington au sein du Département du Trésor états-unien et des institutions de Bretton Woods, le FMI et la Banque mondiale. Selon eux, pour permettre aux marchés de fonctionner correctement, les pays en développement doivent adopter des politiques budgétaires strictes, libéraliser leurs économies et privatiser.
Ces recommandations – qui deviendront très vite des conditions contraignantes pour les pays voulant accéder aux financements du FMI et de la Banque mondiale – reposent sur un édifice intellectuel bringuebalant, constitué d’éléments théoriques disparates prélevés sur l’économie néoclassique, la doctrine monétariste et les théories néo-institutionnalistes des droits de propriété.
Fragiles sur le plan théorique, les mesures découlant de ce consensus vont avoir en outre un impact désastreux. En Amérique latine, en Afrique, en Europe centrale et en ex-URSS, les pays qui ont suivi avec le plus de discipline les potions prescrites ont eu des performances économiques bien plus mauvaises que celles de pays qui, comme la Chine, l’Inde, la Malaisie, ou même la Biélorussie, ont refusé de s’aligner sur les préceptes néolibéraux. Avec ce que le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) a qualifié de nouvelle « décennie perdue » pour le développement, l’appareil intellectuel de l’économie du développement mainstream est donc en crise.
La conjonction d’un éclectisme théorique peu tenable, de l’échec des politiques promues et de la montée de la contestation de l’ordre néolibéral avec les mobilisations altermondialistes à partir de 1999 a conduit à une réorientation de l’économie du développement. Celle-ci s’est manifestée par une importance accrue accordée aux institutions – et non plus seulement aux marchés –, par la définition d’objectifs précis pour le développement dans le domaine de l’éducation, de la santé, de la pauvreté – les Objectifs du millénaire pour le développement – et par un renforcement des travaux empiriques.
Les travaux du J-PAL s’inscrivent parfaitement dans ce nouveau contexte puisqu’ils allient l’étude de dispositifs concrets avec des objectifs précis et des méthodes de validation empirique. Pragmatique, cette nouvelle approche a l’avantage d’offrir une forme de renouvellement des politiques de développement sans pour autant entrer directement en conflit avec les politiques du Consensus de Washington, qui se situent à un niveau d’intervention macroéconomique. Sa modestie est ainsi un atout politique, une garantie de son caractère inoffensif. Cependant, la solidité scientifique qu’elle est supposée tirer de la rigueur de son rapport au terrain n’a rien d’évident.
Un « savoir » bien fragile
Nous l’avons dit, le modèle de l’expérimentation aléatoire est importé dans le domaine de l’économie depuis le champ médical. Or ce modèle a ses limites, même en médecine, et les difficultés qu’il soulève sont plus profondes encore lorsqu’il est transposé en économie3
Le problème est d’autant plus aigu que la volonté des fondateurs du J-PAL de s’émanciper de toute « théorie » – supposée introduire un biais idéologique – implique à la fois que leurs présupposés ne sont jamais explicités et qu’ils refusent par principe l’adoption de toute perspective macro, au profit d’une focalisation exclusive sur le niveau microéconomique.
Un premier ensemble de problèmes concerne ce que ces évaluations sont à même de mesurer, c’est-à-dire les objets sur lesquels elles peuvent porter. Comme dans le domaine clinique, la validité des tests est d’abord bornée par la temporalité dans laquelle ils s’inscrivent. Ainsi, du fait de contraintes économiques, c’est-à-dire du fait du coût de l’expérimentation, mais aussi de l’impératif de parvenir assez rapidement à des conclusions, l’échelle de temps de l’expérimentation est en général relativement courte – au mieux quelques années. Pour les mêmes raisons, ce sont rarement les résultats finaux qui sont mesurés, mais des résultats intermédiaires : pour reprendre l’exemple donné par Agnès Labrousse, on mesurera ainsi si tel programme est parvenu à augmenter l’usage d’engrais par les agriculteurs, sans pouvoir mesurer si cette évolution est positive économiquement au final, puisqu’on n’en aura pas mesuré les effets par exemple sur la santé publique ou l’environnement.
