Samir Saul, Le Devoir, 27 avril 2019
Le Moyen-Orient a été l’épicentre des conflits mondiaux depuis si longtemps qu’on peine à se rappeler une phase de paix. Un tour d’horizon sur son état renvoie un constat peu rassurant pour l’avenir. Les conditions changent, mais les mêmes opérateurs sont à la manoeuvre. Multiples et enchevêtrés, les litiges donnent lieu à des combinaisons d’acteurs qui varient selon l’enjeu. La période actuelle est celle des réalignements et des repositionnements stratégiques. Dictés par les circonstances, ils ne laissent pas envisager des temps heureux pour les peuples de la région ou pour le monde.
Nouvelle configuration en Syrie
Cette guerre qui remonte à 2011 devrait être terminée sur le plan militaire. L’expulsion des bandes djihadistes de la Ghouta par l’armée syrienne au début de 2018 pointait vers la reprise d’Idlib, puis de l’Est syrien, donc la fin des hostilités. Que cela ne soit pas encore acquis met en lumière les facteurs internationaux qui conditionnent la guerre en Syrie.
Idlib est une sorte de dépotoir où ont été transférés des djihadistes vaincus ailleurs. Ils sont environ 30 000, dominés par al-Qaïda. Une offensive russo-syrienne pour récupérer Idlib semble imminente en septembre 2018, mais elle est différée en raison de l’opposition de la Turquie, qui seconde en sous-main les milices djihadistes. La Russie ménage la Turquie afin de l’éloigner de l’OTAN, tandis que la Turquie manifeste sa mauvaise humeur vis-à-vis des États-Unis, parrains des Kurdes et auteurs présumés du putsch raté anti-Erdogan de 2016. En fait, Ankara pratique un opportunisme sans fard ou subtilité entre Moscou et Washington pour se maintenir en Syrie.
La mainmise sur la Syrie par l’intermédiaire des djihadistes ayant échoué, États-Unis, Israël, France et Grande-Bretagne s’affairent maintenant à empêcher le rétablissement de la paix. La non-paix est la forme nouvelle de cette guerre. Des forces américaines d’occupation privent la Syrie de ses territoires orientaux disposant du pétrole dont le pays a besoin pour sa reconstruction. Quant à la Turquie, elle vise à occuper le Nord et le Nord-Est, profitant du lâchage des Kurdes par les États-Unis. Prenant la suite de Daech [le groupe État islamique, NDLR], puis des Kurdes, une occupation turque constitue un levier de démembrement de la Syrie. Trump y a acquiescé, tout comme il a approuvé la volonté d’Israël d’annexer le Golan syrien. Les États-Unis tentent aussi d’entraver le retour des réfugiés syriens et de déstabiliser le Liban. De la guerre par procuration, déclenchée en 2011, pour changer le régime et s’emparer de la Syrie, on passe à l’asphyxie économique et au dépècement du pays.
Alliances et contre-alliances
Après la guerre hybride confiée à des supplétifs djihadistes, les États-Unis reviennent à la guerre classique menée par les armées régulières des États. La cible de l’heure est l’Iran, Trump se faisant l’écho du bellicisme israélien. Comme partout, il cherche à refiler les risques et les coûts à des sous-traitants. L’encadrement des Kurdes est proposé à la France. Remonte à la surface le serpent de mer, oublié depuis les années Bush, d’une « OTAN arabe » qui réunirait Israël et des pays arabes alignés sur les États-Unis dans une alliance militaire anti-iranienne.
Afin d’atténuer l’infamie pour les Arabes d’une collaboration avec Israël, il faut solder la question israélo-palestinienne, combustible qui a mis le feu au Moyen-Orient et qui entretient l’incendie. D’où la préparation entre Américains et Israéliens de ce « marché du siècle » dont on prévoit qu’il avalisera les ambitions israéliennes, piétinant encore plus les droits des Palestiniens et éternisant leur mise sous tutelle. Toujours est-il qu’avec l’incongru attelage israélo-arabe s’esquisse une alliance à la finalité guerrière rappelant le Pacte de Bagdad, fruit de l’époque de la guerre froide. Le « modèle » semble être l’agression contre le Yémen, confiée à une coalition régionale, avec soutien occidental.
En face, les adversaires et les cibles des États-Unis ne sont pas inactifs. Fin 2016, Russie, Iran et Turquie engagent un partenariat pour le règlement de la crise syrienne dans le cadre du processus d’Astana. Groupe de pacification, plutôt que coalition de guerre, il n’est pas exempt de divergences, les positions russe et iranienne n’étant pas identiques et la Turquie jouant sur tous les tableaux. L’affaire Khashoggi témoigne de l’inimitié turco-saoudienne. Sous-système, un tandem Turquie- Qatar est constitué à la suite des menaces saoudiennes contre le Qatar. On retrouve ce duo en Libye avec l’Italie au côté du pouvoir de Tripoli, face à Khalifa Haftar, appuyé par les Émirats, l’Arabie saoudite, l’Égypte, la Russie, les États-Unis et la France.
Structurée autour d’une montée des tensions avec l’Iran, la morphologie actuelle du Moyen-Orient est basée sur une intrication d’alliances liées aux divers conflits. Les États-Unis délèguent et sous-traitent afin que le désordre se perpétue. Sans oublier une guerre que lancerait Israël contre l’Hezbollah et le Liban…