Samir Saul, professeur d’histoire , Université de Montréal
En moins d’un mois, les paradigmes dominants depuis un quart de siècle ont été mis à terre. Révélatrices des bouleversements dans le système international, deux dates sont à marquer de pierres blanches. La première est à caractère militaire, la seconde politique. Le 14 septembre 2019, 18 drones et 7 missiles de croisière des Ansarullah (Houthis) yéménites atteignent les installations de traitement du pétrole de l’Aramco sur une distance de plus de 800 km et mettent hors service la moitié de la production de l’Arabie saoudite. Le 6 octobre 2019, Trump annonce le retrait des troupes américaines de la Syrie. Par ce jet de l’éponge, il reconnait ipso facto l’échec des États-Unis et de leurs associés dans la guerre menée contre la Syrie depuis 2011. Ces deux événements revêtent une signification capitale pour le monde et pour les relations internationales de l’avenir.
Fin de l’impunité
La physionomie de la situation militaire depuis longtemps, et surtout après la disparition de l’Union soviétique comme contrepoids aux puissances occidentales, est celle d’une supériorité absolue des Occidentaux, basée sur la technologie la plus coûteuse (y compris celle d’un gigantesque appareil de communication destiné à formater les esprits). En réalité, les « guerres » sont des expéditions relativement faciles contre des pays faibles. L’inégalité est flagrante et les guerres tiennent plus de la mise à mort que du combat. Pour se sécuriser davantage contre les pertes humaines de leur bord (insupportables pour les opinions publiques occidentales), les attaquants misent sur la force aérienne. Arme du plus fort et du plus riche, elle est hors de la portée des budgets et des défenses anti-aériennes des pays ciblés.
Le prototype est l’assaut contre l’Irak de 1990-1991, lequel se résume à un festival de bombardement aérien, soutenu par le déploiement d’armées coalisées cinq fois plus nombreuses que celle de l’Irak. Guerre-spectacle, elle est marquée par l’étalage et la mise en scène de la technologie américaine. Le high-tech est dévoilé et fétichisé pour frapper les esprits. Sans subtilité, voire exhibitionniste, la désormais unique superpuissance informe tous les pays du monde du sort qu’ils subiraient s’ils s’attiraient l’ire de l’hégémon. Le meurtrier rituel-spectacle est réédité en Serbie (1999), en Afghanistan (2001), en Irak une seconde fois (2003) et en Libye (2011). Il s’en faut de peu qu’il le soit en Syrie (2011); en l’occurrence, l’attaque prend la forme d’une guerre par procuration menée par le biais de bandes et milices djihadistes.
Comment Israël a perdu le Liban
À son échelle, Israël reproduit le schéma américain. Assuré d’une supériorité militaire absolue par les États-Unis, il bombarde, envahit et occupe les territoires de ses voisins sans crainte de représailles, tout en poursuivant la colonisation de la Palestine, l’oppression des Palestiniens et le foulage au pied des projets de règlement pacifique. La couverture américaine le met à l’abri de l’opprobre de la communauté internationale et permet le mépris hautain du droit international.
Dans une conjoncture où la prime est aux attaquants mieux armés, trouver les moyens de les dissuader ou de les repousser est une priorité pour le monde non occidental. Face aux États-Unis, à l’OTAN ou à Israël, toutes les guerres sont déséquilibrées et asymétriques, obligeant les parties menacées d’agression ou agressées à relever le défi d’élaborer des stratégies « du faible au fort ». Les Irakiens recourent à de simples engins explosifs placés au bord des routes (improvised explosive devices) pour mettre à mal l’armée américaine d’occupation.
En 2006, le Hezbollah fait une démonstration historique de sa stratégie en refoulant une invasion israélienne du Liban. Il n’y aucune commune mesure entre l’arsenal israélien et l’armement du Hezbollah; l’opération est censée détruire le Hezbollah. Toutefois, celui-ci fait preuve d’imagination par une stratégie diversifiée qui comporte la neutralisation des effets des bombardements aériens, le pré-positionnement de ses combattants dans des tunnels souterrains, la destruction des chars israéliens par des missiles antichars et une pluie de missiles sur Israël. Situation nouvelle pour lui, son territoire subit des dommages lors d’une attaque contre ses voisins. Ne pouvant les supporter, il met fin à son invasion. Pour la première fois depuis 1990-1991, le modèle de guerre inégale pratiqué par les États-Unis et Israël est contré. Le temps des promenades-massacres sans conséquences pour l’agresseur est révolu; il y a maintenant un prix à payer et aucune assurance de succès.