D’autre part, le spectre des types d’interventions politiques dans le domaine du développement qui peuvent être testés selon les canons de l’expérimentation aléatoire est très réduit. Il est par exemple impossible de tester aléatoirement la localisation géographique d’infrastructures, les effets d’une politique monétaire qui tolère une inflation relativement importante, la libéralisation du marché de l’énergie ou la socialisation du système bancaire. Cette limitation du domaine de validité de la méthode n’est pas un problème tant qu’elle est reconnue, elle en devient un, en revanche, dès lors que les disciples du J-PAL prétendent détenir la « meilleure » méthode d’évaluation et tendent à disqualifier toute autre.
Une autre série de problèmes posés par cette méthode tient à la difficulté de prendre en compte le contexte dans l’évaluation des programmes. D’une part, il est très difficile d’isoler l’effet d’un facteur en particulier et, d’autre part, si ce facteur est mis en oeuvre volontairement, il se combine en pratique à d’autres qui peuvent en modifier, voire en annuler les effets. Autrement dit, l’effet mesuré l’est dans un contexte particulier et sa généralisation ne va pas de soi.
Ce phénomène est d’autant plus problématique que l’approche des randomistas est très largement a-théorique, ce qui implique que la sélection des hypothèses qui vont nourrir les expérimentations se fait apparemment au hasard des préoccupations rencontrées par les chercheurs au contact du terrain et des interrogations portées par les ONG. À aucun moment, elles ne semblent articulées à une réflexion sur les chaînes causales conduisant à tel ou tel résultat. À la lecture de Poor Economics, on est saisi par une impression de flottement – ou de « pauvreté » – dans les explications qui accompagnent la présentation des résultats, qui suggère que leur validité pourrait, dans le pire des cas, se limiter au champ directement couvert par les tests.
Or, si l’on peut imaginer qu’un programme d’administration de vermifuges aura les mêmes effets sur la scolarisation dans des contextes variés, il n’en va pas de même pour les mesures visant par exemple à accroître la « motivation » des enseignants. Que doit-on faire d’une conclusion comme « Des enseignants contractuels et des classes de niveaux, c’est plus efficace, en tout cas au Kenya »? Soit on choisit la prudence, et on en reste à des principes généraux – « il faut motiver les enseignants » –, ce qui ne nous avance pas tellement ; soit on s’aventure à une généralisation présentée dès l’abord comme éventuellement abusive (Duflo reconnaît elle-même que les professeurs contractuels sont peut-être motivés parce qu’ils espèrent être titularisés). Mais si l’on ne choisit pas cette dernière option (certes risquée : ici, cela aurait pour effet de détruire un certain nombre de ces « bons emplois » dont Banerjee et Duflo nous disent qu’ils sont essentiels à la prospérité générale), on ne voit pas bien quelle peut être l’utilité des études en question.
De la même manière, l’expérimentation ne peut pas évaluer ce qui se produirait si un programme était rendu universel : par exemple, on constate que l’administration de vermifuges à une cohorte d’enfants a permis un accroissement de la durée de leur scolarisation, lequel a abouti, à l’âge adulte, à une augmentation de leur salaire. Mais si des vermifuges étaient administrés à tous les enfants scolarisés, et s’il s’ensuivait une augmentation globale de la durée de scolarisation, il est possible que les effets observés sur les revenus seraient non seulement diminués – comme le reconnaissent en passant Banerjee et Duflo (p. 272) –, mais inversés, du fait de la concurrence qui pourrait se mettre en place entre des adultes ayant tous été scolarisés plus longtemps. Cet exemple pointe l’angle mort d’une conception purement pragmatique des politiques sociales, déconnectée de toute théorie de la pauvreté et de ses causes. Ne sont testés que des palliatifs, tendant à laisser en l’état un système qui n’est pas contesté.
L’approche des randomistas apparaît donc très simplificatrice. Étonnamment, c’est là quelque chose d’assumé. Récusant toute perspective systémique, Esther Duflo utilise l’image du « mécano », affirmant que l’on peut, par simple addition des analyses menées au niveau individuel, élaborer une analyse globale valide : « le modèle macroéconomique se construit comme un mécano, à partir des blocs microéconomiques ».
