Mon Chili, d’hier à maintenant

Andrés Fontecilla, Le Devoir 2 novembre 2019

Je suis débarqué à l’aéroport de Dorval un beau jour d’hiver de 1981. Du haut de mes 13 ans, je n’avais encore jamais vu la neige et je n’avais aucune connaissance du français, sauf le fait que cette langue se parlait au Québec, ce que je trouvais fort étrange d’ailleurs. Je ne connaissais pas encore notre patrie d’accueil, mais elle me connaissait déjà un peu : l’arrivée au pouvoir de Salvador Allende avait fait grand bruit au Québec et son assassinat avait provoqué un élan de solidarité et d’accueil de familles comme la mienne.

Pour nous, Chiliens fuyant la nuit de la dictature, ce premier pas en sol québécois avait le goût d’un rayon de soleil. Les Québécois nous ont accueillis comme les leurs. Avec le temps, nous sommes devenus les leurs. Parfaitement intégrée, la communauté chilienne fait son entrée dans notre paysage politique avec l’élection d’Osvaldo Nuñez sous la bannière du Bloc québécois en 1993.

Lorsque le général Pinochet est chassé par référendum, le Québec tourne son regard ailleurs. Avec le retour de la démocratie, le Chili refait sa réputation à l’international : désormais considéré comme un havre de paix, de stabilité et de succès économique, il n’a plus besoin de notre solidarité.

Les événements des deux dernières semaines auront fait voler ce mythe en éclats, maigre réconfort quand la souffrance du peuple chilien s’étale à nouveau dans nos journaux. Le Chili produit de la richesse, énormément de richesse, mais cette richesse ne parvient jamais jusqu’aux poches des gens qui la produisent.

Élève modèle de l’école de Chicago et de son maître à penser Milton Friedman, l’économie chilienne sert de laboratoire au néolibéralisme. Le secteur public est décharné jusqu’aux os, laissant la gestion de l’éducation de la santé et des retraites entre les mains du privé. Les richesses naturelles du pays, cuivre, bois, fruits, produits de la mer, sont exploitées par des multinationales ou par des capitalistes locaux qui en mènent large dans ce pays où les protections sociales et les syndicats sont aussi faibles que les salaires.

Trente pesos

Pinochet est mort, vive Pinochet ! Le modèle économique, social et politique qu’il a enfanté est bien vivant. Mais pour encore combien de temps ?

Le slogan qui résonne dans les rues de Santiago depuis le début des affrontements résume bien l’état d’esprit des Chiliens. « No son treinta pesos, son treinta años » : ce ne sont pas trente pesos, mais bien trente ans. Une bête augmentation de 30 pesos du prix des billets du métro à l’heure de pointe aura suffi pour mettre le feu aux poudres. Comme souvent, les étudiants ouvrent le bal, puis sont rejoints par des manifestations populaires qui rassemblaient, vendredi dernier, plus d’un million de personnes en grève.

Ne feriez-vous pas la même chose si un ministre de l’Économie vous invitait, avec le mépris dont sont capables les hommes qui n’ont jamais connu la vraie vie, à vous lever plus tôt pour éviter l’augmentation, alors que le transport collectif représente un cinquième de vos dépenses mensuelles ?

Ce gouvernement de la droite dure acclamé encore hier pour son bulletin économique déclare soudainement la guerre à son peuple : État d’urgence, couvre-feu, occupation de Santiago par les militaires, on me rapporte même des arrestations en pleine nuit dignes des pires années de la dictature. Mais les Chiliens savent que l’empereur est nu, tellement que les manifestations débordent, ainsi que la répression. Je crains pour mon vieil oncle, le frère de mon père, devant autant d’instabilité. Je crains pour tous ces gens pris entre deux feux, appuyant silencieusement cette révolte sans savoir où elle mènera.

Les Chiliens regardent à nouveau vers l’horizon en l’espérant meilleur. Sur cet horizon, trouveront-ils le Québec, comme la dernière fois que les matraques et l’arbitraire ont eu raison de la volonté du peuple chilien ? Comme dans les années 1970, lorsque le peuple québécois s’est levé contre le colonialisme en Amérique latine parce qu’il y avait lui-même goûté ?

Il y a des leçons à tirer de l’expérience chilienne, des conséquences désastreuses de ces réformes qu’on nous vend encore comme des panacées économiques. En attendant, le peuple qui les subit a besoin de notre solidarité, a besoin d’un Québec qui met son poing sur la table et dit : « C’est assez ! »

J’ai vécu le coup d’État du général Pinochet avec des yeux d’enfants. Je ne me doutais pas que les événements mis en branle ce 11 septembre 1973 allaient changer ma vie, la guider jusqu’ici, faire de moi un député québécois et du français, la langue maternelle de mon fils.

C’est ce que la solidarité du Québec a fait pour moi. Elle peut encore le faire pour d’autres.

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