
Mohammad Al Okshiya
Aujourd’hui, je conduisais sur une route bordée de tentes où vivent des familles déplacées. Avec Mozart qui jouait à la radio, le paysage extérieur semblait apocalyptique : des enfants pieds nus, des femmes aux visages assombris par la suie des feux, des hommes désespérés, marchant hagards. L’humanité est au bord du gouffre.
J’ai quitté ma maison le 13 octobre 2023 avec ma femme et mes deux enfants, en pensant que nous allions y revenir dans une semaine ou deux, un mois tout au plus. Nous avons tout laissé : les lits défaits, les vêtements, les outils, les jouets des enfants, ma bibliothèque personnelle.
J’ai réussi à faire sortir ma famille de Gaza. En Égypte, dans l’appartement où ils habitent avec leur mère, mes fils ont fêté deux anniversaires. D’enfants, ils sont devenus de jeunes hommes, loin de chez eux, loin de leur père.
Mahmoud, naguère un enfant qui s’amusait avec ses jouets, est un champion d’échecs. À son école, Mohannad est une star du football. Je pleure le temps perdu, le passage de l’enfance à l’âge adulte qui s’est fait sans moi. Je regrette les étapes manquées — ranger les jouets de leur enfance, souligner leur premier rasage — des moments dont je n’ai été témoin qu’à travers l’écran d’un téléphone. Les jouets n’ont plus d’importance pour eux, mais ils sont tout pour moi.
Chaque jour, je me réveille surpris d’être encore en vie. Ma mémoire s’accroche aux bruits des bombardements de la nuit et aux tremblements qui secouent l’abri. Sur le chemin du travail, je vois des enfants faire la queue devant ce que nous appelons la Takiyya, la cuisine de la charité », en attendant le seul repas de la journée. Les vêtements sales, le visage pâle, l’âme fatiguée. Au début, ils se tiennent en rangs bien discipliné·es, comme à l’école. Avec le temps, les files d’attente deviennent chaotiques. Parfois, la guerre efface les règles de civilité.
Souvent, je passe devant un bâtiment détruit dont le mur porte les noms de celles et ceux qui sont encore enseveli·es sous les décombres. J’imagine leurs dépouilles qui se décomposent. Je ralentis ma voiture et j’éteins la radio en signe de respect. Ces ruines sont à la fois leurs tombes et leurs mémoriaux.
Au bureau, nous recevons chaque jour la visite d’orphelin·es, de veuves, d’enfants non accompagné·es et d’autres personnes brisées par la guerre. Un garçon m’a raconté qu’il avait enterré le corps de son jeune frère après un bombardement. Depuis, il se rend sur la tombe tous les jours et il y pleure pendant des heures. Ses paroles me hantent : « J’ai faim et le froid me tue toutes les nuits ».
Le soir, je marche jusqu’à la mer dans l’espoir d’échapper aux horreurs de la journée. Je traverse des quartiers entiers en ruines et croise des voitures bombardées dont les sièges brûlés sont encore recouverts de chair humaine. J’y vois des hommes qui ont perdu la raison, errant sans but après avoir découvert à leur réveil leur famille ensevelie sous les débris.
La nuit, je trouve un bref réconfort en appelant mes fils au Caire. Savoir qu’ils sont en sécurité m’apaise, mais je ne peux m’empêcher de penser aux enfants rencontré·es pendant la journée. Seul, je pleure et je prie pour que la guerre prenne fin, en espérant qu’aucun autre peuple n’endure de telles souffrances.
Mohammad Al Okshiya travaille pour l’UNRWA à Gaza. 5 janvier 2025