Si l’on en juge par l’écho de leur discours, les auteurs tirent du simplisme de leur analyse un surcroît de légitimité : cette pauvreté théorique est un argument de plus pour étayer leur prétention à apporter enfin dans le domaine de la lutte contre la pauvreté un « savoir » positif s’opposant aux « idéologies ». Leur savoir, purement « technique », ne ferait donc que refléter des « faits », sans les travestir par aucune élaboration théorique ou conceptuelle. Règnerait dans ces travaux une « transparence conceptuelle » qui assurerait une « propreté » maximale à leurs résultats.
Pourtant, il ne suffit pas de détourner les yeux de la complexité d’un concept et des difficultés qu’il soulève pour que celles-ci disparaissent, comme il ne suffit pas de désirer fonder ses analyses sur des « faits » incontestables pour que ces faits cessent d’être construits par des dispositifs indissociablement théoriques et pratiques. Ni le concept de « développement », ni celui d’« autonomie », ni encore celui de « pauvreté » ne font ainsi l’objet d’un quelconque travail théorique, ce qui tend à interdire toute mise en question aussi bien des objectifs poursuivis par les randomistas que des dispositifs de pouvoir qu’ils construisent. Ce sont précisément ces questions qu’il s’agit de soulever.
Les pauvres, des malades à traiter
À la suite d’Amartya Sen, les auteurs considèrent que la pauvreté n’est pas simplement une question de manque d’argent, mais qu’elle est plus fondamentalement une privation de liberté, qui empêche ceux qui en sont affectés de réaliser leur potentiel d’être humain. La lutte contre la pauvreté importerait donc en elle-même, et non simplement parce qu’elle est un facteur de croissance.
Cette perspective « humaniste » n’est cependant pas sans poser problème : elle tend à faire apparaître la pauvreté comme un problème d’« atrophie » du développement individuel – tant physique qu’intellectuel –, qui appellerait des « solutions » agissant essentiellement au niveau individuel. Il s’agirait de « remobiliser » les pauvres, décrits comme « déprimés », apathiques et angoissés, et de ce fait limités dans leurs capacités à prendre des décisions éclairées. Selon cette perspective, « réalisation de soi » et « accession à l’autonomie » sont constamment identifiés à l’augmentation de sa productivité et à la valorisation sur le marché de son « capital humain ».
L’enjeu serait donc de faire que les pauvres se « lancent dans la course » (p. 216) à la productivité et au développement de soi, même s’il est reconnu que cette mobilisation ne relève pas d’un simple changement d’état d’esprit, mais dépend de l’existence de sécurités et de garanties quant à l’avenir. Mais affirmer que l’on peut faire reculer – voire disparaître – la pauvreté en donnant aux pauvres les moyens de sortir de leur dépression et d’être plus productifs revient à nier pratiquement l’exploitation, les rapports de propriété, et plus généralement les fondements économiques de la pauvreté elle-même.
En ne voyant dans la pauvreté qu’une conjonction de manques et de déficiences, Duflo et Banerjee témoignent d’une conception anhistorique et acritique de la pauvreté. D’où l’étonnante déclaration selon laquelle « la pauvreté » serait une réalité inchangée depuis des milliers d’années (p. 273). Le fait de se focaliser sur la très grande pauvreté encourage certainement cette perspective, mais elle n’en reste pas moins assez stupéfiante chez des auteurs qui, au même moment, prétendent nous livrer enfin une compréhension authentique de la façon dont les pauvres vivent et pensent. Peut-on vraiment penser qu’« être pauvre » avait le même sens au début du xxe siècle et aujourd’hui, voire avant et après les grands plans d’« ajustement structurel » imposés dans les années 1980 par le FMI ?
Parce que Banerjee et Duflo conçoivent le « développement » comme un processus univoque, et par essence positif, ils ne peuvent envisager qu’il puisse être la cause de la destruction de modes de vie qui étaient possibles avant l’intégration au capitalisme mondialisé (comme ils ne peuvent pas envisager le désastre écologique qu’il induit). Ce qui est constamment dénié ici, c’est la possibilité d’une économie de subsistance, qui ne passe pas par le marché globalisé, c’est le fait que la violence de l’exploitation ait pu être aggravée par la destruction de cette économie sous l’effet des politiques néolibérales, et par la transformation de la « pauvreté » en « misère », pour reprendre les termes de Majid Ranehma, qui distingue la rareté caractéristique des sociétés traditionnelles, contre laquelle les individus peuvent recourir à la solidarité de la communauté, et le manque créé par une société d’abondance dans laquelle les biens sont accaparés par certains, où sont constamment créés de nouveaux besoins et où se construit une frustration permanente et générale.