Le Hezbollah fait voir comment remporter une guerre asymétrique. Sa performance fait école. Les Palestiniens de Gaza en tirent des leçons qu’ils appliquent lors de l’attaque israélienne de 2014. Les Ansarullah (Houthis) yéménites s’en inspirent. Comme Israël face au Hezbollah, l’Arabie saoudite surarmée ne devait faire qu’une bouchée des Yéménites qu’elle agresse en 2015. Plus de quatre ans plus tard et en dépit de bombardements aériens incessants, elle ne parvient pas à en venir à bout. Son territoire est même frappé par des missiles et pénétré par les combattants yéménites. L’opération du 14 septembre 2019 contre l’Aramco est un coup de tonnerre. Les drones et missiles s’avèrent précis, maniables et de longue portée. Les systèmes américains de défense anti-aérienne ne voient rien venir et ne servent à rien. Un équipement payé en dizaines de milliards de dollars est déjoué par des engins ne coûtant que quelques milliers de dollars et capables de produire des milliards de dollars de dégâts. L’armement du pauvre l’emporte sur celui du riche.
La guerre contre l’Iran
On peut être sûr que l’Iran et le Hezbollah maîtrisent ces armes efficaces et bon marché. Quoique douloureuses, les sanctions contre l’Iran ont eu l’effet de favoriser l’autosuffisance, de sorte que le pays est devenu un pôle d’innovation technologique afin de subvenir à ses besoins militaires. L’abattage du gros drone américain le 20 juin dernier témoigne de capacités insoupçonnées. La clôture de l’ère de l’impunité s’annonce pour les États-Unis et Israël, ce dernier étant équipé du même type de systèmes d’origine américaine que l’Arabie saoudite. Ainsi la guerre contre l’Iran est reportée sine die et la suspension de l’attaque israélienne contre le Liban et le Hezbollah est maintenue.
La démonstration du 14 septembre 2019 fera des adeptes dans la région et dans le monde. Toutes le cartes sont rebattues, avec des répercussions à prévoir sur les budgets et les stratégies militaires au Moyen-Orient et au-delà. Normalement l’apanage du plus fort, la technologie est désormais à la disposition du plus faible. Contre toute attente, elle devient un facteur de rééquilibrage et un antidote aux agressions autrefois considérées comme faciles et sans risques. Favorable à la défensive, elle remet en cause les stratégies occidentales et israéliennes axées sur l’offensive dans des conditions de supériorité militaire. Un obstacle non négligeable est placé sur le chemin des va-t-en guerre.
Fin de guerre en Syrie et reconfiguration du monde
Les événements d’octobre au nord de la Syrie marquent l’avènement de la phase finale de la guerre contre la Syrie, celle du dénouement du conflit multiforme déclenché il y a plus de huit ans. Moment clé, le retrait des États-Unis représente l’abandon de la partie par l’État qui dirige, coordonne et sous-tend la coalition qui a lancé l’assaut contre la Syrie en 2011. La dislocation de cette coalition est en cours depuis 2013, année où le Qatar, bailleur de fonds des groupes armés djihadistes, déclare forfait. Prenant la relève comme commanditaire du djihadisme en Syrie, l’Arabie saoudite, à son tour, lâche prise. La Turquie voit Daech – qu’elle a aidé – rayé de la carte mais elle persiste à parrainer le djihadisme à Idleb.
Trump semble avoir compris ce qui se dessinait depuis 2015 : la Syrie n’allait pas être vaincue, son régime n’allait pas être renversé, les djihadistes n’allaient pas s’imposer, les Kurdes sur lesquels la coalition anti-syrienne misait pour démembrer la Syrie ne pouvaient se mesurer à la Turquie ou, éventuellement, à la Syrie. Faute de perspectives et devant le besoin d’un résultat à présenter à l’élection présidentielle de 2020, il cherche à se dégager d’une guerre perdue. Les plus acharnés à poursuivre le conflit, la France et Israël, ne peuvent que constater la déroute du projet d’abattre l’État syrien et de partager son territoire. Certes le retrait américain est parcellaire et reste à être acté. On sait que les néoconservateurs de l’« État profond » réussissent souvent à forcer Trump à reculer et à changer de cap (Ils espionnent même ses conversations téléphoniques !). Cette fois, cela semble improbable, compte tenu de l’implication rapide des autres acteurs : Turquie, Syrie, Russie. Si l’orientation est vers le départ, de nouveaux rebondissements pourraient prolonger l’occupation américaine de l’est de la Syrie aux fins de priver ce pays de son pétrole. Si les États-Unis sont plus un facteur de nuisance qu’une force de premier plan en Syrie, ils restent toujours à « désintéresser » complètement du conflit en Syrie, tout comme la Turquie.
L’objectif de la guerre déclenchée contre la Syrie en 2011 est la mainmise sur le pays par le renversement armé des autorités politiques, le démantèlement de l’État et la déstructuration de la société. Elle était censée se dérouler comme celle menée simultanément contre la Libye : conflit hybride mêlant une agression étrangère dissimulée derrière un simulacre de soulèvement intérieur, bombardements aériens par l’OTAN, engagement de bandes de djihadistes comme fantassins irréguliers au sol (avec des troupes qataries en Libye).