Par ailleurs, considérer les pauvres essentiellement comme des victimes, diminuées dans leur capacité à prendre des décisions, conduit évidemment à leur donner un statut politique assez problématique. L’évaluation aléatoire est une technologie de pouvoir – au sens foucaldien d’ensemble de techniques et de savoirs délimitant les pratiques et les discours légitimes – qui mériterait d’être étudiée en tant que telle.
Si la pauvreté est une maladie et les techniques d’évaluation aléatoire des moyens pour endiguer un fléau, les pauvres sont des patients dont la subjectivité et la souveraineté sont niées. Ex ante, ils ne participent pas à la définition des problèmes explorés et peuvent rester ignorants des tenants et des aboutissants des tests menés ; ex post, ils n’ont pas accès aux données recueillies. La légitimité de l’intervention en surplomb des experts peut ainsi être contestée dans la mesure où elle implique une dépossession méthodique des droits politiques des sujets participant à l’expérimentation.
Peut-on « faire le bien » sans faire de politique ?
Dans son chapitre final, Poor Economics passe de la question de la lutte contre la pauvreté à celle des conditions de réalisation de la démocratie. Dans les deux cas, la leçon des travaux menés par Banerjee et Duflo serait de prêter attention aux détails : il n’y a pas de « recette » générale pour mettre fin à la pauvreté, mais une accumulation de mesures limitées et précises ; et d’autre part, la démocratie ne peut être réelle que si l’on s’attache à ses modalités concrètes d’exercice.
Le ton de Banerjee et Duflo est résolument optimiste : « La bonne nouvelle […] est qu’il est possible d’améliorer la gouvernance et les politiques sans changer la structure sociale et politique existante » (p. 271). Autrement dit, la « bonne nouvelle » est qu’on pourrait contourner la politique : on pourrait, par une accumulation de petits changements techniques, produire finalement une « révolution tranquille » (p. 237 et 265), même dans les régimes les plus autoritaires.
Avouons-le, cet optimisme ne nous rassure pas tout à fait. D’une part parce que, nous l’avons vu, il est très difficile de déterminer des mesures dont l’effet serait univoque et d’anticiper les conséquences de la généralisation d’un programme. D’autre part – et c’est plus inquiétant –, parce que ce discours conduit à une réduction des questions légitimes pour lutter contre la pauvreté et à la multiplication de mesures comme l’adjonction de fer à la farine, l’installation de distributeurs de chlore ou la création d’institutions d’épargne adaptées aux pauvres. Non seulement cette perspective détourne l’attention d’une série de problèmes cruciaux se situant à un niveau global, mais elle conduit à aseptiser l’économie politique. Elle revient en effet à nier qu’il y ait quoi que ce soit qui ressemble à de l’exploitation, à de la domination, à des intérêts conflictuels dans les fortunes économiques diverses des individus.
La dénégation du caractère déterminant des rapports de force à l’oeuvre dans la société, combinée à la fétichisation de l’évaluation aléatoire, interdit d’envisager les usages dangereux qui pourraient être faits des « progrès » préconisés. S’il faut motiver les enseignants pour plus d’efficacité, et si l’on a « démontré » que les enseignants contractuels (des écoles du Kenya ayant fait l’objet d’une évaluation) étaient plus motivés que les titulaires, qu’à cela ne tienne : ne recrutons plus que des contractuels ! De même, l’enthousiasme des auteurs pour une campagne d’identification des individus par la photographie de leur iris et la saisie de leurs empreintes digitales (p. 149 et 246) pourrait faire froid dans le dos si l’on n’était pas aussi confiant qu’eux dans les possibilités ouvertes par l’élaboration de dispositifs de contrôle toujours plus poussés des individus.
Cette dénégation limite aussi fortement l’efficacité que peuvent avoir les recommandations des auteurs de Poor Economics. Il n’y a ainsi pas de place pour discuter certaines mesures qui seraient déterminantes dans la lutte contre la pauvreté, comme la suppression des droits de propriété intellectuelle sur les médicaments, qui s’oppose de manière frontale aux intérêts des entreprises pharmaceutiques. De la même manière, s’il peut être utile de démontrer que les pauvres souffrent moins souvent de la faim à proprement parler que de malnutrition et de carences, et que par conséquent les politiques de distribution de céréales ne sont pas forcément les plus adaptées pour résoudre ce problème, il serait tout aussi important de réfléchir à ce « détail », évoqué au détour d’une phrase : que ces politiques sont le moyen pour les céréaliers, notamment américains, d’écouler leurs surplus (p. 39)… Quand certains États sont, par exemple, engagés dans une politique systématique d’achat de terres arables, et d’appropriation des ressources en eau afférentes, et quand réciproquement certains gouvernements sont prêts à vendre des terres au risque d’appauvrir leurs peuples, il paraît pour le moins désinvolte de considérer comme négligeable la prise en considération des intérêts éventuellement contradictoires des uns et des autres dans la lutte contre la pauvreté.
Pour le dire autrement, tous n’ont pas intérêt à ce que les mesures nécessaires soient prises pour lutter contre la pauvreté – même parmi les acteurs de la lutte contre la pauvreté. Les mieux intentionnés des « élus, fonctionnaires, enseignants, travailleurs d’ONG, chercheurs et entrepreneurs » (p. 273) ont leurs intérêts propres, qui peuvent parfois entrer en contradiction avec leur dévouement à la lutte contre la pauvreté.
La méthodologie de Banerjee et Duflo pourrait d’ailleurs elle-même être polluée par cette logique des intérêts. Les évaluations étant menées en partenariat avec des ONG ou des institutions, elles peuvent être confrontées aux mêmes difficultés que les tests pharmaceutiques qui leur servent de modèle : à savoir être en fait destinées à légitimer a posteriori des choix politiques ou économiques – ce qui explique que certaines évaluations soient parfois interrompues, ou leurs finalités redéfinies en cours de route, parce que les premiers résultats contredisent ce qu’en espéraient les bailleurs de fonds. Ces questions concernent bien sûr aussi le programme de recherche des randomistas, qui n’est sans doute pas exempt d’un « biais de publication » : les traitements choisis pour les tests peuvent ainsi refléter davantage la quête de résultats originaux susceptibles d’être publiés dans de grandes revues internationales qu’une exploration des méthodes a priori les plus efficaces pour améliorer le bien-être des populations ciblées.
En fin de compte, la prétention des randomistas à se soustraire aux dynamiques de pouvoir et aux logiques d’intérêts a quelque chose d’illusoire. Elle participe d’un réductionnisme microéconomique qui, par manque d’attention au contexte et aux dynamiques macroéconomiques, s’interdit de voir que l’addition de mesures de détail risque de ne pas avoir les effets « révolutionnaires » annoncés – bien que telle mesure ponctuelle puisse avoir son utilité. Pour combattre effectivement la pauvreté, il importe d’analyser les relations sociales dans lesquelles celle-ci se construit, de porter au jour les rapports conflictuels qui contribuent à sa perpétuation et de pointer les formes de mobilisation collective qui peuvent contribuer à sa disparition.
La force du discours de Banerjee et Duflo tient à sa capacité à s’imposer dans l’espace public de manière consensuelle, en jouant sur plusieurs cordes à la fois : celle de la scientificité, mais aussi celle du « bon sens », et enfin celle des bons sentiments, de la bonne volonté. Il est difficile en effet de résister à l’idée que chaque petite action efficace dans la lutte contre ce « fléau » que serait la pauvreté est un progrès, et doit être soutenue. C’est d’ailleurs sur cette idée que s’achève Poor Economics : trêve de discussions politiques, faisons taire les désaccords idéologiques pour nous concentrer sur des mesures limitées et précises, qui, additionnées, produiront une « révolution silencieuse ».
Comme les auteurs de Poor Economics le suggèrent eux-mêmes, il serait imprudent de se fier à leur « modestie » affichée (p. 272) : en dépit de leurs fragilités théoriques et méthodologiques, leurs travaux nourrissent un discours qui pourrait s’avérer remarquablement efficace pour la reconsolidation du pouvoir idéologique du discours économique dominant et des institutions qui le portent. Il permet en effet de court-circuiter toute perspective systémique et de masquer en pratique les conflits d’intérêts et la domination, sans lesquels « la pauvreté » – une réalité qui est loin d’être donnée de toute éternité – est inexplicable.