Le projet est confondu parce que la Syrie est une authentique nation civique/politique et un pilier du nationalisme arabe peu susceptible de verser dans la discorde confessionnelle ou ethnique fomentée par ses ennemis. Il est dévié aussi par la Russie et la Chine qui opposent trois fois leur veto au Conseil de sécurité contre l’intervention de l’OTAN. La guerre contre la Syrie sera donc menée par des dizaines de milliers de djihadistes provenant du monde entier et agissant comme supplétifs pour le compte de commanditaires externes : États-Unis, France, Grande-Bretagne, Turquie, Qatar, Arabie saoudite, Israël. Ce sera une guerre par procuration, une propagande incessante camouflant les djihadistes sous les dehors de « rebelles modérés anti-Bachar ». Elle se distingue enfin par le fait que la Syrie a en l’Iran, le Hezbollah et la Russie des alliés qui ne la lâcheront pas car leur propre sécurité est liée à la sienne.
À en croire les gouvernements et les médias de la coalition anti-syrienne, le « régime de Bachar » et « l’armée du régime » devaient sombrer en quelques semaines, voire quelques jours. Le Qatar offre des sommes alléchantes à tout soldat qui ferait défection. C’est peine perdue car il s’agit de l’armée nationale d’une authentique nation. Une guerre de type nouveau se déroule sur le sol de la Syrie : équipés d’un armement moderne et entraînés par leurs bailleurs de fonds, les djihadistes sévissent en faisant du terrorisme l’arme principale de combat et en prenant la population en otage. Cette proximité à la population civile complique et prolonge les opérations de reprise par l’armée syrienne et ses alliés. À diverses occasions, des opérations chimiques sous faux drapeau sont mises en scène afin de manipuler les opinions publiques et provoquer les bombardements occidentaux avortés en 2011. La campagne de libération du territoire national est longue, compte tenu qu’elle exige l’extirpation des djihadistes des zones où ils se sont incrustés et le démontage morceau par morceau de leur infrastructure matérielle. À partir de 2015, la défaite à terme des djihadistes ne fait plus de doute. La dernière phase est en cours au nord de la Syrie.
Les objectifs de la guerre en Syrie
La guerre contre la Syrie est le conflit le plus important de l’après-guerre froide pour le Moyen-Orient et pour le monde. La politique américaine et israélienne articulée par les néoconservateurs vise l’éclatement des structures étatiques nationales des pays arabes et leur remplacement par des entités confessionnelles sectaires, faibles et dociles. Des entreprises de déstabilisation sous forme de « guerres sans fin » devaient généraliser le désordre dans un « Moyen-Orient élargi », dysfonctionnel et à la merci des États-Unis et d’Israël. La guerre contre la Syrie est le dernier et le plus soutenu des épisodes de cette politique du chaos. Elle se solde par un échec qui jette sur toute cette politique un discrédit qu’elle aura du mal à surmonter.
Les implications pour le monde sont capitales. Sur le territoire de ce petit pays dont la position est néanmoins stratégique s’affrontent les deux camps qui incarnent les deux grands axes des relations internationales contemporaines. D’un côté, les États-Unis et les pays occidentaux sont engagés à fond depuis la disparition de l’URSS dans l’installation d’un monde unipolaire au moyen d’ingérences incessantes dans les affaires des autres, de « changements de régime » afin de mettre en place des relais à leur dévotion et de guerres pour l’expansion ou la dissolution de foyers d’opposition (les « guerres sans fin » au Moyen-Orient sont de cette nature). Il en résulte un grand désordre dans le monde. De l’autre, émerge un camp qui ne supporte plus ce quart de siècle d’unilatéralisme, de brutalisation des relations internationales, de militarisation de tout problème et de clivage du monde entre une poignée de donneurs d’ordres et la masse soumises au bon vouloir des dominants. Ce camp rappelle les règles de la souveraineté et de la non-ingérence enchâssées dans le droit international, lequel est allègrement bafoué par l’« unique superpuissance » et les siens.
C’est en Syrie que ces deux camps se rencontrent, là précisément où s’opposent l’ingérence étrangère et le droit international. Ce dernier a trouvé ses défenseurs et ceux-ci ont eu le dessus. Que la politique de la sauvegarde des souverainetés l’emporte sur la politique du chaos est le plus significatif résultat de la guerre en Syrie. Une telle issue dénote une recomposition de l’ordre mondial. Les jours de l’unipolarité et de l’interventionnisme tous azimuts sont comptés. L’après-guerre syrienne ne sera pas comme l’avant.